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Cultiver (en son regard !) la lumière de la luciole et subvertir la carole magique : l’enchantement de l’écrire de Christophe Pradeau

16juin

« Prendre la mesure du monde » _ si vaste et si profond ! _ à partir de l' »appui » d’une enfance (granitique et forestière) en Limousin (du côté de Lubersac, pour les vacances, au moins) :

tel est le défi _ superbe ! _ d’écriture

auquel à choisi de s’affronter Christophe Pradeau en son opus magnifique (quel livre dense et riche et musical !) : La Grande Sauvagerie, aux Éditions Verdier _ et tout récent « Prix Lavinal » du « Printemps des lecteurs » de la librairie Mollat : la réception ensoleillée du Prix eut lieu au village de Bages, des mains de Jean-Michel Cazes, jeudi 3 juin dernier.

C’est le roman de la naissance,

compliquée, retardée par des obstacles _ encore trop douloureux pour être frontalement énoncés, expliqués, en son récit maintenant même par la narratrice, la soixante advenue, pour elle, à la page 39 : « à la veille de devenir une petite vieille : cheveux enneigés, poitrine racornie, fessier effondré, yeux vitreux injectés de sang, peau tavelée, varices, cors au pied, gestes tremblés, démarche chaque jour un peu plus mal assurée, lenteur, universelle lenteur comme une glu dans laquelle vous êtes prise« , soit sa plus formidable obsession (l’auteur, lui, Christophe Pradeau n’a, à ce jour, que trente-neuf ans !) _, mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité,

principalement intellectuelle (et affective, familiale, mémorielle surtout ;

pas amoureuse ou sexuelle : la narratrice restant très elliptique quant à ses amours :

après une très rapide évocation, page 32, de la « suavité irréelle » _ voilà ! peut-être parce que bien rare en un pays bien rude… _ de « l’âge des premiers rendez-vous« ,

une allusion, page 83, à une liaison de trois mois, probablement en 1969, l’année de ses vingt-trois ans, un amour, qui la transporte d’Istanbul, où elle résidait alors, dans le quartier de Galata

_ « Istanbul, où je vécus plusieurs mois, à Galata, dans le jardin d’hiver d’un appartement enchanté _ déjà ! _ d’où le regard s’envolait (une figure majeure de l’idiosyncrasie du personnage ! à la Claude Simon : Le Vent…), porté par les vents étésiens _ quelle chance ! _, fasciné par la violence des courants, la profondeur des ténèbres sous l’écume gris bleu du Bosphore _ en ses mortels vortex… _  charmé (toujours le regard ! plus même que la narratrice elle-même : une « contemplatrice« , en fait, se tenant à quelque distance, ici sur le bateau, devant lequel les « choses vues«  défilent, sans que le reste de son corps s’y mêle ! ; sa « mobilisation«  est celle du regard !) par la nonchalance des caïques, le défilé lent des yalis, leurs façades embrumées par les moucharabiehs, les femmes pensives sur les balcons de bois sombre, penchées,  un mazagran de café dans le creux de la main, au dessus du puits d’encre des eaux fonds (du Bosphore : vertigineusement magique !), debout sur les pontons nacrés de coquillages et de vase, silhouettes minuscules errant (verlainiennement) parmi les terrasses délabrées des parcs _ somptueux, en effet, là _, sous les frondaisons centenaires des pins, des platanes _ j’ai moi aussi constaté leur splendeur stambouliote ! _ , des arbres de Judée ; certains jours de la mi-août, quand la lumière se fait si intense, purifiée des ondoiements huileux de la canicule, que tout, et jusqu’à la ligne d’horizon, se rapproche brusquement _ et sans lunettes _ de vous (tiens ! tiens ! ô le vertige !), j’ai pu croire, Orithie consentante abandonnée au Vent du nord (avec la majuscule !), que rien n’arrêterait mon regard (toujours lui ! à l’avant, en estafette, du reste-du-corps fantassin, plus exposé encore aux blessures, lui ! que la pupille ou l’iris des yeux !) jusqu’au débouché du corridor _ en élévation, sinon lévitation ! _ où m’attendait le spectacle (toujours à regarder-contempler à un peu de distance !) de la brusque floraison d’un détroit en mer intérieure, dépliement des vagues en corolles de colchiques, diaprures, irisations allant se perdre dans les lointains, vers la Crimée (ô le beau nom féminin ! et ce qu’il charrie d’images les plus noires !..) et ses anciens comptoirs gênois, en direction de Caffa, ses rats noirs (les voici !) et ses cadavres buboniques (pestiférés, donc ! pardon du pléonasme !) enroulés comme des fœtus dans le giron des catapultes » ;

voici alors la chute, et la révélation très elliptique d’un bref amour (de trois mois) : « Je quittai Galata sur un coup de tête pour me perdre de vue (voilà ce que c’est de cesser de privilégier son regard !) en Argentine, sur les hauts plateaux du Chubut, enlevée par des bras moins fermes (hélas pour la narratrice !) mais tout aussi inconstants (hélas encore !) que ceux de Borée _ le vent du Nord _, avant de retrouver, trois mois plus tard, mon nid d’alcyon sur (= au-dessus de ! une position recherchée, nous en aurons confirmation à d’autres reprises, dont l’appartement new-yorkais de la narratrice, donnant directement sur l’East-Side River…) les eaux du Bosphore, mais pour lui dire adieu presque aussitôt : il était plus que temps de regagner la France«  _,

une allusion à une liaison de trois mois, un amour (entre cette Orithie, elle, et un Borée, l’autre, donc) qui la transporte d’Istanbul

rien moins qu’en Argentine,

un peu au nord de la Patagonie, où se situent ces « hauts plateaux du Chubut«  (dont nous ne saurons pas davantage ! _ cf le « En Patagonie«  de Bruce Chatwin (et mon article « la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres » sur le livre de Peter Adam « Mémoires à contre vent » qui évoque sa furtivité et sa discrétion personnelles, au passage…) ; ou « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann (et mes sept articles de l’été 2009, à partir de « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« …) ; ou les contes de ma cousine Silvina Ocampo, l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy… _ ;

une autre allusion à cet épisode malencontreux de « haute solitude » argentine (« étrangère à un lieu, des habitudes, des coutumes« ), se trouve à la page 49 : « lors des quelques mois que je devais passer, une dizaine d’années plus tard (que l’épisode du Mas Fargeau, lors du recensement de 1965 _ les repères fluctuent, au gré des indices du récit de son passé par la narratrice…), dans un dénuement _ voilà ! _ que plus jamais je ne connaîtrais par la suite _ = rétrospectivement _, sur les hauts-plateaux du Chubut, compagne d’aventure fourvoyée dans une histoire _ d’amour ? ou simili… _ qui ne m’était de rien » : on appréciera la richesse du nuancier de ces expressions…

et une autre, enfin, non moins brève, page 85, quant à un autre amour (sans guère de suites, non plus : la narratrice demeurera célibataire et sans enfants _ du moins le semble-t-il…) :

« Je renouai, de fait, à New-Haven _ où se situe l’université de Yale : Christophe Pradeau y a lui-même séjourné ! en son cursus universitaire… _, dans l’une de ces universités alourdies de lierre où le présent semble moins éloigné qu’ailleurs des Pilgrim Fathers et des « colonies perdues », avec des études d’histoire de l’art _ la narratrice ne s’y attarde pas trop en son récit _ que j’avais maintes fois reprises et abandonnées au hasard de mes années d’errance (entre juillet 1967 et août 1970 : elles lui paraissent une « décennie«  !), avec la ferme intention de les couronner cette fois par la rédaction d’une thèse sur l’architecte américain Franck Lloyd Wright, dont je m’entichai (intellectuellement quasiment…) lors d’un séjour à Chicago,

en m’attardant, tout à la joie inattendue, par nature toujours inattendue _ certes ! non recherchée ! à accueillir seulement ! il s’agit d’une grâce donnée à fonds perdus ; sans calcul d’aucune sorte ! _, d’aimer et d’être aimée (c’est dit ! page 85, donc : sans nulle autre considération !),

au milieu des splendeurs automnales (d’« été indien« , ou « été des Indiens » ! page 99 : à contempler ! elles aussi…) d’Oak Park. Je vivais à New-Haven depuis deux ans déjà (nous sommes donc en 1972 alors…) et m’apprêtais à commencer un PhD

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte que j’ai dite« , un peu plus haut, aux pages 53 et 62 de cette narration par Thérèse Gandalonie d’une partie (la plus intellectuelle, ou seulement cérébrale : à propos de la « tribu«  des Lambert, issus de Jean-François Rameau, mort d’« expérimenter« , à son entier corps mal défendant, la « grande sauvagerie » du Grand Nord américain) de son histoire à elle, qui vient s’embrouiller, « inextricablement mêlée«  qu’elle est « à la leur« , selon une expression de la page 82, à celle des Lambert-Rameau :

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte

d’« un petit livre bleu nuit abandonné sur le plateau d’un chariot de reclassement« 

Je poursuis ici la lecture de ce « tournant » du roman, pages 53-54 :

« Je savais que quelque chose n’allait pas _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi. Était-ce que le nom de l’auteur

_ « Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien (lucquois) dont l’œuvre n’avait cessé (nous sommes ici alors en 1972, à Yale ; et la notation, page 62, est à prendre on ne peut plus à la lettre !!!) de m’accompagner

(au point que dès qu’elle se mettra à « voyager« , à ses vingt-et-un ans, une fois « passée de l’autre côté, dans le camp des vies mobiles et des curiosités indiscrètes« _ les deux sont liés, à la page 36 _, elle « ne manquera pas » de se rendre, et très vite, à Lucques, « se recueillir«  devant la façade, seulement, de la demeure de ce chercheur très éminent (d’abord pour elle), en forme d’hommage quasi filial (au moins intellectuellement) très ému de sa part (comme si « sa lecture«  de « lui«  constituait l’acte, en forme de « passeport« , de sa véritable naissance (non biologique, cette fois : culturelle !) au monde ! ; « je me figurais, dit-elle, page 53, près d’être déglutie par la boue, par l’hostilité indistincte _ voilà _, sans rien _ jusque là _ à quoi me raccrocher _ c’est décisif _, et empoignant soudain et comme en désespoir de cause, une touffe de mes cheveux, et tirant, tirant de toutes mes forces, et me hissant, à force de tirer, comme si le pouvoir m’était donné _ grâce à lui, enfin ! _ d’être à la fois la sage-femme et le nouveau-né, la main experte et le corps glaireux«  ;

cf son récit de cela, aux pages 66-67 :

« Lorsque, à vingt-et-un ans, j’entrepris à mon tour de voyager, ivre de curiosité _ voilà ! _, je ne manquerais pas d’aller me recueillir à Lucques, devant la façade gaufrée de bossages rustiques derrière laquelle le grand historien, qui m’avait éveillée à moi-même et au monde (voilà ! rien moins !!!), avait écrit le meilleur de son œuvre, à commencer par son grand livre sur le Déluge« … ; fin de l’incise lucquoise !)

Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien dont l’œuvre n’avait cessé de m’accompagner, donc,

depuis que j’avais eu la révélation, en le lisant, avec peine, dans une espèce de fièvre heureuse, au cours d’une semaine caniculaire de fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans (en 1963, donc, selon mes calculs de lecteur un peu curieux (et donc assez attentif : à déchiffrer les indices laissés…) : la narratrice sortait de Première et allait passer en Terminale au lycée ! je me souviens que, personnellement, ce fut la lecture du Bruit et la fureur de Faulkner qui me fit procéder à ce genre de « comptes«  en décryptant un roman : je devais être en Première quand je le découvris ; je venais de m’abreuver juste auparavant à Sanctuaire ; et je poursuivrais par Lumière d’août ! Que d’enchantements ! fin de mon incise faulknérienne…) _

j’avais eu la révélation, donc,

que l’ennui léger (un défaut de la vision : une invasion de mouches optiques à un excès de luminosité, contracté face à la blancheur aveuglante des salines contemplées du haut des remparts d’Aigues-Mortes) obscurcissant ma vie depuis quelques mois, s’aggravant les dimanches après dîner (ou déjeuner de midi ?) en somnolence accablée, n’était qu’une brume passagère qu’il ne tenait qu’à moi de traverser (par la lecture !) pour entrer de plain-pied dans la vie (soit un élément tout simplement décisif dans l’économie du roman, et le parcours de vie, donc, aussi, les deux allant de pair, de la narratrice !). Assise en tailleur, adossée au figuier

(d’un jardin dont nous nous finirons par apprendre, tout à la fin, in extremis, la révélation, page 153, de l’importance en sa vie : quand d’une des deux lunettes de l’Observatoire (astronomique) qu’avait édifié, en contrepoint de la lanterne des morts, Octave Lambert, en son Domaine de « La Grande Sauvagerie« , sur la hauteur surplombant les toits d’ardoise et les jardins en terrasse du village de Saint-Léonard, la narratrice découvrit _ proustiennement ! cf la célèbre remarque de Proust sur les opérations de focalisation inverses des télescopes et microscopes !, en son sublime Temps retrouvé ! _, au bout de la-dite lunette, qui n’en bougeait plus (« J’essayais bien de faire pivoter la lunette sur son axe (…) mais l’objectif restait obstinément fixé sur le figuier« …) : « un banc plus qu’aux trois quart enseveli sous les branches chargées de fruits d’un figuier, celui-là même sous lequel _ c’est l’arbre de la connaissance d’Adam et Ève dans la Genèse ! _ je contractai, il y a cinquante ans, le goût de lire« …)

adossée au figuier,

mon attention allait du livre (de l’historien de l’art italien), de Paolo Uccello à Nicolas Poussin, de l’immense hostilité verdâtre de leurs Déluges _ sublimes ! les deux _, au spectacle léger du vent _ salvateur : mobilisateur… _ autour de moi, dont j’observais la façon malicieuse _ oui ! _ qu’il avait de s’immiscer sous la nappe _ familiale ! _ dominicale » (au point que « un coup de vent plus fort que les autres arracha la nappe«  qui « en un instant avait franchi le mur du jardin » « pour s’échouer dans les branches des cerisiers du presbytère« …), peut-il se lire page 63…

« Je savais que quelque chose n’allait pas (quant à ce livre italien découvert par le plus grand des hasards à la bibliothèque Sterling de Yale) _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi.

Était-ce que le nom de l’auteur (un grand historien d’art italien vivant à Lucques, donc) n’allait pas (mais en quoi donc ?) avec le titre ?

Certes je savais qu’il _ le pronom (« il« ) est mis ici en italiques ! avec quelle intention ? de quoi est-ce l’indice qui nous est, discrètement, proposé à déchiffrer ainsi ?.. et par qui , l’auteur, Christophe Pradeau ? la narratrice, Thérèse Gandalonie ?.. _ n’avait pas écrit ce livre _ comment le savait-elle ? et pourquoi ne l’avait-il donc pas écrit, « lui« , « ce livre« -là ?.. mystères !!! Cela faisait partie de mon trouble, mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ ce jour-là de 1972 (= « un soir de  blizzard que je m’étais attardée plus que de raison (celle des trop étroitement rationnelles horloges !), dans l’espoir d’une accalmie qui ne viendrait pas, dans l’emmêlement _ un délicieux labyrinthe ! où se perdre afin, peut-être, de parvenir à « se trouver » !.. _ de coursives, de passerelles suspendues, d’échelles et de monte-charges, d’une de ces bibliothèques de la Nouvelle-Angleterre (l’université de Yale, à New-Haven, se trouve dans le Connecticut) dont les portes restent ouvertes jour et nuit, où s’entretient sans discontinuer, tous les jours de l’année, jusque dans les heures les plus hostiles du petit matin, le feu vacillant (mais vaillant : ou la luminescence d’autres sortes de lucioles que celles acclimatées par Antoine Lambert, de Toscane, à La Grande Sauvagerie limousine : celle du regard s’éclairant et de mieux en mieux éclairé des lecteurs de livres !) des lectures buissonnantes (= tous azimuts), la veille patiente (activement : voilà !) de ceux qu’on appelle, dans la langue cornucopienne de la Renaissance, les Lychnobiens (ceux qui vivent à la lueur des lanternes _ coucou les revoilà, les « lanternes des morts » du tout début du roman ! _ ). ») ; fin de l’incise du rappel de l’année, 1972, et du lieu, « les stacks de la Sterling Library« , selon une expression de la page 85… _

Cela faisait partie de mon trouble mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ je reprends l’énoncé par la narratrice, page 53, du début de la découverte de son sésame (ou début de fil d’Ariane) ; car elle a l’intuition que la révélation viendra de sa lecture d’un livre :

« J’entretenais, sans trop me l’avouer _ dit-elle aussi, page 52, la narratrice a alors vingt-six ans _, la certitude parfaitement déraisonnable, transposition dans le monde des adultes de je ne sais quelle superstition enfantine _ cf déjà La souterraine, le premier opus romanesque fictionnel de Christophe Pradeau ! _, qu’un livre (j’avais écrit un « monde » !) m’attendait, caché parmi les centaines de milliers à jamais indéchiffrables ou indifférents, un livre écrit non certes à mon usage exclusif mais pour lequel il y avait dans ma vie une place réservée. (…) J’étais en quête d’un livre dont je ne savais rien, si ce n’est qu’il m’arracherait à ce retrait

_ familial et limousin : ce terme de « retrait » est important, en sa timidité à combattre et surmonter ! Page 67, la narratrice dira aussi, en mettant la main, à la bibliothèque Sterling, de Yale, sur le petit livre à « la reliure bleu nuit » : « J’avais le sentiment grisant et un peu inconfortable d’être sur le seuil d’une pièce défendue » : interdite ! voilà ! _,

qu’il m’arracherait à ce retrait,

ce quant-à-soi (figé : tel le sommeil, sous l’effet de quelque « carole« , telle celle dont fut victime la Belle au bois dormant des Contes de ma mère l’oye de Perrault : la narratrice évoque, en plus de ce conte, à la page 25 et de celui de La Barbe bleue, à la page 61, l’inspiratrice, Dorothea Viehmann, de ceux des frères Grimm, à la page 95, ainsi que celle, Arina Rodionovna, qui « enluminerait les nuits de Pouchkine enfant« , à la page 34 ; une « carole magique« , c’est quasi un pléonasme, telle celle qu’infligea la fée Viviane à Merlin, le privant ainsi, en ce « cercle«  immobilisateur, de sa propre puissance d’« enchantements«  : l’expression « carole magique«  se trouve page 85 :

« plus je progressais dans ma lecture (des deux articles se rapportant à Saint-Léonard dans « le petit livre à la reliure bleu ciel«  du magicien de Lucques), plus je sentais se refermer autour de moi la carole magique dont je croyais bien pourtant avoir pour toujours brisé le cercle _ voilà ! _ en fuyant au loin, à des milliers, des dizaines de milliers de kilomètres de Saint-Léonard. Je sus immédiatement que j’étais faite _ comme un rat ! _, condamnée à tourner en rond dans la ratière _ la voilà _ jusqu’à ce qu’on _ quelque prédateur supérieur ! _ se décide enfin à me briser l’échine« , pages 34-35 ;

à la façon dont Octave « épouillait La Grande Sauvagerie«  des lucioles que son frère Antoine y avait (de Toscane) « acclimatées«  (en Limousin) : « elles émettaient un bruit sec quand on les brisait sous l’ongle du pouce«  ; si bien qu’« au matin, lorsqu’Octave rentrait se coucher, il avait le bout des doigts vaguement lumineux« , page 150 ; « il restait longtemps, penché sur la cuvette de la salle d’eau, à regarder ses mains avant de les plonger, d’un geste brusque, d’une violence rentrée _ là aussi _, toute tournée en dedans _ voilà ! _, dans l’eau bouillante, encore frémissante, qu’Annette ou la mère de celle-ci avait versée dans la vasque de porcelaine blanche« , page 150 aussi)

qu’il m’arracherait à ce retrait
ce quant-à-soi dont je n’arrivais pas à trouver la sortie,

à l’impossibilité où j’étais de dire nous _ nous tous, entre nous tous… _ sans rougir,

tellement j’avais le sentiment depuis que mamie nous avait abandonnés _ la date de sa disparition n’est pas laissée à déduire d’indices (en 1957 ? quand Thérèse est envoyée à Aigues-Mortes « éloignée pour (la) déshabituer de mamie » ?.., page 16)  ; non plus que celle (trois ans auparavant) du décès de la sœur aînée de Thérèse, sa « ur Anne«  « qui ne voyait rien venir du haut de sa tour abolie«  _de n’être plus autorisée à me réclamer d’une aventure _ familiale _ commune

_ et la mère de Thérèse, surtout, s’acharnant à détruire, « avec une obstination sauvage _ voilà ! _ que je ne lui connaissais pas encore«  (tiens ! tiens !), page 18, en les brûlant, tous les papiers (ou « papillotes« ) que sa mère avait préservés et conservés,

notamment des articles de journaux (datant de 1934) ; dont Thérèse ne parvient à sauver que des bribes...

Si bien que Thérèse :

« Je me crus longtemps incapable de lui pardonner le regard sans compassion qu’elle avait posé sur la morte,

la brutalité _ voilà ! _ avec laquelle elle avait entrepris de déraciner _ rien moins ! _ sa mémoire,

affectant, entreprenant la souche à coups de masse _ mazette ! _, de faire comme si mamie n’avait jamais été parmi nous (…).

Maman avait décrété une fois pour toutes et pour chacun que l’histoire de nos vies continuerait sans hoquet, sans hiatus,

avec les mêmes mots qu’elle l’avait fait trois ans plus tôt à la mort de sa fille aînée,

mais sa résolution avait, cette fois, une âpreté, une intransigeance _ voilà ! _ dans le ton qui coupaient _ bigre ! _ le souffle« , lit-on aux pages 21-22…

Se découvre ainsi peu à peu comme un secret de famille,

dont la clé ne sera jamais explicitement, noir sur blanc, donnée par Thérèse Gandalonie,

qui n’en propose (ou laisse transparaître) que des commencement d’indices,

et surtout au dernier chapitre,

quand nous découvrirons que »le jardin au figuier » luxurieusement abondant de la tante Marie-Lou _ comment est-elle apparentée aux Gandalonie ? par quels liens se trouve-t-elle la belle-sœur de la mère de Thérèse ?.. cela reste flou… _ était celui qu’arpenta les trois dernières années de sa mélancolie de vie, Antoine Lambert,

après sa « rupture » de cohabitation irréversible avec son frère jumeau (mais « aîné« , tout de même !), Octave.

Ainsi lit-on, d’abord page 37, et au détour d’une phrase,

cette remarque-ci de Thérèse à propos du « parcours » (ascensionnel : vers « les hauts« …) de sa famille,

à l’occasion de sa participation, « l’été de ses dix-huit ans« , en juillet 1965, aux opérations de « recensement du canton« , vers « les bas » marécageux des fonds de l’Auvézère :

c’était une « occasion inespérée de voir s’incarner tous les lieux que je ne connaissais que par leur nom, déchiffrés sur les cartes d’État-major ou sur les panneaux de la signalisation routière, ou saisis au vol dans les conversations, le tohu-bohu de toponymes dont était fait pour moi le pays _ alentour _ de Saint-Léonard et que j’étais bien incapable de situer vraiment _ voilà ! _ les uns par rapport aux autres, je veux dire autrement que sur une carte, dans une réalité _ oui ! _ faite de broussailles et de pêcheries, de chemins de traverse dissimulés sous les fougères ou la bruyère, de tourbières _ en effet ! _ et de haies d’épines infranchissables,

faute d’avoir été initiée à la réalité _ voilà : à parcourir à pied ! et par son corps, en ses muscles _ de la campagne

autour du bourg où ma famille,

qui avait réussi depuis peu à s’extirper _ voilà ! _ de l’existence boueuse des hameaux,

vivait retranchée, depuis deux générations,

accrochée de toutes ses forces aux hauteurs minérales _ surplombantes, elles _ conquises de haute lutte _ oui ! _,

que nous ne quittions pour ainsi dire jamais,

si ce n’est pour quelques brèves échappées, toujours les mêmes ;

campagne dont je devais me contenter _ toujours ! indéfiniment ! _

de scruter avidement _ mais oui ! _ le mystère _ en forme informe de troubles tourbillons (et torsades) _,

des heures durant,

du haut _ à distance, ainsi _ de la motte féodale où j’étais assignée à résidence« , aux pages 36-37, donc…

Puis, aux pages 57-58, ceci :

« Un soir de printemps, alors que Marie-Lou, arrachée à la boue de son hameau _ voilà ! _ par la grâce d’un mariage morganatique _ avec quel mari, donc ? Pourrait-ce être Antoine Lambert ? _ venait tout juste de monter _ voilà ! _ à Saint-Léonard,

de s’installer _ largement _ dans la grande maison sous les arcades,

acquisition récente de sa belle-famille _ qu’est-ce donc à dire ? s’agit-il de la famille des Gandalonie ? ou bien de celle de la mère de Thérèse ? ou bien encore de celle des Lambert, en l’espèce d’un mariage avec un époux de quarante ans plus âgé qu’elle ? Et Antoine est né, lui, en 1871… _,

dont elle ferait son royaume _ avec jardin luxuriant de palais _

et où elle me donnerait si volontiers asile _ en situation de tempête ou de guerre (intestine) _ ,

insoucieuse des reproches, des remarques perfides, de la jalousie rentrée _ elle aussi : pour quelles sombres raisons, donc ?.. _ de sa belle-sœur _ par quels liens précis de famille ? cela demeure imprécisé par Thérèse (et par Christophe Pradeau) _,

bien décidée à ignorer, fut-ce contre vents et marées, l’interdiction qui lui serait faite de m’ouvrir sa porte,

un jour que maman et moi nous nous étions affrontées plus sauvagement _ voilà ! _ que de coutume ;

interdiction que Marie-Lou traita en riant de baroque,

un mot que jamais je n’avais entendu dans sa bouche et que jamais plus je ne lui entendrais dire ;

un soir donc, c’était dans les dernières semaines de la guerre… » etc.

_ en 1944 : comment entendre donc le rapport entre l’expression d’« installation récente » à Saint-Léonard (du fait et de « la grâce d’un mariage pour ainsi dire morganatique« , et de « l’acquisition récente » par « sa belle-famille«  de « la grande maison sous les arcades« ) ?.. Thérèse nous laisse dans l’indétermination… Quid de la justesse des dates ? et de l’inconcordance flottante, ainsi, des temps?..


Enfin, il y a les confidences de la dernière des Lambert, Agathe (la fille d’Octave, rencontrée par Thérèse au tout dernier chapitre), soit lors de leur unique rencontre à Paris, en 1990 _ semble-t-il _, au domicile d’Agathe, « dans son appartement de la rue de Babylone« , page 126 ; soit en leur correspondance suivie et nourrie (« nous nous écrivions chaque mois de très longues lettres qui prolongeaient en tous sens _ voilà ! _ des récits dont nous savions par avance qu’ils resteraient inachevés, que nous échouerions à leur donner une fin« , page 151) : « plus d’une centaine » de lettres « que nous avons échangées la dizaine d’années que dura notre amitié épistolaire » : ces révélations, d’une écriture beaucoup plus linéaire que celle des chapitres qui les ont précédées, font l’essentiel du tout dernier chapitre « Un trou à la nuit« , en une expression poétique (empruntée au langage populaire, en 1822) dont la signification est magnifiquement plurivoque !

Un peu plus tard, encore, Thérèse « eut le sentiment de tomber au fond d’un puits« , page 152, quand, d’une des deux lunettes (la méridienne !) de l’observatoire astronomique d’Octave Lambert (mort en 1938 : « on découvrit son corps, déjà en voie de putréfaction, allongé sur le siège de cuir rouge qui commandait la lunette méridienne, dans le secret d’un observatoire où il n’avait plus laissé pénétrer personne depuis le scandale«  de la fuite de son fils « tout juste âgé de dix-sept ans« , « Léonard, le frère cadet d’Agathe, l’héritier du nom, l’espoir de la famille, brillant sujet qui secondait déjà son père à l’observatoire« , page 148, « avec la jeune femme qu’avait épousée Antoine deux ans plus tôt, au retour de sa dernière expédition dans la mangrove indonésienne« , toujours page 148, « le 9 mai 1929″…), ce qu’elle aperçut la transit d’effroi…

« Les deux frères n’avaient plus échangé un mot depuis plus de deux ans _ à dater de ce 9 mai 1929 ! _ quand Antoine, à la stupéfaction de tous, quitta La Grande Sauvagerie pour s’installer _ en 1931, ou 32 _ à Saint-Léonard« , apprend-on page 150.

« J’eus beau batailler avec Agathe, l’étourdir de questions et d’objections, il fallut bien à la fin que j’accepte, comme elle m’y invitait, de reconnaître dans la maison où Antoine s’installa, le royaume de Marie-Lou,

la maison élue entre toutes

qui incarnait pour moi l’esprit d’enfance, le plus cher, le mieux aimé, le plus secret de mes lieux de mémoire », page 150.

« Antoine y mourut, moins de trois ans plus tard _ en 1934, probablement… _, emporté par une embolie pulmonaire, à l’âge de soixante-cinq ans _ ce qui donne, maintenant, à la lecture, en 1936 : il était né en 1971… Il y vécut seul avec une jeune femme de quarante ans sa cadette _ Marie-Lou ? « extraite«  de son « hameau marécageux«  d’origine ?.. Née en 1911, elle aurait été la contemporaine d’Agathe, née en 1909… _, dont il ne prenait même pas la peine de dissimuler, au grand scandale des bien pensants, qu’elle ne se contentait pas de tenir son ménage, mais partageait aussi bien volontiers son lit« , page 150 toujours…

« Je sentais monter en moi une irrépressible envie de vomir, déclare alors Thérèse, page 154, à l’idée que j’avais hérité d’Antoine et d’Octave _ en leur inimitié _ cette lunette restée braquée après leur mort sur la maison qui fut pour moi celle des jours heureux, à l’idée qu’elle m’avait tenue enfermée _ en un regard virtuel, ou en quelque « carole«  _, vingt ans durant ; et je n’avais pas été sans obscurément le soupçonner _ même _, dans la prison d’un regard«  _ virtuel…

Cependant,

« hier, en me promenant sur le boulingrin ensauvagé _ qui n’est pas sans m’évoquer celui (bien peigné) des promenades « enchantées«  de la marquise de Sévigné en son château des Rochers, en Bretagne… _, lentement reconquis par la broussaille,

alors que je venais de saluer, comme je ne manque jamais de le faire chaque soir, en manière de rituel, ma vieille amie la centauresse,

j’aperçus une toute petite lumière,

tic-tac fébrile, intermittent,

froissement furtif dédoublé, de farfadet ou de gobelin _ souvenir ou résurgence, je ne sais, des lucioles

qu’Antoine avait su naturaliser (en Limousin) sur les hauteurs de La Grande Sauvagerie _ ;

elle disparut presque aussitôt dans les sous-bois mystérieux, pour nous à jamais inconcevables, de la bruyère,

si vite que je suis incertaine si je l’ai vraiment vue

mais sa lumière demeurera en moi _ voilà ! _ :

je ne désespère pas

de la cultiver _ mieux encore ! c’est une activité ; ainsi qu’une méthode : un art ! _ dans mon regard _ d’où le titre de mon article pour rendre compte de ce si beau La Grande Sauvagerie _,

de l’acclimater _ c’est aussi une affaire de pratique régulière ; et d’accommodation _ dans les profondeurs aériennes _ musicales ! _ du vitré« , page 154 _ et nonobstant la maladie des mouches

La Grande Sauvagerie est ainsi le roman de la naissance, compliquée, retardée par des obstacles (et des tabous), mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité (mobile !)

celle d’une femme, Thérèse Gandalonie, née au mois de juillet 1946 _ ce n’est pas explicitement précisé, mais on peut en cerner à peu près l’année (et Thérèse passe le bac en 1964… : à l’âge de dix-huit ans ; et l’été dans la foulée, elle participe, de son initiative, aux opérations de recensement du canton) _

Le récit proposé par l’auteur est en effet celui d’une narratrice : « moi, Thérèse Gandalonie« , se lit-il dès le premier (long et dense : deux pages ; mais excellemment rythmé : ô combien musical ! ;

enfin un auteur (français) qui n’a pas le souffle court !!!

tel le jubilatoire Mathias Énard, en son époustouflant Zone ! cf mes 2 articles sur celui-ci : « Emérger enfin du choix d’Achille !.. » et « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard« … ;

mais très différemment de lui, aussi… ; deux vrais styles ; chacun en sa pleine « nécessité » !!!) ;

dès le premier paragraphe, soit à la page 12 :

« Aujourd’hui encore,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ hum ! hum ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant,

que l’horloge _ celle de « la Place _ la place municipale s’entend, mais on disait la Place«  alors… (il s’agit de l’horloge du « Vieux Logis,

et son toit à la Mansart« , lira-t-on, encore, page 117,

avec « son horloge, la girouette qui la surmonte« ) : page 11 _,

aujourd’hui encore _ donc : je reprends _,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ quelle mode ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge

l’occulte _ le prétendu « occulté«  (par l’horloge) étant l’énigmatique « lanterne des morts« 

lanterne.jpg

par l’évocation de laquelle commence, page 11, immédiatement, le récit de Thérèse :

« Elle (= la « lanterne des morts« , donc) domine le village, lui-même haut perché«  ; et qui donne son titre, « La Lanterne des morts« , à la première partie (pages 11 à 73) du roman ; la seconde et dernière (pages 77 à 154) s’intitulant, elle, « L’Observatoire«  _ ;

Aujourd’hui encore, à chaque fois que le sujet revient dans la conversation, il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge l’occulte,

qui est encastrée _ cette « horloge » (toute moderne, en quelque sorte), donc _ dans les combles du Vieux-Logis,

sonnant les quarts, les demies et carillonnant les heures,

entretenant au plus profond des sommeils l’image _ toute de confiante modernité ! _ de roues dentées et de tempêtes de sable dans des ampoules de verre.

C’est ce que j’ai longtemps cru, comme tout le monde _ poursuit la narratrice (qui ne va pas tarder à se nommer, quatre lignes plus bas) _ ;

ce que je répondais aux voyageurs _ on ne disait pas alors « touristes« , en ces années cinquante-soixante : il semble, à un peu calculer, que Thérèse ait vu le jour à Saint-Léonard au mois de juillet 1946… _ qui répugnaient à prendre la route sans l’avoir ne serait-ce qu’entraperçue.


C’est ce que je continuerais
_ on remarquera la préférence donnée ici au conditionnel ! _ à prétendre des années après que j’aurais découvert _ à quelle date ? à quelle époque de son enfance-adolescence ? _,

moi Thérèse Gandalonie,

qu’il n’en était rien _ en matière d’« occultation » des « repères«  _ ;

et que, sur ce point comme sur tant d’autres _ voilà à quoi peut « servir » la littérature en façon de « formation » (non didactique !) de la « jugeotte » (plus large que la raison, trop étroite, elle, de la modernité de la « techno-science« , donc) de tout un chacun d’un peu plus « éveillé » ou d’un peu plus subtilement « curieux » (que pas mal d’autres)… _,

il ne fallait pas accorder une confiance aveugle _ voilà l’œuvre de la crédulité ! _ aux rengaines _ et autres « clichés«  (ce mot est le dernier du chapitre 2, page 50) rapportés et compulsivement partagés _ qui faisaient le fonds des bavardages quotidiens.

Une fois rappelé, ce que les guides touristiques ne précisaient jamais ou presque, que l’accès en est interdit _ cette « lanterne des morts«  étant incluse dans les murs d’une propriété privée : le Domaine de « La Grande Sauvagerie«  _,

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter

_ un mot assez important : la narratrice apprenant (un peu plus tard : page 36) à cesser de « se contenter«  ainsi :

« Mon enfance prit fin le jour où je compris _ surprise que j’ai longtemps (cependant encore) éprouvée en moi comme une trahison _ que j’étais passée de l’autre côté,

dans le camp _ voilà ! _ des vies mobiles et des curiosités indiscrètes » :

ce fut « l »été de (s)es dix-huit ans« , lors de sa contribution (volontaire) à l’opération de recensement du canton, en 1965 ;

elle qualifiera aussi sa nouvelle « curiosité insatiable« , page 65, de rien moins que de « faim de loup«  qui lui « brûlait le ventre«  :

la révélation, au Mas Fargeau, pages 42 à 50 (et qui concerne le défi d’un « ça ne s’écrivait pas«  qu’oppose à sa question, à propos du prénom du « petit dernier« , quant à la parole en patois, le père de famille _ de « onze enfants, quatre garçons et sept filles« , page 44 _, à la page 46), est proprement bouleversante ; je n’en transcris ici que la conclusion :

« J’avais vu _ au cœur de la forêt toute voisine, résume-t-elle en conclusion de son « expédition«  _ un monde autre que le mien,

et pourtant suffisamment proche _ c’était celui, pour moi désormais inhabitable, de mes aïeux, d’ancêtres dont je ne savais plus rien, pas même le nom _ pour que le choc de l’incompréhensible _ en l’énigme (brûlante) de sa si proche altérité même ! _ résonne indéfiniment _ voilà _ en moi :

impossible de m’en détourner ou de le tenir à distance,

de le circonscrire ou _ même _ de _ seulement _ l’émousser

en le réduisant _ voilà encore ! _ aux dimensions oublieuses d’un cliché » :

quelle écriture ! quelle vision ! quelle pensée ! chapeau l’écrivain !.. ; il s’affronte au défi d’énoncer l’irréductible ; et il y réussit sublimement ! ;

se découvrant une irréversible et irrémédiable ! curiosité : « de loup«  ! _

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter, donc,

de la regarder à bonne distance,

cette intrigante et fascinante « lanterne des morts«  sise en un domaine privé,

j’indiquais bien volontiers aux étrangers _ au village de Saint-Léonard _ comment s’y prendre pour la voir au plus près _ de ce qui leur était accessible, du moins ! _ : traverser le quartier de l’église et gagner les hauteurs du village (…). Nulle part ailleurs le village ne s’ouvre aussi largement vers le nord : il faut se contenter _ encore ! _ de coup d’œils furtifs _ au lieu de regards accédant à la précision de détails mieux parlant : tel le relief des (remarquables) sculptures (dont, tout spécialement, une « centauresse« ) des chapiteaux de la lanterne qui ne se laisse pas même deviner (à tout uniformément « figer dans un noir et blanc charbonneux« , page 14) sur les cartes postales ;

cf les remarques de la narratrice (bien des années plus tard, et dans une tout autre « position«  à l’égard du Domaine « interdit » (de visite) autrefois, aux pages 118-119 :

« je préférais de beaucoup rester ici _ voilà ! _ à observer la ronde des heures sur les toitures d’ardoises _ des maisons du village en contrebas (désormais) _ (…) adossée à la lanterne des morts et comme confondue en elle, la peau grêlée sous ma robe légère par le contact du granit, avec au-dessus de ma tête, veillant sur moi, la grâce insondable _ voilà aussi… _ de la centauresse, le sourire que je lui découvrais (maintenant), qu’aucune photographie n’avait su me montrer, parce qu’aussi bien sans doute il faut pour l’apercevoir prendre le temps (eh oui !) de tourner autour de la lanterne, d’épouser (baroquement en quelque sorte !) la torsion (voilà !) qui donne vie (soit l’œuvre de tout art vrai ! son chant ! sa danse ! son mouvement tournoyant nous introduisant, enfin, au réel !) à toutes ces figures sculptées, que l’on peut croire entassées à la va comme je te pousse dans l’étroitesse malcommode des chapiteaux, mais qui gagnent, à être ainsi recroquevillées, à se voir imposer les plus étranges postures, une force de propulsion (comme c’est parfaitement pensé ! et dit !) telle qu’il suffit de les effleurer _ mais avec comme une « mozartienne tendresse » (cf encore l’expression à la page 132, à propos de l’interprétation par Erich Kleiber des Noces de Figaro gravée au disque ! : « un feu qui crépite, suprêmement gai et secrètement mélancolique », « pour la plus libre et la plus aérienne, à la fois la plus méridienne et la plus nocturne des Folles journées...« ) _ ;

telle qu’il suffit de les effleurer du regard

pour les retrouver l’instant d’après fichées à tout jamais (car tel est le pouvoir de l’Art vrai !) dans votre mémoire« … ; fin ici de l’incise consacrée aux pages 118-119… _,

il faut se contenter de coup d’œils furtifs _ je reprends l’élan de la phrase de la narratrice (et de Christophe Pradeau), page 12 _,

coupés par un mur,

gênés par un treillis de branchages« , page 12 _ j’y reviens donc : c’est le point de départ de l’« énigme«  qui ne sera résolue qu’à la fin du récit de La Grande Sauvagerie

C’est que « s’il multiplie les points de vue sur la vallée, aménagés en promenades où il fait bon bavarder le soir sous les tilleuls,

le village,

avec ses façades uniformément tournées vers les séductions méridionales,

affecte d’ignorer le relief _ mais pas que lui ! nous le découvrirons au fur et à mesure du récit de Thérèse Gandalonie… _ auquel il est adossé,

l’amas d’éboulis, l’horizon fermé par la roche abrupte, les arbres sombres de la Grande Sauvagerie _ le Domaine incluant cette « lanterne des morts« , donc, dans l’enclos de sa propriété _, et, en position de léger surplomb _ favorisant la visibilité le plus loin possible dans le pays alentour du feu entretenu, à ce dessein de « repérage des égarés«  (par un gabiou à demeure, en sa cabane) à son sommet _, la lanterne (donc !)

http://mw2.google.com/mw-panoramio/photos/medium/15869791.jpg

signalée par les guides : une tour de granit un peu courtaude, rongée par la mousse, d’un appareillage fruste, sans grâce«  _ seulement ainsi aperçue, du moins, de (trop) loin, ou (trop) mal rendue par les photographies (pas assez soignées en leur focalisation, ni leur grain) des cartes postales.

Le récit de la narratrice saura revenir judicieusement là-dessus, en détaillant bien plus justement (et avec cette  « tendresse«  même que nous venons de percevoir, à la page 118, puis à la page 132…) le relief « suave«  des sculptures des chapiteaux et particulièrement le mouvement (« sa grâce insondable » !..) de la « centauresse« 

A cette « idée assez largement partagée », selon l’expression de la page 12, en ce qui concerne l’ordre de priorité des « repères » _ lanterne des morts (archaïque) versus horloge (moderne) de la Place : sur une maison Renaissance… _ que se destinent les humains,

répondra ceci, à la page 115,

en conclusion, cette fois, de l’avant-dernier chapitre,

et à propos de Jean-François Rameau _ un peintre d’ex-voto, surtout, « cousin à la mode de Bretagne du grand Rameau«  : Jean-Philippe, le musicien, auteur des plus beaux opéras de la tradition française ! _ s’étant affronté à l’énigme _ américaine : québécoise, au départ de Montréal et du Saint-Laurent _ de la « grande sauvagerie » _ sans majuscules, cette première fois ! _,

au point de livrer

(grâce à la « gibecière que l’on avait retrouvée près de lui et les quelques pages du Journal qu’elle contenait encore » _ surtout : remis plus tard à sa veuve, Marie Rameau, à Beaune, en Bourgogne, « par un nommé Paul Garenne, maître-teinturier de son état, qui avait bien connu le peintre d’ex-voto à Montréal« , page 133 _ quand ce dernier fut découvert et retrouvé, « le 7 mai 1763 » _ page 108 _ par « un groupe d’enfants jouant sur la berge d’un bras mort du Saint-Laurent » : en « un canoë qui dérivait doucement au fil de l’eau« … _ page 105)

au point de livrer _ à tricoter (et broder)… _

cette expression, en forme de « légende » rassembleuse d’une « tribu » (plus qu’une famille !), à ce qui sera sa descendance, descendue de Bourgogne (Beaune) en Limousin (le Saint-Léonard du roman) ;

où elle traversa le village « un matin tempétueux de la fin octobre 1822« , « dédaignant d’y faire halte, pour s’installer quinze kilomètres plus loin, aux Mayéras, une grosse bâtisse abandonnée depuis plus de vingt ans, qui avait appartenu, avant la guillotine et les aristocrates à la lanterne, à une dynastie de maître de forges« , page 136 ;

« Deux jours plus tard, on observa une demi-douzaine d’hommes en habit qui allaient et venaient sur le rocher avec des gestes de géomètres. Les travaux commencèrent peu après par lesquels les Lambert prirent officiellement possession du rocher haut-perché sur l’Auvézère

qui deviendrait, de leur seul fait, La Grande Sauvagerie« , toujours page 136 ;

« c’est Jérôme et Jeanne-Marie qui auraient baptisé les lieux, en souvenir de Jean-François, dont la mort glorieuse, ou à tout le moins tenue _ et plus encore proclamée _ pour telle, avait grandi _ voilà ! _ avec les années à la hauteur d’un mythe fondateur« , page 137…

« Et moi _ c’est Thérèse Gandalonie qui parle de son travail de déchiffrage (des carnets) et d’édition (du livre) à New-Haven-Yale : « Il m’avait fallu un peu plus de cinq ans pour venir à bout de l’édition du Journal« , de 1973 à 1978, page 121, pour ces Carnets de Jean-François Rameau _ qui le déchiffrais,

mêlant sa mémoire à la mienne,

comment aurais-je pu soupçonner que les carnets de cuir rouge de Jean-François

me reconduiraient _ on lit bien : à la page 115, donc _, au prix d’un très long _ en temps (plus de « quarante ans d’errance« , l’expression se trouve à la page 32 : soit d’août 1970 à passé 2001, ou davantage…) comme en espace (de par le monde et à travers mers et océans : Thérèse travaillant et résidant alors en permanence aux États-Unis : à l’université de Yale, à New-Haven, dans le Connecticut, de 1970 à 1978 ; puis, ensuite, et continument, à New-York, pour « un poste d’enseignement« , page 121) _ détour ;

comment aurais-je pu soupçonner _ et nous, lecteurs, donc ! _

que les carnets de cuir rouge de Jean-François me reconduiraient, au prix d’un très long détour,

vers le Saint-Léonard de mon enfance,

qu’ils m’introduiraient sur les hauteurs si longtemps _ proustiennement, en quelque sorte, dans le mouvement même du Temps retrouvé : quand se rejoignent pour s’ajointer (et se fondre, voire confondre) « le côté de Guermantes«  et « le côté de chez Swann«  _ crues inaccessibles _ durant l’enfance de Thérèse, jusqu’à son départ de septembre 1964 (de Saint-Léonard et du Limousin) _ de la Grande Sauvagerie,

au pied du monolithe noir _ l’immémoriale (archaïque) « lanterne des morts«  ! _ qui veille sur les maisons endormies,

inquiétant et bienveillant tout à la fois,

plus haut dressé dans le ciel,

plus universel

repère _ voilà ! c’est de cela qu’il s’agit au fondamental ! _

et plus efficace

que l’horloge de la Place municipale _ en sa (relative) modernité ;

idem quant aux « lunettes«  de l’Observatoire astronomique d’Octave Lambert (1871-1938) ! _,

que j’entends _ de la chambre aux glycines du Domaine : mais cela n’a pas été réellement dit, détaillé, explicité encore, ni vraiment déchiffré par nous (à de menus et rares indices), les lecteurs : cela fait partie de l’« énigme«  qui aimante (tout du long !) la curiosité, à son tour (après celle de Thérèse, la narratrice, en soixante ans de vie de « recherche«  en Histoire de l’Art : à Yale, puis à New-York), du lecteur de ce très riche et merveilleux roman qu’est La Grande Sauvagerie _, au moment même où j’écris ces mots _ écrit donc Thérèse Gandalonie _, sonner la minuit ?« …

C’est que Thérèse avait « appris de bonne heure à reconnaître la signature même du réel » à de « foudroyants renversements de perspective« , écrit _ superbement ! (et proustiennement ; il faudrait citer aussi Giono, et sa Thérèse et son « contre«  des Ames fortes…) _ la narratrice, dès la page 34.

De même qu’un peu auparavant, pages 28-29, faisant le point sur ses premières interrogations quant au Domaine de « La Grande Sauvagerie« , vers 1960-1961 (Thérèse a quatorze-quinze ans au terme du récit du premier chapitre, celui intitulé « Cache-cache« ),

et même si « je ne fus rien moins qu’éclairée, à vrai dire, par les anecdotes répétitives et les souvenirs confus dont on s’ingénia à nourrir _ très partiellement et très insuffisamment _ ma curiosité _ toute débutante, alors…

Les récits _ en effet qu’elle osa commencer encore timidement à solliciter _ s’entremêlaient et se se contredisaient ; les noms se superposaient en s’excluant mutuellement ; j’avais l’impression d’être enfermée _ _ dans un labyrinthe _ oui : pas la géométrie (simplifiée !) du boulingrin du Domaine ! il me rappelle celui de Madame de Sévigné en son château de Bretagne ! celui où elle se promène certaines nuits « enchantées« , à la clarté de la lune… _ de données incompatibles qui ruinait _ pour lors, du moins… _ l’idée même de certitude _ désirée.

Alors, lorsque l’oppression se faisait trop forte _ de la part de sa mère, tout particulièrement ! jusqu’au « baroque«  ! comme la alla la qualifier un jour la tante Marie-Lou, à la page 58… _, je me glissais, le plus furtivement possible, jusqu’à mon poste de guet, d’où je voyais bien que rien ou presque ne concordait entre ce que j’avais sous les yeux et ce que l’on me racontait. Je n’en chérissais que davantage ma découverte. C’était une cachette superlative, creusée dans l’épaisseur même des choses _ voilà _, un secret dont je devais rester l’unique dépositaire. (…) Vous étiez _ nous confie-t-elle, en nous prenant à témoins ! _ ailleurs, retiré dans une forteresse inviolable, d’où vous ne sortiriez que par votre libre volonté, aux aguets _ voilà ! _ dans un bastion _ avancé _ qui commandait de troublants couloirs perspectifs _ voilà encore davantage ! nous progressons… _, tout un réseau _ à percer à jour ! _ de communications entre le passé et le présent _ encore indéchiffrées… Je restais immobile à regarder _ d’en-bas _ La Grande Sauvagerie, oublieuse de l’heure, les yeux écarquillés, comme s’il y avait quelque chose à déchiffrer que je ne distinguais pas _ = pas encore ! _, une histoire défaite _ quelle juste intuition ! déjà, pour une gamine de quatorze-quinze ans… _, oubliée de tous _ = refoulée, plutôt ; tue ! _, mais qui était là, pourtant, en suspension _ oui _, infusée dans le paysage«  _ entre « lanterne des morts«  et « observatoire«  : c’est superbe ; cela lance l’intrigue vers l’espoir de la résolution (par Thérèse ; puis par nous, à sa suite !) de quelque « énigme« , dès la fin du premier chapitre, « Cache-cache« , aux pages 28-29.

Tout un apprentissage ; et une résistance aussi !

C’est ainsi que de la fresque du Déluge de Paolo Uccello, au Chiostro Verde, de Florence (telle qu’elle est commentée par le « reclus de Lucques«  (l’expression se trouve page 84), en son livre découvert par Thérèse « au cours d’une semaine caniculaire de la fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans » (ce qui donne, si mes calculs sont justes, 1963),

Thérèse tire un enseignement de « résistance« , page 66 :

« Malgré toute la détresse représentée, je trouvais, surmontant la sensation première de vertige, un réconfort inattendu dans le sentiment que nous avions le devoir de lutter, de ne pas céder sans combattre (voilà !) mais de nous hisser, ne serait-ce qu’un instant, sur la scène (c’en est une ! et elle nécessite de s’y exposer !), faite de mémoire et d’oubli (en l’acte même de l’œuvrer de l’artiste ! si on le prend en son sens métaphorique, cette fois), ballottée par le temps, que l’Uccello nous donne à voir, avec une franchise et une grandeur fortifiante, comme notre lieu propre (voilà !) : l’arène tempétueuse de l’aventure humaine«  : rien moins !

soit une vocation !.. et bien plus que vitale !

Et c’est ainsi que « sur le tard, page 62,

de la lanterne des morts était née petit à petit une autre histoire, secrète celle-là, plus troublante, que personne jamais ne me raconterait, qu’il me faudrait (voilà !) inventer _ c’est-à-dire découvrir en une enquête, méthodique et opiniâtre, de la « curiosité«  ! avec la grâce d’un minimum de chance, aussi ! énonce Thérèse _, en recueillant (patiemment et même follement) indice sur indice _ à la Carlo Ginzburg… _, en recoupant les sources, en ajointant les fragments, en les emboîtant tant bien que mal ;

tessons brisés de la réunion desquels

résulterait la solution d’une énigme

dont j’ai eu les premiers soupçons en avril 1956

_ ou plutôt 1954 ?.. le « 16 avril 1954«  : cf aux pages 15 et 16 ce que révélaient « de simples coupures de journaux«  qu’avait mises de côté la grand-mère de Thérèse : « ce matin du 16 avril 1954, la lanterne triompha et pour toujours des réserves d’indifférence feinte qui m’avaient si longtemps protégée d’elle. Je ne devais plus dès lors cesser de la sentir en moi, présence étrangère, un peu douloureuse, mais si durablement mêlée à ma vie qu’aucune force ne saurait aujourd’hui l’exciser sans faire voler en éclats ce que je suis devenue. Elle est incrustée dans mon regard«  _

en lisant, donc, de vieilles coupures de journaux _ préservées et conservées, pour elle, par sa grand-mère _, mais qu’il m’aura fallu près d’un demi-siècle avant d’être capable de la résoudre ;

et de me décider à mettre en récit le drame secret qui s’enroulait en elle

comme le serpent dans le couffin d’osier« , page 62…

Avec Christophe Pradeau,

en ce magnifique de richesse et densité (et musicalité : nous percevons le souffle de Thérèse, jusqu’en ses non-dits) La Grande Sauvagerie,

un écrivain de première grandeur, et avec quelle maîtrise, est d’ores et déjà ici, à chanter !

Titus Curiosus, ce 16 juin 2010

Jubilation de la déprise du cinéma d’Abbas Kiarostami : la question de l’amour du couple de « Copie conforme » ; et la profonde synthèse de la « lecture » de Frédéric Sabouraud en son « Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité »

23mai

Sur le film _ sublime ! _ d’Abbas Kiarostami Copie conforme

et l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité

Il y a déjà quelque temps que me faisait signe l’œuvre de cinéma d’Abbas Kiarostami.

Une première fois, à travers un courriel de Marie-José Mondzain :

je m’étais alors procuré Où est la maison de mon ami ?, le DVD (aux Films du paradoxe) de l’opus d’Abbas Kiarostami , en 1987 ;

ainsi que ces initiations que sont le Abbas Kiarostami d’Alain Bergala (publié par les Cahiers du Cinéma/les petits cahiers/scérén-CNDP, en 2004)

et le Kiarostami _ le réel, face et pile de Youssef Ishaghpour (aux Éditions Farago, en 2001)…

La seconde fois,

ce fut la rencontre d’Alain Bergala himself (et le plaisir d’une longue conversation) à Aix-en-Provence, pour le vernissage de l’expo Plossu/Cinéma le 23 janvier dernier à la galerie La NonMaison ; cf mon article du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma”« …

C’est la sortie du film « Copie conforme« , avec Juliette Binoche et William Shimell, qui m’a fait franchir allègrement le pas :

non seulement je suis allé regarder deux fois, à ce jour, le film (mercredi et vendredi derniers _ plus une troisième, ce vendredi 28 mai : avec encore plus de plaisir, tant le film porte de richesses !) ;

mais je viens de lire l’essai de Frédéric Sabouraud Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, qui vient tout juste de paraître aux Éditions Universitaires de Rennes : une analyse fouillée et passionnante d’un artiste aussi original que radical en sa démarche et en sa probité !..

Copie conforme m’a littéralement émerveillé !

Cf ce mail (jeudi 20 mai) à Marie-José Mondzain qui connaît personnellement Abbas Kiarostami (qu’elle a rencontré aussi à Téhéran) :

De :  Titus Curiosus

Objet : « Copie conforme » d’Abbas Kiarostami
Date : 20 mai 2010 19:10:32 HAEC
À :   Marie-José Mondzain


Je suis allé voir hier « Copie conforme« , suite (et quasi tout de suite : le temps de déjeuner rapidement) à la présentation
qui en était faite sur France-Culture, avec Abbas Kiarostami,
Juliette Binoche et William Shimell.

J’ai beaucoup aimé l’humanité _ à la fois simple (= franche : vraie) et subtile (respectueuse de la complexité) _ de ce film,
il y a assez longtemps que je n’avais contemplé pareil regard sur les humains…


Je sais, Marie-José, que vous connaissez et appréciez le cinéaste.

J’ai l’intention aussi d’aller revoir le film
pour pénétrer _ mieux regarder _ un peu plus (et mieux) l’humour tendre qu’il comporte
sur notre humaine complexité (nos nœuds de désirs ; ou d’amour).


Il y a si peu de « regards » « humains », ces derniers temps qui courent…

Il se trouve, aussi, que je connais un peu cette région du sud de la Toscane _ ainsi Cortone et Arezzo, sinon Lucignano… _,
où j’avais séjourné une semaine _ nous rayonnions à partir de Cetona, près de Chiusi _ avec ma femme, notre fille aînée et un couple d’amis en 1979 : déjà !..
L’autre semaine, nous l’avions passée à (et autour de) Florence.

Bien à vous,

Titus

Après une seconde vision _ mais j’y reviendrai encore _ de Copie conforme,

je confirme découvrir là _ même si c’est tardivement _ un cinéaste du talent (ou génie) d’un Antonioni et d’un Rossellini ;

ou d’un Faulkner, d’un Joyce, d’une Virginia Woolf,

et d’un Thomas Bernhard ;

ou, un peu plus proches maintenant de nous _ ils sont toujours vivants et créatifs _ : d’un Lobo Antunes, ou d’un Imre Kertész ;

ou encore d’un Francis Bacon ou d’un Lucian Freud ;

ou en musique d’un Bartok :

soient des artistes et auteurs terriblement « vrais« 

qui nous obligent,

chacun en sa spécificité éminemment singulière,

à aborder le « réel » humain dans les détours délicieux et poignants de sa richesse éminemment complexe ;

en demandant sans cesse au lecteur, qui entre, avec eux, dans leur regard et leur phrasé

de méditer activement sur le jeu (presque pervers _ on ne peut pas faire autrement… _) de perspectives des « points de vue« , des regards se croisant _ jusques et y compris leurs aveuglements…

Cet écorché vif, lui aussi, qu’est Abbas Kiarostami, a une vision assez _ l’optimisme de la Théodicée en moins ! _ leibnizienne, à propos de monades (« sans portes ni fenêtres« ) ne parvenant jamais à coïncider véritablement _ alors copuler ! s’unir (ou ré-unir) à un autre en « composant«  avec cet autre ses propres « regards«  !..

Ici le regard (et le discours) de la protagoniste, « elle« , ne parvient pas vraiment à susciter le plein accord (« convaincre » est le terme que l’un et l’autre emploient ! du moins au début _ « elle » dit même, une fois, « prêcher » !..)

de son partenaire (l’écrivain britannique James Miller : « lui« ) de promenade (en voiture, d’abord _ sortir de la ville, demande-t-il _ et puis à pied : dans la petite bourgade médiévale de Lucignano : « spécialisée » dans les cérémonies de mariage)

et (partenaire de) conversation _ et beaucoup, beaucoup plus et mieux « si affinités« , qu’ils ne disent (certes !) pas, eux… : ni en français, ni en anglais, ni en italien, les trois langues qu’ils utilisent tour à tour : d’abord quasi exclusivement l’anglais (sa langue à « lui« ) ; puis les trois langues ; et, en les dernières séquences du film, quasi exclusivement en français (sa langue à « elle« ) : les axes de perspective se sont déplacés (c’est par ce presque imperceptible clinamen-là, infiniment doux et tranquille, que sublimement « joue« , cinématographiquement, la bouleversante extrême finesse du film !..)… _ ;

de même qu’elle échoue _ peut-être ! : le film s’interrompt juste (= une heure) avant… _ à lui faire renoncer à sa décision annoncée dès le départ, en fin de matinée (« elle » ne déjeunera pas avec sa sœur, prévient-elle celle-ci en prenant la voiture…), de la balade (d’Arezzo _ où « elle » dit (à un autre moment du film ; à la tenancière du petit café de Lucignano) résider : « depuis cinq ans« … ; et (probablement) « lui«  a été hébergé (en un local de l’université _ une faculté de Lettres est installée à Arezzo depuis 1969, en annexe à l’Université de Sienne _) ; et a passé la nuit (avec « elle« , dit-« elle« , « elle« , vers la fin…) ; « elle » dont le magasin d’antiquités (ou « galerie d’art« ) se trouve, dit-il « lui« , « à deux pas de l’université«  _)

de même qu’elle échoue _ peut-être, seulement : le film s’interrompant une heure (sur les coups de huit heures sonnant au clocher) avant (le train « à prendre«  de James) : ensuite, c’est la nuit qui (en accéléré) tombe sur Lucignano durant le déroulé du générique de fin : nous n’y prêtons peut-être pas assez attention, comme si le film était déjà terminé !.. _ à lui faire renoncer à sa décision

annoncée dès le départ de la balade, en fin de matinée,

de reprendre un train, à 21 heures : pour quelque obligation professionnelle ou autre, probablement ;

mais sans amertume d’aucun des deux, au final (du film) : ce point est capital _ la lumière en étant probablement l’élément déterminant, eu égard (de la part du cinéaste) à notre « réception » (de « spectateurs«  du film) de l’« état«  d’arrivée des personnages…

Si le théâtre de Marivaux concerne les inquiétudes vibrionnantes de la « naissance » _ quasi torturée : torturante du moins… _ de l’amour (quant à, d’abord, « sa vérité« ),

ce que l’on peut qualifier de « la dramatique » de Kiarostami _ cf déjà Le Rapport, en 1977 : le seul film de Kiarostami consacré, jusqu’à celui-ci en 2010, au couple (c’était au moment de sa séparation d’avec sa femme, nous apprend Frédéric Sabouraud en son passionnant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité…) _

concerne la « poursuite » (ou pas) de la « relation » (amoureuse) ; voire l’éventualité (ou pas) de sa « re-prise«  si interruption de la « relation » il y a eu (cf les comédies dites du « remariage » : mais Kiarostami déteste que le film repose sur l’épine dorsale d’une « histoire« …) ;

en fait, et plus précisément,

elle concerne non pas le fait lui-même, mais les modalités _ qualitatives : à ressentir, éprouver, par nous « spectateurs« , à la suite des émotions des « personnages«  saisies frontalement (via l’incarnation des « acteurs« ) par la caméra de Kiarostami et exposées plein écran en leur sublime infinitésimalité _ chatoyantes (et blessées : jusqu’à une larme qui vient à couler, vers le premier quart ou tiers du film, quand prenant un café _ un « caffè lungo » pour « lui« , un « cappuccino » pour « elle«  _ pour la première fois ils se parlent en demeurant (assis qu’ils sont) face à face _ cela va continuer un peu plus tard : au restaurant « Da Toto« , vers cinq heures ; puis, plus tard encore, vers les sept heures, à la « pensione« , mais pas assis sur des chaises alors, dans la chambre _ dans le tout petit café de Lucignano ; lors de l’évocation, par « lui« , de leur « situation » alors (ainsi que de ce qui s’est passé, du côté de la Piazza della Signoria), à Florence, cinq ans auparavant… : le récit _ de « lui« _ comme la larme _ d’« elle«  : pour une sensation de « déjà vu« , dit-elle _ adviennent dans le tout petit café de Lucignano…)

elle concerne les modalités chatoyantes et blessées, et toujours à vif,

de la « poursuite » de la « relation » amoureuse ;

avec la tension, complexe et toujours mouvante (vivante !), des infra-mouvements d' »approche » de la « présence » et des infra-mouvements de « retrait » de l' »éloignement« , sinon de l' »absence«  totale _ niée par eux deux en une telle « extrémité«  : ils ne seraient pas là (comme le seraient deux étrangers) en train de continuer, continuer, continuer à converser… _, en regard, et en fait, de l’autre (= la tension propre de l’intimité) : un « battement » délicatement clignotant _ parfois sinusoïdalement _, avec ses intermittences d’intensité ; peu prévisible, car en rien mécanique !.. ;

modalités telles qu’elles sont appréhendées (exprimées _ par chacun, à son tour _ et plus encore reçues _ de l’autre ! et par l’autre… _ par les deux protagonistes : la caméra les saisit (en le paysage _ magnifiquement vivant et changeant : mouvant (cf la formulation si juste de Arnaud Hée : en son article de critikat.com…) _ de leur visage, surtout ! et son évolution ! _ le sien à « lui« , silencieusement ravagé (c’est un jour qu’il ne s’est pas rasé, de plus…), dans le miroir (ou faut-il dire « la glace » ?) du cabinet de toilette attenant à la « chambre nuptiale«  de Lucignano, est proprement bouleversant ! sans rien dire de la merveille d’« humanité«  de son sourire à « elle« , étendue quasi chastement sur le lit, juste à côté, et si proche en cette distance : dans les deux séquences _ prodigieuses ! d’« humanité« , donc… _ d’aboutissement du film… _)

la caméra les saisit

_ je reviens aux séquences qui précède les scènes (« anniversaire«  !..) à la « pensione«  nuptiale… : c’était là la surprise qu’« elle » « lui » a promis (« quelque chose qui va t’intéresser !« ), de manière on ne peut plus improvisée, cependant (en un éclair !) au départ d’Arezzo de leur balade dominicale en voiture : et « il«  s’y est livré, se laissant conduire par « elle« _

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

la caméra les saisit

presque exclusivement frontalement : tels deux monologues (et visages : face à face) dans lesquels, nous spectateurs du film, sommes  placés, à notre tour _ tel est le dispositif principal décisif (en abyme jubilatoire ! pour qui en accepte, du moins, le vertige !) du cinéma de Kiarostami ! _ dans la situation du récepteur ! _ « regardeur«  et « écouteur«  actif/passif de l’autre _ prenant, à notre tour, « tout » de plein fouet (= sans pouvoir nous y soustraire), au rythme des circonstances survenant : en leur « échange » de « face à face » _ particulièrement quand ils sont assis sur des chaises et se regardent et se parlent par dessus l’espace d’une table : dans le petit café ou dans la salle de restaurant (désertée de clients à cinq heures : alors qu’on se presse au jardin…).

Ce qu’Alain Bergala nomme un « agencement« …

Face à l’altérité-objet en mouvement (du visage de l’autre _ davantage que de son corps entier : assis, le corps est comme contraint, lui, à l’immobilité) qui se déploie sous _ et pour _ notre regard _ ainsi sollicité ! lui aussi ! : il y participe… _ et cependant en partie aussi nous échappe : en son énigme (fondamentale !)

Le cinéma de Kiarostami,

rappelant ici le plus « grand » de celui d’un Bergman _ Le Silence, Le Visage, Une Passion, Cris et chuchotements _

ou d’un Antonioni _ Le Cri, la trilogie de L’Avventura, La Notte, L’Eclisse, ou Identificazione di une donna et Al di là delle nuvole _,

est de ceux qui vont le plus avant (et loin ! vers le fond !)

dans la monstration

_ à l’image-en-mouvement qu’est l’art cinématographique : un des mediums de Kiarostami ; cf aussi la photo (par exemple Pluie et vent, paru en octobre 2008 aux Éditions Gallimard, avec une préface de Christian Boltanski) ; le poème (par exemple Un Loup aux aguets, ou Havres : le premier recueil traduit du persan par Nahal Tajadod & Jean-Claude Carrière, paru aux Éditions La Table ronde en octobre 2008 aussi ; et le second traduit par Tayebeh Hashemi & Jean-Restom Nasser, paru aux Éditions Eres ce mois de juin 2010) ; ou aussi diverses « installations«  _

des abymes vertigineux _ pardon du pléonasme ! _ de l' »humain » (amoureux ici),

à travers les « paysages » des visages…

En une sorte d’exploration sur un mode cinématographique de ce que la démarche de questionnement et méditation philosophiques d’un Vladimir Jankélévitch ou un Emmanuel Lévinas,

a pu, par eux, nous donner

à commencer à déchiffrer…

Dans son opus précédent, Shirin (1h 32),

critique  du film Shirin, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Kiarostami a filmé rien que les visages _ « paysages« , selon la magnifiquement pertinente expression d’Arnaud Hée en son bel article « Shirin : pays(vi)sages«  _ des spectatrices d’un film censées assister (et réagir _ = ressentir !) à la projection d’un film sur un écran en une salle de cinéma, à Téhéran :

« en contrepoint de la bande sonore d’un poème de Nezami Ganjavi, « Khosrow e Shirin » (1175), adapté par Mohammad Rahmanian (source Jonathan Rosenbaum, 31 août 2008)« , est-il indiqué page 309 de l’essai de Frédéric Sabouraud…

Mais « il _ Abbas Kiarostami _ a « avoué » après coup qu’elles étaient seules devant une feuille blanche

et qu’il leur avait demandé de penser à un épisode de leur vie qui les avait bouleversées…

« Voulez-vous dire que l’on n’est jamais bouleversé que par sa propre histoire? »

Il a répondu : « oui, je le pense » »…

A propos du tournage du Goût de la cerise (le film est sorti en 1997),

Kiarostami, page 88, « affirme à propos du tournage qu’aucun des acteurs n’a rencontré son partenaire«  (…) « C’est essentiellement lui, Kiarostami, qui donnait la réplique à l’un, avant de tourner plus tard avec l’autre en jouant une partie des dialogues.

Ce qui était au départ une contrainte de calendrier des acteurs

est devenu _ voilà ! _ une forme stylistique

qui a permis à Kiarostami de faire de la direction d’acteurs en direct (en imposant un rythme, un ton ; et aussi en intégrant _ à l’improviste _ des dialogues non prévus, par exemple).

Ce dispositif _ voilà ! ou « agencement«  _ accroît la sensation d’altérité _ c’est un point essentiel ! « altérité«  à découvrir et explorer = connaître et apprendre à aimer (et non pas fuir, ou tuer) ! _ que le découpage instaure _ de fait : au ciseau ! le montage (très remarquable ! en sa puissance de « retenue« …) est ici de Bahman Kiarostami _ entre les personnages, de par un léger décalage de jeu _ oui, oui : cela peut se ressentir aussi (légèrement) ici dans la séquence cruciale du repas à Lucignano, vers les cinq heures, à l’osteria « Da Toto«  _ entre les comédiens lié au fait qu’ils n’ont quasiment jamais joué l’un avec l’autre« , peut-on lire page 88, donc, de l’essai très éclairant de Frédéric Sabouraud, à propos du Goût de la cerise, alors, en 1997… _ on en mesure là le degré de qualité de regard de l’analyste !

Copie conforme n’était pas encore tourné lors de la rédaction de l’Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité de Frédéric Sabouraud ; ce devait être le comédien François Cluzet (Sami Frey fut aussi un moment pressenti _ et même Robert de Niro…) qui interprète l’écrivain, James Miller ; alors que ce fut le chanteur (d’opéra) William Shimell, l’été 2009…

La « vérité » de l’émotion du personnage interprété par l’acteur et que saisit la caméra du réalisateur

peut aussi passer _ pour « exister«  à l’écran pour le spectateur du film… _

par une certaine cruauté du réalisateur au tournage

afin de l’obtenir au mieux (!), sur le champ, de l’acteur-interprète…

Ainsi, aux pages 123-124 , Frédéric Sabouraud narre-t-il

comment Abbas Kiarostami a obtenu

(afin d' »atteindre cette justesse du jeu qui tourne chez lui à l’obsession« , page 123 :

« un film doit s’approcher, y compris et surtout dans sa logique de reconstitution, au plus près de la vérité qui est « l’essence même de l’art » », page 123 ;

« à condition pour le metteur en scène d’être doté d’une forme de perversion bien spécifique qui consiste à mettre les gens qu’on filme « en condition » pour « jouer vrai » », page 123 ;

« y compris en recourant parfois à des dispositifs fondés sur la cruauté et la souffrance« , page 123)

Frédéric Sabouraud narre alors, donc,

comment Abbas Kiarostami a obtenu

l’émotion bouleversante à l’écran de son petit interprète :

« L’exemple des larmes de Mohamed Reza Nematzadeh (interprété par Ahmad Ahmadpur) dans Où est la maison de mon ami ? est le plus connu,

raconté par Kiarostami lui-même avec une certaine candeur.

Celui-ci explique que

pour faire pleurer le jeune garçon,

il a déchiré devant lui une photo à laquelle il tenait beaucoup« , pages 123-124…

… 

Dans quelle mesure ce solipsisme _ définitif, sans remède, peut-être (ou pas)… _ des personnages

est-il issu de ce qu’a pu ressentir Abbas Kiarostami

d’un surcroît de pression sur les personnes de la part du régime politico-théologique iranien, instauré en 1979 ?

ou bien tient-il à la radicale séparation des sexes qui règne en Iran-Perse depuis bien longtemps ?

Ou bien, encore, à quelque idiosyncrasie d’Abbas Kiarostami lui-même,

ainsi qu’à son histoire personnelle (par exemple sa séparation assez douloureuse d’avec la mère de ses deux fils) ?..

Et que dire, encore, de la solitude _ égocentrée : sur du vide… _ des individus

dans le désert marchandisé qui s’émonde dorénavant presque partout sur la planète ?..

A quoi tient donc la grande difficulté, ici, de se comprendre et de s’aimer

en son cinéma ?..

  • Juliette Binoche et William Shimell  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion


Notons toutefois qu’ici :

est-ce en partie dû au choix de (la si expressive !) Juliette Binoche (radieuse ! en le refus de son personnage de consentir définitivement à la situation _ d’éloignement, sinon de séparation (définitive) ou d’absence totale et irréversible (de l’aimé) _ qui lui est faite _ par l’autre…) comme interprète de la principale protagoniste (celle qui conduit la voiture, mène le couple des deux personnages, « couple » au moins d’un après-midi _ commençons-nous par penser durant le premier quart du film… _, en balade à la campagne, et tout particulièrement à Lucignano, jusque devant « l’arbre de vie » (d’or) auprès duquel défilent (et se font « immortaliser » en photo) nombre de couples lors des cérémonies de leur mariage _ à la queue-leu-leu ;

et notons bien qu’entre « copie conforme«  (le pluriel de « copia conforme« ) et « coppie conforme«  (le pluriel de « coppia conforme« ), il n’y a que le redoublement d’une lettre !

de même que la propre sœur, Marie, de l’héroïne de ce film (demeurée, « elle« , sans prénom prononcé : ni par son fils, Laurent, ni par James, peut-être son mari ; devant les spectateurs-récepteurs du film que nous sommes), admire le bégaiement de son mari l’appelant « M-M-M-Marie !..«  _, en Toscane) du film ?

ou à celui de la très fine _ elle est analyste ; je l’apprécie tous les jeudi matin, en sa chronique de 7h 25 sur France-Culture _ Caroline Eliacheff _ fille de Françoise Giroud et épouse de Marin Karmitz _ comme co-scénariste (avec Abbas Kiarostami) ?.. ;

notons _ encore _ toutefois

qu’ici, et pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est

(et demeure : s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée finale _ dans la chambre (nuptiale) et le réduit attenant du cabinet de toilette où « lui«  se rafraîchissant le visage, s’aperçoit et se regarde alors, un moment, sans complaisance aucune, dans le miroir (et il se trouve que ce dimanche à Lucignano est un jour (sur deux !) où il ne s’est pas rasé, car il a décidé il y a bien longtemps de ne se raser qu’un jour sur deux ; et le contraste sur le visage est combien important !) ; c’est sans doute là, ce regard-ci dans le miroir, ce qu’a finalement obtenu (ou « gagné«  !) sa compagne (qui, elle, de temps en temps, consacre un moment à se maquiller et pomponner, de son côté…) : cette qualité d’attention au « chantier«  (continué) de leur « intimité«  (ou amour : ils « tiennent« « vraiment«  l’un à l’autre dans la tension (parfois blessée) de l’« écart«  de leur proximité toujours exacerbée (et pas du tout « refroidie« , elle)… ; le contraire d’une « absence« , donc ; même si « lui«  prendra (peut-être ! mais cela demeure pendant, ouvert, indéterminé quand vient tomber la nuit sur les toits de Lucignano vue, la-dite nuit, depuis, justement, la petite fenêtre du cabinet de toilette attenant à la chambre numéro 9 (de la « nuit de noces«  initiale, il a exactement quinze ans de là : c’est un anniversaire !) de la pensione de Lucignano)


même si « lui«  prendra (peut-être ! ou peut-être pas…) dans une heure un train : il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres,

(probablement, même si cela n’est jamais formellement indiqué (ni reconnaissable) à l’image : il semble que ce soit principalement à Cortona, en effet, qu’ont été tournées les séquences de la « ville«  censée « être« , c’est-à-dire « figurant«  pour nous les spectateurs du film, Arezzo : c’est à Cortona que se trouve la boutique de « Capelli e Ombrelli » « Lorenzini« , longée au sortir de la conférence à l’université par « elle«  et son fils, Laurent, qui la suit, à distance…)

il ne faut que trente minutes pour gagner la gare d’Arezzo, distante de vingt kilomètres

de Lucignano, avions-nous appris au départ de la balade vers Lucignano… _ l’éloignant « lui« , peut-être, ou peut-être pas, sinon de la Toscane (pour la lointaine Angleterre, par exemple), du moins du domicile de son épouse et de leur fils… ; à moins qu’« il«  n’en soit « séparé«  (au point de « devoir loger«  soit à l’hôtel _ comme c’était semble-t-il le cas déjà  à Florence il y a cinq ans… _, soit en un hébergement ad hoc, par exemple dépendant de l’Université, comme la veille de ce jour-ci, à Arezzo, pour la conférence ; même si nous pouvons, aussi, nous demander où ils ont passé « leur nuit« , ainsi qu’« elle«  l’évoque ? dans la chambre (à l’étage) octroyée au « conférencier«  par l’université ? ou bien chez « elle«  ?.. D’où vient-« il«  quand il dépose provisoirement sa valise au rez-de-chaussée de la boutique d’antiquités ?.. On a alors un peu de difficulté à percevoir ce qu’« elle«  est en train de dire _ à sa sœur Marie ? ou serait-ce au téléphone ?.. Bien des blancs demeurent pour nous : à peine des éclats éparpillés d’indices : à reconstituer par nous, si nous voulons bien nous prendre à ce jeu proposé par le metteur-en-scène-auteur du film… _ au rez-de chaussée : elle aussi descendra, ainsi que le chat, l’escalier pour atteindre le sous-sol de la boutique et le rejoindre « lui« , qui l’attend, « elle« …):

dans quelle mesure est-il « possible« , ou pas, à James Miller de se (re-)trouver environ chaque semaine en compagnie (et au domicile) de son épouse et de leur fils ? ainsi qu’« elle » le laisse bel et bien entendre, à un moment du film (dans l’« étalage«  de ses griefs à son encontre à « lui«  : à l’encontre de ses « absences« …) ; ou bien réside-t-il (et vit-il à demeure) désormais beaucoup plus loin : en Angleterre ?.. ; ainsi que l’écrivain-conférencier le laisse supposer, quand il ne s’exprime qu’en anglais (et dans un italien assez approximatif, au tout début…) dans la séquence inaugurale (sa conférence à l’université à propos de son « Copie conforme« …) du film ?.. Le fait (scénaristique) demeure volontairement, bien sûr, « équivoque«  à nos esprits de « spectateurs«  du film : à nous de bien vouloir oser « interpréter« , nous demande expressément, nous intime en quelque sorte, le scénario d’Abbas Kiarostami _ avec Caroline Eliacheff…) ! _,

notons, donc, que pour la première fois dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami, le « point de vue » dominant _ = l’initiative _ est (et demeure :

s’accentuant même jusqu’à la magnifique séquence mordorée _ oui ! _ finale

entre sept heures et huit heures du soir,

à la pensione (de la « nuit de noces » d’il y a juste quinze ans !) :

on entend _ et peut compter ! _ les huit coups au clocher de l’église voisine retentissant au dernier plan (long… et fixe ! immobilisé !) du film : la « vue » _ une veduta sublimement humble : à la Thomas Jones (1742-1803) à son séjour napolitain _ des toits avec la battue à toute volée des cloches au modeste clocher _ le générique de fin se déroulant, en prolongement de ce plan-ci, la caméra ne bougeant pas, sur la tombée, accélérée, elle, de la nuit sur Lucignano !.. _)

http://www.spamula.net/blog/i07/jones5.jpg

notons que le « point de vue » dominant, donc, est

celui d’une femme (et de ses attentes, son désir) ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et qu’il concerne ce qui peut se passer à l’intérieur de la « relation » _ longue et complexe : riche et mouvante, en le « feuilletage » non lisse, mais hérissé de piquants, de ses « strates«  : « pointes«  et « épines«  se chevauchant… _ d' »intimité » en tension, sur-attentive et vectorielle, entre un homme et une femme (en l' »histoire » de cette « intimité » en tension…) _ sujet non abordé depuis 1979 (= l’instauration de la république islamique en Iran) par Abbas Kiarostami : son précédent film là-dessus, Le Rapport, datant de 1977…


Même si le dernier visage (et regards) perçu(s) à l’image sur l’écran

est (et sont) celui (et ceux), bouleversant(s) _ des vagues sur la mer… _, de James, mal rasé, face à la glace du cabinet de toilette : le point d’arrivée de l’intrigue,

juste avant son regard à « lui » sur la veduta (superbe : à la Thomas Jones !) des toits et du clocher de San Francesco de Lucignano sonnant les huit coups de vingt heures…

Pour prolonger cette « introduction » à mon approche, plus détaillée, de Copie conforme,

voici, encore, deux articles découverts sur le net,

l’un d’Éric Vernay, « Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« ,

l’autre de Mathieu Macheret _ cf sur ce critique mon article du 22 février 2009 : « La splendeur du style cinématographique d’Angela Schanelec _ en ses regards sur Marseille et Berlin (”Nachmittag” + “Marseille” en un très fort DVD !)« _, « Les statues meurent aussi : Copie conforme«  :

« Copie conforme : leçon de magie signé Kiarostami« 

Posté par Éric Vernay le 18.05.10 à 14:18

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Dans _ le film _ Le Prestige, de Christopher Nolan _ adapté du roman Le Prestige, de Christopher Priest _, on apprenait qu’un tour de magie doit se découper en trois étapes. La Promesse, d’abord, où le prestidigitateur _ soit l’artiste ! _ montre au public quelque chose qui semble ordinaire, mais ne l’est pas _ quelque chose y étant caché et à découvrir, révéler… Le Revirement ensuite, pendant lequel le magicien rend l’acte ordinaire extraordinaire. Le Prestige, enfin, où l’imprévu _ pour le naïf que nous, spectateurs fascinés, sommes tout d’abord… _ se produit.

Copie conforme, le film d’Abbas Kiarostami présenté en compétition à Cannes cette année, ne procède pas autrement. Tournant pour la première fois hors de ses terres iraniennes, avec un casting international (franco-italo-anglais), le réalisateur retrouve son obsession de la frontière entre réel et fiction _ peut-on dire cela ?.. Rien n’est fantastique dans le cinéma de Kiarostami !.. Lecteur allergique au spoiler, passe ton chemin, la suite de ce post en contient.

Un homme rencontre _ il s’est déplacé pour cela : jusqu’à Arezzo, en train : puis jusqu’au magasin d’antiquités, à pied ; puis en venant à Lucignano, dans la voiture de celle qui lui a proposé de passer cette journée de dimanche d’été en la compagnie l’un de l’autre… _ une femme. Ils se retrouvent _ après quelles péripéties ? ce point-ci est crucial ! _ en Italie, en Toscane : Promesse _ dans l’esprit surtout de quelques spectateurs… _ d’une belle histoire d’amour. Leur discussion _ académique, d’abord _, portant sur la valeur de la copie par rapport à l’original dans l’art, les mène dans un petit bistrot où la femme, par jeu, prétend _ ou plutôt laisse dire (et penser) à la patronne du café _ que l’homme _ l’écrivain, auteur du livre « Copie conforme«  : James Miller, anglais _ est son mari. Lequel se prend au jeu avec une telle aisance _ lui qui disait ne parler qu’anglais, va se mettre bientôt à manier aussi bien et le français et l’italien, que son interlocutrice ! _, qu’il pose question _ au spectateur que nous sommes : à la manière (mais non fantastique, cependant, ici) dont procède (et nous subjugue) un David Lynch dans « Lost highway«  _ sur la véracité de la première partie. Se connaissaient-ils _ donc _ avant ? Étonnant revirement _ comment interpréter alors l’attitude du fils turbulent (extrêmement bien interprété par le jeune et très malicieux Adrian Moore) de ce pseudo couple, au comportant totalement étranger, apparemment, lui, à cet homme : « l’écrivain », le nomme-t-il ?.. Et comment comprendre le « rappel«  d’une « situation« , à Florence, épiée répétitivement, est-il dit, depuis la fenêtre d’un hôtel où séjournait James Miller, puis d’une conversation à demi-perçue Piazza della Signoria, il y a cinq ans ?.. Alors que le vrai-faux couple déambule dans une Toscane saturée _ le village de Lucignano, avec son précieux « arbre de vie«  d’or… _ d’amoureux de tous âges, comme autant de copies incarnées d’un original _ nuptial _ chimérique _ à diverses reprises « moqué«  par « lui«  : comme une illusion méchamment porteuse d’amertumes ne manquant pas de survenir… _, le Prestige s’accomplit, rendant l’illusion aussi solide _ enfin : est-ce alors seulement rien qu’une « illusion«  ?.. je ne le pense personnellement pas ! _ que le réel : certitude _ désirée, du moins… _ d’un amour au centre d’un indécidable entre-deux _ plutôt : qui continue (encore ; toujours…) de « battre«  Le Voyage en Italie de Rossellini flirte alors avec Mulholland Drive _ ça, c’est à discuter !

Grâce à une direction d’acteurs _ en effet ! Kiarostami est d’une poigne implacable ! _ extraordinaire (sublimes _ oui ! _ Juliette Binoche et William Shimell, célèbre baryton débutant _ ici _ au cinéma _ après avoir été dirigé par Abbas Kiarostami en un Cosi fan tutte à Aix-en-Provence l’été 2008, sous la direction musicale de Christophe Rousset : les deux acteurs sont sous sa direction prodigieux ! tous deux !), et à la précision d’une mise en scène dévouée au miroitement _ oui ! _, au cadre (passionnant travail sur le champ/contre-champ _ oui ! _), et à la mise en abyme, Kiarostami insuffle au brillant de son tour de passe-passe scénaristique l’ampleur émotionnelle d’un grand mélo _ sans y faire adhérer par une quelconque « identification«  les spectateurs !!! toutefois… _, tout en poursuivant _ en nous faisant constamment nous y associer… _ sa réflexion théorique _ éminemment questionneuse, fouailleuse… _ sur le cinéma en train de se faire. Malgré l’artifice (_ brechtiennement _ affiché) du dispositif, la magie _ de la virtuosité de ce questionnement induit _ opère en effet _ oui _ et le trouble persiste _ oui ! _ longtemps après _ oui ! _ la séance : un grand Kiarostami _ en effet.

Et le second article, du très doué Mathieu Macheret :

Les Statues meurent aussi

Copie conforme

réalisé par Abbas Kiarostami

18 mai 2010

critique du film Copie conforme, réalisé par Abbas Kiarostami

© MK2 Diffusion

Pour la première fois, Kiarostami quitte l’Iran _ en effet _ au profit d’une petite balade en Europe _ entre Arezzo et Lucignano : bourgade médiévale où l’on court se marier… Copie conforme est un film diablement retors _ oui, da… _, comme semble l’indiquer son casting : une Juliette Binoche confirmée y apparaît en compagnie de William Shimell, fameux baryton anglais et pur débutant à l’écran _ magistralement : quel magnifique comédien ! Sur les traces du cinéma italien d’après-guerre (notamment celui de Rossellini), il réserve au spectateur ce genre de vertige typiquement kiarostamien _ oui ! et c’est un délice sans maniérisme ni préciosité : chapeau ! _, dans la lignée de Close Up, un doute fondamental _ radical et peut-être perpétuel _, un appel d’air susceptible de l’aspirer tout entier. Gare, donc _ voilà !..


Le dernier film d’Abbas Kiarostami est comme foudroyé, en plein milieu, par un violent éclair _ silencieux, sans cri et sans pathos : tout de « retenue« , tant des interprètes que du cinéaste. Ou, disons plutôt, rayé de haut en bas par une larme, s’écoulant doucement _ oui ! _ sur la joue de son actrice principale, Juliette Binoche _ dont le personnage demeure pour nous sans nom, faute d’être appelée jamais par son prénom ou son nom : par personne dans ce qui nous est donné à voir et à entendre ici… La larme procède d’un irrésistiblement poignant sentiment de « déjà vu«  éprouvé par le personnage… Avant cela, on assistait à une étrange comédie romantique, version Gentleman Farmer, de deux adultes dans la fleur de l’âge qui se rencontrent _ lui auteur, elle, lectrice _ à l’occasion d’une conférence en Toscane. Lui, directement sorti d’un roman Harlequin _ à nuancer : ce n’est pas si caricatural… _, est l’auteur grisonnant _ séduisant ; et tout de flegme britannique : il est aussi en représentation lors de la conférence initiale devant un public de lecteurs, à l’université _ d’un ouvrage sur l’art intitulé « Copie conforme« , qu’il présente et dédicace à son lectorat italien. Elle, directement sortie _ mais sans affèterie _  d’un élégant magazine féminin, tient une galerie d’art _ un magasin d’antiquités _ et s’intéresse _ déjà professionnellement ; même si celle-ci exerce sa profession sans passion, presque « par hasard« , dit-elle… _ aux thèses soutenues par l’écrivain, sans pour autant les partager complètement _ et pour cause ! Un voyage en voiture typique du cinéaste _ auteur de plusieurs « car-films«  _, au cours duquel les reflets du décor toscan défilent sur le pare-brise et se surimpriment sur les visages des passagers, les voit débattre de la question _ des valeurs respectives _ de la copie et de l’original. Lui défend la valeur intrinsèque de la copie _ éventuellement _ comme un chemin conduisant à l’original _ mais qui permet surtout de se passer très commodément, pragmatiquement, de l’original… _, et réfute toute hiérarchisation _ substantialisée _ des deux termes _ un clou chassant l’autre… Elle nuance ses propos et le ramène sans cesse sur le terrain de la pratique _ existentielle _, des réalités _ plus objectives des choses mêmes : c’est que du « réel« , ils n’ont pas tout à fait les mêmes critères… C’est lors d’une petite escale _ pause _ dans un café _ accueillant et réparateur (ils n’ont pas déjeuné : seulement discuté…) _ que le film, d’une manière inattendue, se plie en deux _ oui !

Quelque chose n’allait pas. Binoche _ = son personnage _ semblait _ jusqu’alors _ trop à l’étroit, compressée par un environnement où sa pétulance _ de femme (et sujet) désirant(e) _ faisait tache. William Shimell _ une sorte de Jeremy Irons encore plus tranquille en son élégance : mais pas glacé !!! il « vibre«  en son silence et en ses défausses, sans jamais rompre la « relation«  _ semblait trop parfait, trop absolument séduisant, trop en carton pour ne pas risquer de se retourner soudainement sur lui-même. Ce couple, on le connaît, on l’a déjà vu mille fois _ sur des écrans. A ce moment du film, on se dit _ quoi qu’on sache (même un peu) déjà de la malice d’un Kiarostami… _ qu’on sait trop exactement où il va. Dès que la larme est lâchée, un second film commence _ oui ! _ et dévoile plus clairement le projet _ déstabilisant ou même dynamiteur (mais sans déflagration tonitruante) des clichés _ de Kiarostami _ en direction des spectateurs que nous sommes. Il fallait toute une première partie _ le premier quart du film _ parodique (la comédie romantique, le soap) pour annoncer le parcours d’un film qui, lui aussi, marche d’un pas souverain _ oui ! _ de la copie à l’original _ peut-être bien… On apprend alors _ ou plutôt on se demande : à partir de quelques indices qui se découvrent : si on y prête assez attention ; même si beaucoup semblent continuer de nous échapper… _ que les deux personnages ne viennent peut-être pas de se rencontrer _ en effet : leur échange n’est pas de nature simplement touristique ou culturelle… _, mais se connaissent depuis longtemps _ quinze ans ! Qu’ils forment déjà un couple _ qui poursuit sa « relation » complexe et riche… Qu’ils sont mariés depuis quinze ans. Que le fils _ de treize-quatorze ans : il vient de fêter son anniversaire la semaine qui précède… _ de Juliette, qu’on croise au début du film, est aussi le fils de l’écrivain _ tiens donc ! Rien n’en fournissait jusqu’ici, du moins à la première apparence, le moindre début d’un indice… Qu’ils n’ont jamais cessé _ par exemple cinq ans auparavant, à Florence, déjà, Piazza de la Signoria : leur fils Laurent avait huit ans, apprend-on au passage d’une réplique… _ de se connaître _ elle se plaint de son « absence«  : au propre comme au figuré _ et que le simulacre de rencontre _ à la conférence, puis après : mais à mieux regarder la séquence d’ouverture du film, on s’aperçoit qu’ils se trouvaient ensemble, tous les trois, à l’entrée de la salle de conférence… _, de fraîcheur, d’affinité, de séduction, de désir, qu’ils nous ont joué jusqu’alors _ du moins depuis le départ de cette escapade hors la ville : en effet ! _ devait bien nous conduire à la vérité _ oui ! _ de leur couple : la désunion, l’effritement, le doute _ à moins qu’il ne s’agisse d’efforts pour « surmonter«  tout cela ! _ la crise _ James Miller emporte avec lui sa valise ; et a fixé comme terme à la balade dans la campagne toscane l’heure (21 heures) du train qu’il doit (re-)prendre : pour où ? Ce n’est pas un avion qu’il va prendre ; du moins tout d’abord… Une interférence s’installe, vertigineuse _ mais pas du registre du fantastique (comme à la Lynch) ici… On pourrait alors penser que Kiarostami soumet ses personnages aux besoins esthétiques _ tiens donc ? _ d’une expérience de traversée du miroir. Mais pas du tout _ en effet ! Celle-ci permet au contraire de saisir leur naissance _ ou passage, transitoire _ à la fiction _ = un jeu subtil et stylé de grandes personnes sans la moindre hystérie _ d’une manière infiniment délicate _ absolument ! _, de les voir émerger d’un glacis plat _ convenu (= attendu en nos têtes) _ et prendre petit à petit du relief, de la profondeur _ pour nous : en même temps que nos questions (se bousculant) de « spectateurs«  de ce jeu. Et cette émergence passe par une redécouverte _ oui ! _, le second apprentissage _ voilà ! _ des gestes fondamentaux de l’amour _ vivant ; et non ranci (même en sursis…) _ : poser sa main sur l’épaule de sa femme _ comme le conseille un Don Alfonso français, interprété avec tout ce qu’il y faut d’élégance par Jean-Claude Carrière, comme sortant tout frais d’un film du corrosif Bunuel _, se faire belle pour son mari, se regarder, s’écouter _ l’un l’autre. Réapprendre des gestes, c’est passer une seconde fois _ mais différemment : avec expérience _ par un même trajet, s’insérer dans la trace d’une inscription, la réécrire, repasser par dessus _ et dépasser (= « surmonter« ) l’innocence naïve de la première fois. En somme, tout le travail du copiste qui tente de reproduire _ mais fait beaucoup mieux que cela ! _ les formes de l’original. Copie conforme est un film qui se lit dans les deux sens. De la copie à l’original. De l’original à la copie. Du début à la fin. De la fin au début. D’où la rayure centrale, cette pliure laissée par la larme de Juliette Binoche _ au rappel, par « lui« , le narrant, d’une sensation de « déjà vu« , pour « elle« , Piazza della Signoria : nous n’en saurons pas davantage, cependant… _ et qui dessine, à l’échelle du film, comme un plan de réflexion (au sens géométrique du terme) _ et qui vaut discrètement (sans didactisme aucun) pour les spectateurs autant que pour les personnages ainsi « exposés«  par l’auteur : à la façon d’un conte subtil de Diderot…

Il est tout naturel qu’un film sur la copie nous conduise de la parodie _ des clichés hollywoodiens _ au modèle _ d’un amour réel, lui, et « vibrant«  Ce couple qui tente de freiner son entropie  _ oui ! _, de remonter ses pendules _ si l’on veut : pour qui sonne le glas ? cf le plan final des cloches sonnant les huit heures du soir au clocher de Lucignano _ en tournant autour des œuvres du passé _ le souvenir de la « scène«  à demi-perçue (vue sans être complètement entendue) de la Piazza della Signoria, il y a cinq ans ? par exemple ?.. _, marche du même pas que l’Ingrid Bergman et le George Sanders de Voyage en Italie. Les deux films ne proposent rien moins, en guise de palliatif au déclin amoureux, qu’une épreuve du temps _ et de la capacité « humaine«  de murissement : même quand (presque) tout se met à aller bien trop vite… Mais le parcours que Copie conforme destine _ quoique demeurant ouvert ! c’est important ! _ à ses deux personnages s’avère autrement plus terrible _ en matière de douleur éprouvée _ que la montée vers la grâce rossellinienne. Ils s’embourbent, ils s’écroulent _ craquent. Elle s’embourbe _ à un moment _ de maquillage et s’affuble de colifichets (des boucles d’oreilles très toc) quand, lors d’un repas terriblement gênant _ il est, sur les cinq heures, l’acmé (doublement colérique) de la « crise«  _, elle essaye encore une fois de plaire à son mari. Lui s’écroule _ telle est une de ses « pentes«  ; mais ce n’est pas la seule… _ dans une mauvaise humeur terne, une lâcheté de chaque instant _ pas tout à fait… _, avec cette façon de botter en touche, de tout refuser comme un petit garçon boudeur et orgueilleux. Chacun en prend pour son grade _ certes _ alors que chaque tentative de rapprochement _ elles se multiplient ! _ débouche sur une égratignure _ c’est tout à fait cela ! C’est la grande problématique du miroir : il met en contact deux mondes qui ne se rencontrent jamais _ du moins pas tout de suite : c’est plus complexe à « réaliser » : il faut redoubler d’efforts mutuels (mais ils y progressent) Deux mondes semblables mais inversés. Diamétralement opposés. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la caméra de Kiarostami se substitue si souvent à un miroir _ qui nous implique nous aussi, « spectateurs«  ! _, face auquel le visage des personnages, dès qu’ils s’isolent, nous apparaît plein cadre. Ils traduisent l’isolement _ oui ! _ de chaque terme _ les monades « sans portes ni fenêtres«  de Leibniz ; mais ici sans « harmonie préétablie«  ; sans deus ex machina, désormais… _ face à lui-même _ ou son vide ? avec pour première direction immédiatement disponible, celle du misérable « désir mimétique » (conformiste)… _, devant sa propre incapacité à faire rentrer _ ou enfin entrer ? y fut-il jamais déjà, jusqu’ici ?.. _ l’autre dans son champ _ il s’en faut d’un geste (donné) ; ou de son acceptation (donnée, elle aussi)… De même que de s’envisager soi-même comme un autre, ainsi que l’exprime si bien un Paul Ricœur ! Ces plans frontaux, qui cherchent le plus grand dénuement _ la nudité conjuguée de l’acteur et du personnage (en une adresse au « spectateur«  (invité) que nous sommes, en regard) _ claquent les uns contre les autres dans un choc tout aussi frontal _ mais sans pathos, ni grandiloquence surlignée : tout est « en retenue« , chaque fois. Ils sont comme les coulisses _ oui : brechtiennes _ d’une guerre sourde, d’une lèpre irréversible qui déforme les êtres et les fige dans leur plus grotesque posture _ s’ils n’apprennent pas à le « surmonter«  : tel est le défi !.. Le propos de Kiarostami _ mais il n’est certes pas un didacticien, un donneur de leçon (morale ou existentielle) lourdingue : il s’intéresse seulement à la « prise en compte«  (fine, incroyablement légère ! quel art subtil ! sublime !) à la « prise en compte«  purement et simplement (mais que d’efforts, pour chacun d’entre nous, pour accéder à cela !) « réaliste«  du « réel » ! ce qui n’est certes pas peu ! en sa visée de « vérité«  profonde : fondamentale, quant à l’« humain«  _ sur le mariage est terrifiant : après la parodie, la pétrification _ du moins pour qui laisse dégénérer les choses, le processus…

Mathieu Macheret


Alors, maintenant

mon regard sur ce film.

Après un long plan fixe sur la tribune d’une salle de conférence (d’une université : à Arezzo : la Faculté des Lettres et Philosophie y est une annexe de l’Université de Sienne, depuis 1969), tribune sur laquelle s’aperçoivent rien que deux micros et un livre (dont on peut lire le titre, en italien : « copia conforme » : au singulier _ avec pour illustration deux têtes (se faisant face) du David de Michel-Ange : si l’original de la statue est à l’Accademia, une copie s’en trouve sur la Piazza della Signoria, à Florence _),

et suivi d’une annonce d’un léger retard du conférencier (« hébergé » cependant pas plus loin qu’à l’étage _ et pas ailleurs ! _, est-il annoncé, par celui qui n’est autre que le traducteur en italien du livre _ et qu’interprète Angelo Barbagallo, qui intervient aussi dans la production du film, pour Bìbì : le film est en effet une production MK2 en coproduction avec l’italien Bìbì et France 3 Cinéma, et avec le soutien de Canal Plus, du CNC et de la Commission du Film de la Province de Toscane),

nous apercevons _ mais sans que la caméra s’y focalise : c’est à la seconde vision du film que je m’en suis aperçu, en tâchant de mieux percevoir (et retenir) un peu de ce qui m’avait échappé la première fois… _ l’arrivée du conférencier qu’interprète William Shimell,

accompagné d’une femme et d’un jeune garçon _ de treize-quatorze ans _ qui demeurent d’abord, un instant, ces deux-là, debout au fond de la salle (et ayant fait signer à l’auteur, là, deux exemplaires de son livre : un pour un « Pierre« , l’autre pour le garçon, Laurent ; mais sans qu' »elle » demande au conférencier-auteur (« lui« ) d’écrire aussi, en plus de ce prénom, « Laurent« , le nom de famille du garçon, qui s’en plaindra par la suite : « ayant un nom de famille ! moi aussi !« , dira-t-il à sa mère _ et apprendrons-nous, un peu plus tard : au café où le garçon, affamé et assoiffé, se restaure…),

tandis que le conférencier-auteur _ qui demande à deux autres de ses lecteurs de bien vouloir attendre la fin de la conférence pour qu’il leur dédicace leur exemplaire de son livre _ gagne promptement, seul, la tribune et le micro… Ce jour-ci, samedi, il est rasé de près…

Puis, cette femme viendra s’installer au premier rang (parmi les places « réservées« ), tout à côté du traducteur du livre en italien ;

pendant que le garçon (âgé de treize-quatorze ans ; très brun _ et ressemblant de façon assez  troublante à Juliette Binoche _), refusant de s’asseoir, vient, devant, lui aussi, non loin de l’estrade, se tenir debout contre un mur, de l’autre côté que sa mère, et tripotant fébrilement un jeu électronique…

Le conférencier James Miller, qui refuse de se définir comme « historien de l’art » académique, présente alors _ il s’efforce de dire, un peu maladroitement, quelques mots en italien avant de s’exprimer exclusivement en anglais _ la thèse paradoxale de son essai : une copie n’a pas moins de valeur _ en soi _ qu’un original… Ce qui importe, en fait, et seulement, est l’usage _ tout subjectif _ qu’on (= chacun) en fait pour soi ; le plaisir que le regard subjectif est capable d’en retirer (= pour soi) _ soit une thèse (qui sera réitérée plus tard !) dans le droit fil des positions empiristes des Anglais, Écossais et autres Irlandais du XVIIIème siècle à propos du sentiment (ou jugement de goût) esthétique, tels que Shaftesbury, Hume ou Burke… Ainsi que des thèses, en suivant, au XIXème siècle, des pragmatistes anglo-saxons : Stuart-Mill, Emerson, William James… Soit un régime de stricte équivalence purement utilitaire (pragmatique) et du seul point de vue (égocentrique) de l’usager…

La jeune femme, qu’interprète, la quarantaine rayonnante, la lumineuse _ et elle le sera bien davantage au fur et à mesure du déroulé du film _  Julienne Binoche, quitte prématurément la conférence, et amène le garçon _ dont l’agitation l’agaçait fortement : il avait faim et soif ! et elle doit se le coltiner ! _ dans un bar de la ville _ les images semblent avoir été tournées à Cortona : par exemple, le magasin de « Cappelli e Ombrelli Lorenzini«  devant la devanture duquel ils sont passés… _ : afin de consommer quelque hamburger / coca cola ;

pendant que celui-ci, commentant le petit mot que celle-ci (« elle« ), a glissé (pas assez discrètement pour que cela échappe au garçon, en tout cas) au traducteur _ « ce type«  ami du conférencier, dit le garçon… _ du livre à destination du conférencier (« lui » : ou « l’écrivain« , dit le garçon ironiquement à sa mère ! il ne dit certes pas « papa » ; ni « mon père » ! il cherche plutôt à les éloigner ! séparer !..),

pendant que le garçon

ironise sur le désir de sa mère de rencontrer (en un rendez-vous) « le conférencier«  _ en lui faisant communiquer (par le traducteur : « ce type« , dit-il) le numéro de téléphone où la joindre, probablement ; ou quelque autre indication ad hoc ! _ : la mère et son fils se parlant tout le temps, eux, en français…

Que déduire, a posteriori, de cette « pique » du garçon à sa mère ? Quel indice (malicieux, citronné : le garnement a l’esprit vif et déluré !) constitue-t-il _ et peut-il nous fournir rétrospectivement, à nous « spectateurs«  du film : auxquels, au présent (vif, rapide) de la séquence, le contexte fait, forcément, défaut à la première vision… _ à propos de l' »état« , alors _ à ce moment (de départ ! le samedi) du déroulé des deux journées du film : l’équipée à Lucignano aura lieu, elle, le lendemain, le dimanche après-midi : ils quitteront la ville, Arezzo, vers la fin de la matinée… _ à propos de l' »état« , alors, des « rapports » entre les deux principaux protagonistes ?.. A nous de le décrypter ! au passage et au vol

_ à l’instar du gamin (excellent Adrian Moore ! avec sa frange très brune qui lui mange les yeux, très noirs),

le spectateur de Kiarostami doit lui aussi s’initier, et vite, à l’exercice au vif du juger et former sur le tas (de la circonstance déboulant _ à la vue comme à l’oreille : les deux souvent en décalage ! _) sa sagacité !

malheur ici (où les dialogues, spécialement, pétillent, pétaradent, à fleurets bien près d’être démouchetés !..), ainsi que dans la « vie moderne«  accélérée (cf là-dessus Paul Virilio…), malheur aux lents, aux lourds, et autres ahuris : les largués s’excluent de la séance (en protestant qu’il s’y ennuyaient : c’est une des ironies fines du paradoxe !)…

La séquence suivante a lieu le lendemain matin _ à Arezzo : nous apprendrons, en effet, que depuis cinq ans c’est là que réside (après avoir vécu auparavant à Florence) la française ; juste « à deux pas, à pieds«  de l’université : au magasin d’antiquités (en sous-sol) qu’« elle«  tient (« I Sirene » peut-on lire au générique final…), avec l’aide, probablement, de sa sœur Marie : elles se parlent (on n’aperçoit jamais Marie à l’image) au moins trois fois dans le film : à l’arrivée, puis au départ de James à et de la boutique d’antiquités, le dimanche matin ; puis, un peu plus tard, au téléphone portable, vers 14 heures, quand Marie ne sachant plus comment « gérer » le comportement de son turbulent neveu Laurent, suite au report d’une heure de sa « leçon particulière«  : il prétend aller « patiner«  entre-temps à la patinoire !., joint sa sœur qui vient d’arriver à Lucignano ; et lui demande de se débrouiller…

Le conférencier anglais _ il dépose préalablement sa valise à roulettes en haut d’un long escalier descendant vers le sous-sol _ se rend au sous-sol, où se tient une partie au moins de la boutique. Mais, dès que l’aura rejoint l’antiquaire _ on l’entendait échanger quelques mots avec vraisemblablement sa sœur Marie, au rez-de-chaussée _, laquelle, parvenue au sous-sol, entame la conversation en attaquant bille en tête le paradoxe (du livre) de la prétention à l’équivalence des copies et de l’original, « lui » lui exprimera son désir de sortir de la ville et prendre l’air à la campagne _ « elle«  s’était mise à sa disposition pour l’accompagner là où il lui plairait d’aller : mais faire des courses un dimanche : les magasins sont fermés !.. Au moins aller prendre un café…

Les « copies » _ j’y reviens ! _ pourraient-elles désigner, ainsi, d’autres femmes (telles que des maîtresses : « amante« , en italien et au pluriel) ? et « l’original« , l’épouse, la toute première aimée ? Ce sera une piste de questions qu’effleurera, mais sans s’y attarder le moins du monde _ pas davantage que le dialogue ni le scénario du film ne s’y appesantissent _ la tenancière (perspicace et bienveillante) du tout petit café à Lucignano ; lors de la séquence-tournant-du-film, un peu plus tard : celle-ci (une sexagénaire pleine de sagesse) fera un vif éloge du statut de « femme mariée » (« donna sposata« ) _ excellente Gianna Giachetti !..

En gagnant la voiture de la jeune femme, muni de la valise légère qu’il avait déjà _ et qu’il avait déposée (avant d’entreprendre la descente, par un vieil et assez étroit, et long, escalier de pierre, au sous-sol) _ en arrivant au magasin d’antiquités _ et qu’il a donc reprise au rez-de chaussée du magasin _, et à la question de savoir où il désire être conduit se promener,

« il » répond que peu lui importe où ils iront en balade,

son unique contrainte personnelle étant de devoir _ absolument _ reprendre le train ce soir à 21 heures : lui « accordant » sa journée, ainsi _ il est assez peu vraisemblable qu’il accorderait ainsi sa journée à une totale inconnue de « lui« 

Non sans un éclat de gourmandise dans le sourire, la pupille,

« elle » lui annonce alors, en un éclair d’improvisation malicieux, qu’elle va le conduire à quelque chose qui va l' »intéresser » ; et constituer pour « lui » une « surprise » ;

et il y en a, dit-elle alors, à peine pour une demi-heure de route _ la distance entre Arezzo et Lucignano est d’environ vingt kilomètres…

Commence alors une (permanente et virevoltante) conversation en voiture,

que la caméra de Kiarostami « suit » frontalement (et fixement) à travers le pare-brise ;

pendant que s’aperçoivent, à travers la lunette arrière surtout (mais aussi les vitres des côtés), après le lacis des voies de circulation plus ou moins encombrées de la ville où ils commencent par tourner, errer, quelques vues de la (superbe) campagne toscane (ensoleillée).


« Elle » en profite pour « lui » faire signer, tandis qu’ils commencent à rouler, encore en ville, six nouveaux exemplaires de son livre : l’un avec une dédicace pour sa sœur Marie (dont le mari bégaie, on ne peut davantage amoureusement : « M-M-M-M-Marie« , ainsi qu’il l’appelle-t-il joliment sans cesse ! mais c’est aussi un homme qui n’a guère de tropisme envers le travail…) ; une autre pour un « Alain » ; un troisième pour un « Professeur MIAO » ; et les trois autres sans dédicace : juste la signature…


Ce n’est pas tout à fait par hasard que la conductrice les mène _ la route est souvent à flanc de collines, et passe entre des rangées prestes et élégantes de très vénérables cyprés _ à Lucignano, une bourgade médiévale _ qui fut siennoise avant d’être florentine (et péruginoise aussi ; ainsi qu’arétine), et qui, de sa position sur la colline, domine le Val di Chiana : maintenant, la ville fait administrativement partie de la province d’Arezzo _,

une cité où les couples viennent nombreux, quasi en foule _ c’est une tradition qui « marche«  très fort ! on le constate aussi ce jour-là : un dimanche… _ se marier, accourant se faire photographier devant un majestueux « arbre de vie » (étincelant de ses ors et pierreries), splendeur d’orfèvrerie accessible (en une pièce à lui seul consacrée) au musée municipal, désormais : ce chef d’œuvre d’orfèvrerie médiévale ayant la réputation de « porter bonheur » aux nouveaux époux…

C’est ainsi qu’un jeune couple de tout frais mariés demande à ce « beau couple » resplendissant que, en effet, tous deux, elle, la française, et lui, l’anglais _ c’est en anglais exclusivement que jusqu’ici tous deux conversent entre eux… _ forment maintenant, « en la fleur de leur âge« ,

de se joindre à eux pour une photo « porte-bonheur » devant « l’arbre de vie«  d’or de Lucignano

_ James se faisant, toutefois, « prier«  ; il n’avait pas voulu aller (re-)voir (ayant déclaré, aussi, n’être jusqu’ici « jamais venu«  à ce village !) la sculpture monumentale, s’étant assis sur le seuil de la pièce où celle-ci se visite, et décidé à n’en pas bouger pendant qu’« elle » allait contempler « l’arbre de vie«  en sa magnificence ; c’est la jeune mariée qui finira par obtenir _ « c’est mon mariage«  ! _ qu’il vienne tout de même se joindre à eux (et à « elle« ) pour prendre place sur la photo « porte-bonheur«  (« Auguri !« , dit-on en italien)…

Les deux protagonistes tournant dans les ruelles pavées _ « elle » regrettant alors de n’avoir aux pieds ou à portée (dans sa voiture) que des paires de chaussures à haut-talon… _ concentriques de Lucignano (parsemé de ses kyrielles de couples de nouveaux mariés)

sont fréquemment interrompus dans leur conversation (acérée : ils ne sont pas d’accord et joutent à affronter leurs « convictions » respectives _ sur copie et original) par des appels comminatoires _ stridence des sonneries ! _ sur leur portable

_ lui, pour des raisons en partie professionnelles : il « se consacre«  à son travail, semble-t-il, même un dimanche ;

elle, par des appels de sa sœur Marie (dont elle est très proche ; et qui s’occupe aussi, très vraisemblablement, avec elle et du magasin d’antiquités et de Laurent, son neveu, quand la mère de celui-ci s’absente, comme c’est le cas cet après-midi-ci…)

et de son fils, Laurent, qui recherche un ustensile (nécessaire à sa « leçon particulière« ) dans l’appartement, et qui a parfois du mal à « se tenir«  à ses tâches scolaires (en l’occurrence cette « leçon particulière«  d’une heure, à domicile, ce dimanche après-midi, à deux heures : elle est « repoussée«  d’une heure par le professeur : à trois heures…) :

un thème très présent (par exemple, en 1989, le court-métrage Devoirs du soir…) dans l’œuvre cinématographique d’Abbas Kiarostami ; le garçon (qu’interprète ici excellemment le jeune Adrian Moore) fait partie de ces adolescents « curieux » et « obstinés«  kiarostamiens expérimentant les premiers affres (= un passage obligé !) de la conquête de leur autonomie face aux adultes et éducateurs (cf ici un beau passage sur ce point, citant Kant en son Qu’est-ce que les Lumières ?, pages 118-119 de l’essai de Frédéric Sabouraud)…

C’est lors d’une de ces interruptions

_ « lui«  vient de sortir du petit café, dans une de ces belles ruelles courbes et très étroites de Lucignano, pour répondre à un appel sur le portable : le « telefonino« , comme le désignent les Italiens : un appel professionnel ? une autre femme (ou « amante« , ainsi que l’envisage, mais sans lourdeur ni malveillance aucune, la patronne du tout petit café…) ?.. _

c’est lors d’une de ces interruptions intempestives qui caractérisent désormais notre modernité, que la jeune femme, « elle« , répond à la tenancière (affable, aimable, « maternelle« …) du petit café, qui les prend pour un couple (et un « beau couple » !) marié…

Comme l’a bien noté Mathieu Macheret en son article mentionné plus haut, c’est là

_ avec la « larme«  (d’« elle« ) qui va suivre (par sentiment de « déjà vu«  !!!) lors du récit par « lui«  de ce qu’« il«  observa cinq ans auparavant lors d’un séjour (il logeait à l’hôtel) à Florence : et qui est à l’origine, ainsi qu’il l’affirme à ce moment même du film, de son essai « Copie conforme«  :

à la fois la vision répétée (depuis la fenêtre de la salle de bains : au sortir de la douche, dit-il, d’une chambre d’hôtel, à Florence, donc) d’une mère ralentissant sa marche (les bras croisés…) afin d’attendre son fils qui traîne, un peu trop loin, à sa suite, à chaque coin de rue ;

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

et celle d’un échange de paroles (à demi perçu seulement ; à demi deviné, par conséquent : par « lui« …) entre cette même mère et ce même fils devant la statue (une copie : l’original est à l’Accademia !) du (célèbre) David de Michel-Ange, Piazza della Signoria (toujours à Florence !) ;

et ce, à partir d’un souvenir personnel d’Abbas Kiarostami lui-même : à l’origine de ce film, par là !.. : le cinéaste en a fait la confidence avant le début du tournage en Toscane, en juin-juillet 2009 (repoussé d’une année pour raisons d’indisponibilité en mars-avril 2008 de Juliette Binoche, au jeu de laquelle Abbas Kiarostami tenait absolument ! comme il avait raison ! ;

et ce qui lui a, aussi, permis d’« apprécier«  les magnifiques aptitudes de comédien-acteur du baryton William Shimell en le dirigeant sur la scène à Aix, en juillet 2008 _ après avoir pressenti, pour son rôle, et Robert de Niro, et Sami Frey, et François Cluzet : une palette fort diverse de « potentialités« , comme on voit…

c’est là

le tournant de Copie conforme.

Au retour de James _ la tenancière (une figure maternelle, donc _ qu’incarne splendidement ! Gianna Giachetti : magnifique en ce rôle-clé sans en avoir l’air…) lui offrant un nouveau « caffè«  : l’autre ayant « refroidi«  : ô la belle métaphore ! _ dans le minuscule local de ce café d’une ruelle courbe de Lucignano,

le couple formé de la française et de l’anglais se met alors à « jouer » ce nouveau « jeu » du « couple marié« … _ du moins est-ce que nous, « spectateurs« , commençons par « penser« , nous « figurer«  ;

sur un site italien (du Val di Chiana), en date du 24 septembre 2008, on peut découvrir ceci, à propos de la trame du scénario envisagé (pour ce film à tourner sur son territoire) : « Per la trama, per ora trapelano poche notizie : sembra che si tratti della storia di una coppia francese, divorziata, che si ritrova successivamente in Italia dove inizia un nuovo rapporto«  ; c’est un indice intéressant !.. : à ce stade de la gestation du film…

Et déboulent alors, en avalanche difficilement arrêtable, des griefs :

c’est « elle » qui mène l’offensive et parle _ de son « absence«  à « lui » : endémique ! et au propre comme au figuré ! _ ; « lui » se défend ou se tait…

Mais désormais ils parlent tous deux _ et tous deux couramment, désormais ! avec beaucoup de brio, les deux ! _ en français et italien, et plus seulement en anglais, comme jusqu’ici _ dans le « jeu«  précédent (beaucoup plus « abstrait«  !), celui de « l’auteur et de l’admiratrice«  (même un peu critique)…

La rencontre impromptue d’un couple d’un certain âge de touristes français _ c’est « pour la quatrième, ou plutôt cinquième fois«  qu’ils viennent « ici«  (« ou en Italie« , du moins, peut-être), dit celle qu’interprète Agathe Natanson _,

sollicité de donner un avis _ « esthétique » comme « existentiel«  : plus encore… _ sur le « couple » de dieux (une déesse posant sa tête au creux de l’épaule du dieu ; ou du monstre…) statufié _ c’est une réalisation du décorateur du film ! _ au milieu de la fontaine monumentale _ montée ad hoc _ de la piazzetta,

est l’occasion, en aparté, d’un conseil « paternel » du mari (interprété par un Jean-Claude Carrière « royal« … : ami commun, à la ville, d’Abbas Kiarostami et Juliette Binoche) à James :

ce dont « elle » a « besoin » _ et cela la « guérira » de son « problème«  !.. _,

c’est seulement du geste de passer son bras (à « lui« ) sur son épaule (à « elle« ) ;

nous ne sommes pas en Iran, ici…

Et de fait, James accomplira très bientôt ce geste…


De même qu' »elle » aussi se laissera aller à appuyer sa tête sur l’épaule de son compagnon…

  • William Shimell et Juliette Binoche  dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Mais les « égratignures » (réciproques) vont continuer un peu encore ; les blessures et les habitudes ne s’effacent pas (ni ne sont surmontées _ à la Hegel ; cf son concept de aufhebung) d’un seul coup de baguette, fût-elle « magique« …

Une habitude a un pli : on a tendance à y retourner…

Au sortir de l’église (San Francesco) de Lucignano

_ « elle«  ne s’y est pas rendue pour « prier« , dit-elle ; mais seulement pour ôter son soutien-gorge qui l’oppressait : l’église même où ils se seraient mariés il y a quinze ans : et ce jour-ci étant même (!) le lendemain du jour anniversaire de leur mariage !!! ainsi qu’« elle«  l’énonce (et même l’actrice en bafouillant un peu : mais la prise a été _ volontairement _ conservée !), à un moment donné : à l’Albergo-Osteria « Da Toto« , au « five o’clock« ,

http://www.ilterzogirone.it/immagini_minisito/thumb.php?file=images/big/fotohome_181009_1188920325.jpg&size=480&quality=100&nocache=0

à l’acmé de leur réciproque « irritation« … :

à l’évocation, alors, de la nuit qu’ils viennent de passer ensemble (pour cet anniversaire ! James est venu pour cela à Florence ! et « elle«  lui en sait gré…), mais où « lui » (« fatigué« ) s’est trop vite endormi ; cela étant énoncé, et avec douceur cette fois, dans la séquence radieuse (finale) de la chambre de leurs noces, il y a quinze ans… _,

et en même temps qu’un vieux couple _ il y en a donc _ dont la femme porte une attelle à la main gauche (avec deux doigts bandés) ; et l’homme qui la soutient, s’appuie, tout courbé, sur une canne,

« elle » « le » mène à l’hôtel (une « pensione« ) juste en face _ mais « lui » l’a apparemment « oublié« , en ce « petit-jeu«  là, du moins… _ où ils auraient passé, il y a quinze ans tout juste, donc, leur « nuit de noces » ;

ils gagnent même, par un escalier tout étroit, la chambre _ numéro neuf _ (lumineuse au couchant) au troisième étage et à hauteur des toits (« tranquilles« ), où se découvrent des colombes ;

http://www.spamula.net/blog/i07/jones4.jpg

mais « lui » ne se souvient, décidément, de « rien« , quand « elle » se souvient, « par le détail« , de « tout« …

Ils sont cependant tous deux « apaisés » ; et se sourient maintenant (ils se regardent et s’écoutent ; tous deux ont déposé aussi leur veste) : une lumière chaleureuse _ mordorée ! _ de fin d’après-midi (d’été) irradie la scène et le moment de sa grâce _ une lumière que l’on trouve dans les « Annonciations«  de Fra Angelico…

Image

Les cloches de l’église voisine se mettant à carillonner le long du plan final, comme extatique : sur les toits de Lucignano perçus (par la caméra) d’une des (petites) fenêtres grande ouverte _ celle du cabinet de toilette où « lui » est allé se rafraîchir et s’est aperçu (et miré) dans le miroir… _ de ce troisième étage nuptial d’il y a quinze ans déjà _ précédant le déroulé tranquille, ensuite, du générique de fin, sur lequel la nuit vient tomber progressivement (mais en accéléré, aussi) : sur le même plan (immobile, arrêté…) de « toits tranquilles avec clocher« .

Et même si

« il » reprendra peut-être, sinon probablement _ comme convenu à l’avance « entre eux«  deux le matin, un peu avant midi, au départ de la balade dominicale (de la boutique d’antiquités d’Arezzo) _, le train, à 21 heures _ mais nous n’en saurons rien… _,

la conclusion de « l’histoire » n’est cependant pas fermée (ni amère : c’est la douceur qui triomphe _ du moins à mon regard...)…

L’évolution tout au long des 106 minutes du film des visages des deux protagonistes _ « lui » rasé le samedi, pas rasé le dimanche, par exemple ; « elle » de plus en plus détendue au terme de ce dimanche… _

est, elle aussi _ et dans le même mouvement cinématographique, si je puis dire _, merveilleusement signifiante, en sa sobriété ;

avec le mutisme tout de pudeur sur les sentiments éprouvés

qui l’accompagne…

Une ouverture d’éventualités diverses demeure

_ ainsi que dans presque tous les films d’Abbas Kiarostami…

A « eux » _ les deux protagonistes, ainsi qu’à nous, aussi, les « spectateurs«  : en miroir un tant soit peu « réfléchissant« _ de faire, agir,

choisir,

un (tout petit) peu plus _ c’est infinitésimal, mais crucial… _ consciemment maintenant :

quitte à accepter et laisser faire, et approuver _ surtout ! _,

plus généreusement, et de meilleure grâce

_ voilà ce qui émerge peu à peu et finit, à mon regard du moins, par l’emporter sur tous le reste _,

approuver, donc, les initiatives _ et l’idiosyncrasie : aimée _ de l’autre :

avec (et dans) cette lumière chaleureuse et tendre _ mordorée _ de fin d’après-midi d’été toscan…

  • Juliette Binoche dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

Don Alfonso, dans Cosi fan tutte _ qu’a mis en scène à Aix Abbas Kiarostami (avec William Shimell dans ce rôle de Don Alfonso) en juillet 2008 _, a un (tout petit) peu plus de recul, lui, que James Miller, ici, dans Copie conforme : un temps d’avance _ celui aussi d’Abbas Kiarostami : lui est né le 22 juin 1940…

C’est peut-être simplement le recul _ de « distanciation« , en progrès, de l’âme _ de l’âge…

Toutefois : quelle est donc la « leçon »,

sinon de Mozart, en sa musique,

au moins celle de Da Ponte, en son livret

de Cosi fan tutte (ossia la scuola degli amante…) _ qui peut aussi se retourner en un « cosi fan tutti » : au masculin ?..

Restant encore à méditer « ce » qui, en ce drama giocoso (de 1790), distingue une Fiordiligi (et un Ferrando : les deux) d’une Dorabella (et un Guglielmo : les deux) _ c’est un des charmes (profond !) de cet opéra déconcertant autant que solaire !.. Déjà !

C’est pourquoi je « trouve«  que le Lucignano d’Abbas Kiarostami, sur sa colline en surplomb du Val di Chiana, a « reçu«  quelque chose de la Naples, sur sa baie, du Cosi de Da Ponte et Mozart _ musique, comprise, bien entendu ! Et via le passage de William Shimell du chant (sur la scène à Aix) au jeu d’acteur de cinéma (ici filmé à Lucignano)…

Pour lesquels (d’entre ces quatre de Cosi : Fiordiligi, Dorabella, Ferrando, Guglielmo) y a-t-il, déjà (et en ouverture de série ouverte, si je puis dire…), « copie conforme » :

de l’une à l’autre (et de l’autre à l’un) ?..

A creuser…

Et le personnage de James

  • William Shimell dans Copie conforme

© MK2 Diffusion

semble lui-même commencer _ car ce n’est pas fini ici ; en dépit du train qui va (peut-être) être pris par « lui« -même, à 21 heures à la gare d’Arezzo… _ à y réfléchir _ devant le miroir du cabinet de toilette de la chambre nuptiale (numéro 9) d’il y a quinze ans (avec nous « spectateurs«  du film témoins de ce mouvement capital !!! de l’esprit de James : capté par le miroir !) : comme si la vie

(et le personnage de sa compagne lui soufflant mais sans pression alors : « Reste !… » ; et en jouant à bégayer sur son prénom : « J-J-J-J-James« ...)

lui faisai(en)t infirmer et renverser in fine la thèse exposée, soutenue et défendue en son livre : la non-prévalence de l’original sur ses copies ;

il est vrai, toutefois, que le « sous-titre«  de l’essai (moins « vendeur« , aux dires de l’éditeur, que le « titre«  retenu, « Copie Conforme« …) était « La Copie : un chemin vers l’original« … : soit un éloge de la « reprise-poursuite-approfondissement« , alors, peut-être… ; ou aufhebung _,

dans la magique séquence finale…

Quels sens donne à un tel scénario _ via ses « tireurs de ficelles«  : Don Alfonso et Despina _ un Da Ponte, en son livret en son « dramma giocoso » ?

Et qu’en fait un Mozart, ensuite (et génialement !), d’après ce (premier) fil (italien : veneto-napolitano-ferrarais…)-là du livret et des dialogues, en sa géniale musique ?..


Et qu’en a « appris » Abbas Kiarostami _ ainsi que William Shimell, aussi ! _ lors de la mise en scène aixoise opératique de l’été 2008 ?

Fin de l’incise à partir de l’anecdote mozartienne :

Abbas Kiarostami ayant finalement choisi de remplacer, à l’écran, François Cluzet _ initialement pressenti pour le rôle de « lui« , face à la (sublime !) « elle«  de Juliette Binoche, nous révèle, page 146 de son superbe et très éclairant Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité, Frédéric Sabouraud : quant à cette « piste«  de distribution initiale ; le livre ignorant (encore, à sa parution) le choix de distribution effectif… _ par l’étrangeté (virile) qui « résiste » (pas mal du tout… : quelle belle « douceur » froide, mais combien « vibrante« , à la fin ! sur son visage si éloquemment « remué » mal rasé…) du baryton anglais William Shimell

dont le metteur-en-scène auteur du film avait pu tout spécialement « apprécier« , déjà, le « jeu » en le dirigeant (en chanteur, cette première fois-là : mais c’était le chant qui, là, faisait presque tout !), sur la scène du Festival d’Aix-en-Provence,

dans le rôle du « tireur de ficelles » de Cosi : Don Alfonso,

en juillet 2008 (à huit reprises : du 4 au 19 _ et il se trouve que j’étais présent à Aix ce 19 juillet-là ! à rencontrer Michèle Cohen pour préparer ma future conférence à La Non-Maison (elle eut lieu le 13 décembre suivant) sur le sujet de « Pour un Nonart du rencontrer«  !.. _  sur les tréteaux de bois du Théâtre de l’Archevêché aixois, donc).

Pari superbement réussi.

Le « James Miller » _ « Jacques Meunier« , en français _ de ce film étant sans doute aussi, pour partie au moins, quelque « morceau » _ d' »absence » ferme, élégante et comme flegmatique : à la fois « froid«  et « doux« , « lui«  dit-« elle« , en la séquence finale du film, allongée sur le lit dans sa robe flottante marron tendre ; et tout sourire ; « froid« , non, lui répond-il… _ d’Abbas Kiarostami lui-même, face _ peut-être ? mais je n’en sais rien ! _ à celle qui avait été sa partenaire (« réelle« ) dans la vie :

soient lui-même et la mère de ses fils ;

ayant eu, de facto, à se séparer : dans les années 70…

Sur le sentiment qu' »elle« , dans Copie conforme, éprouve de son « absence«  (« absence » à « elle » ainsi qu’à leurs fils) à « lui » (flegmatique, faisant le choix existentiel de n’être (presque) rien qu' »en son monde » (surtout professionnel _ cf l’échange décisif ! avec la patronne maternelle et perspicace dans le petit café de Lucignano) à « lui » _ ainsi qu’il en revendique « le droit« _ ; et pas assez « avec » « elle« , ni avec leur fils ; et qui porte son nom de famille…), dans le film,

cet excellent « résumé » de Jean-Luc Douin dans un très pertinent article (à part le malencontreux choix du titre (sans doute n’est-il pas, lui, pas de l’initiative de l’auteur de l’article !) : « « Copie conforme » : Kiarostami, un virtuose de l’illusion » :

Kiarostami étant fondamentalement et viscéralement un « réaliste » :

c’est seulement parvenir à percevoir et comprendre (puis nous le faire ressentir) le « réel » en toute sa complexité !

ses effets (en volutes et feuilletages ! mais ô combien « réels » _ à la Ronald Laing : Nœuds ; le livre est paru en 1970… _) de malentendus autant que d’ententes : tissant et retissant, en tensions, leurs croisements et décroisements quasi permanents et renouvelés_ à jours ! : une dentelle charnelle à vif !!! _, tout particulièrement !

qui, et de part en part, et rien que cela, et radicalement,

le « mobilise » !!!)

article paru sur le site du « Monde » , le 18 mai :

« On ne peut parler de guerre des sexes chez Kiarostami,

mais plutôt de malentendu _ oui ! mais vertigineux et assez douloureusement sensible en la spirale et l’induration de ses effets et conséquences croisés : la distance, l’absence, l’éloignement, la séparation, la rupture, le divorce ; entremêlés d’élans d’amour et de tendresse, et pas que de désirs (même charnels : en leurs rapprochements)…

Les hommes, chez lui, vivent dans l’illusion _ égocentrée _ que l’amour des femmes leur est acquis _ voilà _ et qu’ils n’ont pas besoin _ voilà encore _ de donner _ eh! eh ! _ sans cesse des preuves _ un tant soit peu tangibles, signalétiques _ d’affection.

Tandis que les femmes ont une conscience _ moins égocentrée _ aiguë de l’insécurité _ qui les trouble et les agite. Elles craignent d’être délaissées _ quittées : pour une autre ? ou pour le travail (parfois passionné de certains hommes) _ et réclament des gages _ plus perceptibles, sinon ostensibles _ d’amour, des rappels _ voilà _ de complicité _ se tissant… Leur sérénité _ à conquérir et établir, construire, fonder _ passe par la certitude _ subjective et « demandée«  sans cesse : à sans cesse « recevoir » du partenaire la leur « donnant«  _ de pouvoir compter _ subjectivement _ sur un homme assumant _ et en en donnant quotidiennement quelques signes, quelques marques : renouvelées _ ses devoirs d’époux et de père. Un homme qui serait là _ présent, et non absent : ni au figuré, ni au propre ! voilà l’axe du film ! _ aux bons moments, qui n’oublierait pas leur anniversaire de mariage et qui aurait conservé, comme elles, le souvenir des heures magiques de leur idylle«  :

c’est très parfaitement résumé là !..

Confiance et entente (amoureuses : intimes !) se forgeant dans la douceur et la tendresse au fil _ rasséréné _ des jours (l’intimité est « un rapport » ! dynamique, elle est une tension vectorielle…) ; l’époque présente étant, elle _ tellement bousculante et bousculée qu’elle est : elle tend le plus souvent à « consister« , hélas, seulement en son « inconsistance«  même, sinon carrément son vide abyssal… _ plutôt « au stress » : stress qui nous expulse de tout, en nous mettant sans cesse hors de nous et hors de liens vivants et aimants et confiants à quelques autres, proches, très proches ; ou croisés et rencontrés :

cf l’analyse là-dessus, de Michaël Foessel, le très important (lucidissime et très fin) : La Privation de l’intime (+ mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« )…

A propos de Don Alfonso _ j’y reviens in extremis _,

ainsi que du « touriste français » « d’un certain âge » (superbement) incarné par Jean-Claude Carrière, croisé sur la piazzetta de Lucignano _ dans la fiction du film, du moins _, et « donneur » _ gratuit et généreux (gentil ! partageur d’« humanité« …) en cette rencontre impromptue (alors qu’il sait aussi se mettre en colère : avec un correspondant  au telefonino ! en un détail de mise en scène qui a son sens, comme tout dans le cinéma si « riche«  de Kiarostami !) _ du « bon conseil« ,

ceci _ encore, et pour finir _ :

Vive l’attention ! Vive la déprise (de l’humour sur soi) ! Vive l’ouverture de l’amour vrai !

Vive la sagesse du mûrir

et du questionnement distancié…

Vive la générosité !

Quant à l’essai _ très éclairant ! _ de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité,

il balaie magnifiquement

en fouillant vraiment en profondeur

tout le champ de l’œuvre kiarostamien _ avant Copie conforme tourné en 2009 _ en 322 pages :

à la fois il l’analyse de très près ;

et il le « situe« 

_ cf l’usage de ce concept de « situation«  par Martin Rueff en son important « Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« …

et cf à la suite mes articles : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue«  _

et en la culture iranienne _ depuis le zoroastrisme ! bien plus loin que l’Islam, même shiite _  ;

et dans le champ de la modernité, tant cinématographique et artistique que philosophique…

Les titres de ses chapitres

(depuis l’Introduction : « Questions autour de la modernité » jusqu’à la Conclusion : « Peut-on encore être persan ?« )

sont déjà, en leur imparable justesse, parfaitement éclairants :

I _ « L’étrange proximité de la fiction kiarostamienne« 

II _ « Un récit d’émancipation et de contournement« 

III _ « Le cinéma rendu visible« …

Car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer,

consiste à intégrer dans l’intelligence et sensibilité à l’époque

_ ainsi qu’à la condition de « sujet humain«  (moins « in-humain«  !) ; sujet s’extirpant du statut réificateur d’« objet«  ! _,

car l’étrangeté _ et la grâce ! _ de ce cinéma-là, si puissamment singulier, d’Abbas Kiarostami, en son œuvrer

consiste à

intégrer dans le dispositif _ ou « agencement«  _ d’intelligence et sensibilité à l’époque

la place _ et la dynamique _ du spectateur activement attentif, donc _ « revisitant » ainsi « le cinéma«  ! _,

à ce que l’auteur, en l’occurrence ce génial Abbas Kiarostami, réussit à lui donner, le lui montrant,

en son art

qui tout à la fois lui-même et se montre et s’efface _ par sa propre « retenue » et son auto-ironie _

au profit de l' »évidence« 

_ laquelle est un un événement (et un avènement) ! cf l’analyse que fait de ce concept Jean-Luc Nancy :

« l’évidence pensive«  (celle d’« un autre monde qui s’ouvre sur sa propre présence par un évidement« ),

« est celle qui, dans son sens fort, n’est pas ce qui tombe sous le sens,

mais ce qui frappe

et dont le coup ouvre une chance pour du sens.

C’est une vérité, non pas en tant que correspondance avec un critère donné, mais en tant que saisissement.

Ce n’est pas non plus un dévoilement _ ponctuel et définitif _,

car l’évidence garde toujours un secret ou une réserve essentielle : la réserve de sa lumière même, et d’où elle provient«  :

cette citation de « L’Évidence du film : Abbas Kiarostami » (aux Éditions Yves Gevaert, en 2001) se trouve page 97 de l’essai de Frédéric Sabouraud : Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité_


au profit de l' »évidence » _ ainsi nancéennement entendue _ du seul « réel« 

à découvrir « vraiment » : le plus « réalistement » possible, par conséquent !

par nous…

Nous sommes là à mille lieues du fantastique ! et de sa « poudre aux yeux »

détournant de la quête

de la vérité du « réel »

D’où cette articulation prodigieuse _ comme rarement en d’autres œuvres ! j’en ai cité plus haut quelques unes qui lui sont fraternelles : Faulkner, Joyce, Virginia Woolf, Thomas Bernhard, Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész, Francis Bacon, Lucian Freud, Bela Bartok… _

de la « visibilité » même « du cinéma«  (en effet ! mais sans maniérisme, ni hystérisation de l’artiste ! ainsi « revisité » ! le titre de Frédéric Sabouraud est parfaitement justifié !)

et d’une « proximité » éminemment lucide à ce qui nous est ainsi (= ainsi dégagé, exhumé, désensablé par cet art) montré, découvert _ mais avec une fondamentale « retenue » aussi, de la part d’Abbas Kiarostami ! _ à partager-constater _ en y faisant (= y jouant) « notre partie«  de l’effort pour y accéder : c’est un apprentissage, une conquête toujours personnelle ! _ du « réel« ,

avec (et par) la médiation la plus fine et légère (ou la moins épaisse et lourde : « retenue » ! donc, elle aussi…) possible

d’une conscience de la « distanciation » _ brechtienne ! et benjaminienne, aussi… _ de la part du « spectateur » que nous sommes, ou devenons _ = avons à devenir : c’est un appel ! sinon une « vocation«  _, en acte,

« appelés« , nous aussi, à devenir, à notre tour, « sujets de nos vies« ,

à travers la circonstance _ j’en fais un concept : au singulier ! _ en majeure partie fortuite

de nos rencontres…

Un éclairage passionnant que ce très riche et très juste essai de Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami _ le cinéma revisité : très vivement recommandé !..


Titus Curiosus, ce 23 mai 2010

_ avec quelques rajouts (suite à ma troisième vision du film Copie conforme, le vendredi 28 mai ; puis la quatrième, le vendredi 4 juin : toujours avec le plus vif plaisir de découvrir de nouveaux « détails« )…

De la place de la pudeur dans l' »intimité Plossu » : conversation à distance…

25fév

Pour continuer d’explorer l’intimité dans la poïétique des artistes qui me touchent le plus,

telle Elisabetta Rasy _ cf mon article du 22 février : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy » _,

ou tel Bernard Plossu _ cf mes articles du 27 janvier : « L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma” » ; et du 14 février derniers : « Bernard Plossu de passage à Bordeaux : la photo en fête ! pour un amoureux de l’intime vrai… » _,

voici un article, « Plossu Cinéma au FRAC PACA » _ signé Nathalie Boisson _, du magazine (gratuit) marseillais Ventilo tel qu’il vient de m’être transmis, hier soir, par l’ami Bernard Plossu :

De :   Bernard Plossu

Objet : Trans. : suite mail précédent interview Taktik Ventilo en fait !!
Date : 24 février 2010 19:15:11 HNEC
À :   Titus Curiosus

interview dans la revue Ventilo

plo

—–E-mail d’origine—–
De : Denis Canebière

A : Bernard Plossu

Envoyé le : Mercredi, 24 Février 2010 17:03
Sujet : suite mail précédent interview Taktik Ventilo en fait !!


Bernard,
Dans mon mail précédent, je te parle de Taktik qui est l’ancêtre du journal gratuit actuel Ventilo !
C’était au siècle dernier !
Correction donc !
Il s’agit de Ventilo et pour me faire pardonner, au cas où tu ne l’aurais pas déjà, voici le lien : http://www.journalventilo.fr/expo/ 
Amitiés
Denis C

Le voici donc ici aussi ! Farci, selon ma coutume, de commentaires miens (en vert)…

expo

Plossu cinéma au FRAC PACA

Publié le 24 fév 10 dans Expo

L’interview : Bernard Plossu

Rencontrer Bernard Plossu, c’est un peu comme réactiver la célèbre formule de Lautréamont : « Beau comme la rencontre _ voilà _ fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » _ en un peu moins potache (!) et surréaliste, probablement… C’est convoquer _ gentiment ! _ une esthétique de la surprise _ en effet ; en douceur _, une poésie du quotidien où la beauté est une trouvaille fugace _ c’est tout à fait cela ! à apprendre à accueillir… Généreux _ et comment ! _, le photographe a accepté de partager une partie de sa sagesse _ ça peut se dire ainsi… _ en se soumettant au questionnaire de Sophie Calle _ même si assez peu plossuïen (ou plossuïenne : pour la dame) ; et c’est un euphémisme ! : remarquer le niveau particulièrement gratiné de « négativité«  de la moindre des pistes proposées par ce « questionnaire«  callien ! : « mort« , « rêve« , « détester« , « manquer« , « renoncer« , « défendre« , « reprocher«  et « servir«  ! nous voilà en plein dans l’air nihiliste du temps ; et donc aux antipodes d’un Bernard Plossu !!! mais Bernard n’entre pas dans ce piège… _, puis de se dévoiler _ un peu : avec délicatesse _ le temps d’un abécédaire improvisé _ pourquoi pas ?

Plossu-portrait.jpg


Quand êtes-vous déjà mort ?

Je suis mort de douleur en 1985, mais je ne révèlerai pas pourquoi. En revanche, je suis retourné à la vie en 1986.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Eh bien je les rêve encore. Plutôt que de rêves, je parlerais du réel de l’enfant _ « réel«  tout imaginatif, ludique ; lire là-dessus (le génial) Winnicott… _, et en ce qui me concerne, un enfant qui lisait beaucoup de bandes dessinées et a donc appris à cadrer avec la ligne claire très tôt _ un élément important dans l’historique de la poïétique photographique Plossu ! A quand, après le Plossu Cinéma, un « Plossu BD ligne claire«  ?.. Ce qu’il y a dans le carré explique _ fait comprendre _ tout le reste, ce qui se passe autour _ le hors cadre : le monde autour… Et en fait la photo, c’est la mise en rectangle ou en carré des leçons _ voilà comment procède l’intuition foudroyante (à mille à l’heure) de l’artiste _ que j’ai apprises _ voilà ! quand la plupart n’apprennent jamais rien ! de rien ! ni de personne ! ah ! la pédagogie ! quel art d’atteindre (= dégeler ; et disposer à l’élan et à la joie de réfléchir) les cervelles !… _ de la ligne claire en BD. Donc, ce ne sont pas les rêves d’enfant, c’est plutôt le côté rêveur _ à la Bachelard (l’art de la rêverie), alors ; pas à la Freud (et le rêve nocturne : inconscient, lui) ; ou plutôt « le côté joueur« , à la Winnicott !.. Un très grand ! A re-découvrir ! _ d’une vie d’enfant _ continué toute sa vie d’adulte par l’artiste, « jouant«  : mais oui !!! on ne peut plus sérieusement et joyeusement à la fois. Vivre, c’est « habiter«  la vie « en poète«  : en dansant… Et c’est divin : cf Nietzsche : « je ne croirais qu’en un dieu qui sache danser«  !…

Citez trois artistes que vous détestez
Le mot est trop fort _ un peu violent _, il y a _ seulement _ une énergie _ voilà ! _ qui ne me correspond pas _ simplement… _ : « entrer en correspondance«  avec une énergie est bien, en effet, la « proposition«  de l’artiste ; et au spectateur, lui, et alors, de « se connecter«  ou pas (« à la chinoise«  : cf François Jullien, par exemple dans La Grande image n’a pas de forme…), à l’énergie « proposée« , en fonction de la co-disposition des formes (elles-mêmes encore un peu mouvantes ; et plus ou moins émouvantes) présentées, par cette œuvre rencontrée, venant entrer ici et maintenant en composition avec ses propres dispositions cinesthésiques du moment (de cette rencontre avec l’œuvre) ; ou de toujours, aussi : c’est cette « connexion« -là que Baldine Saint-Girons nomme on ne peut mieux proprement « acte esthétique » (son livre, passionnant, est magnifique !) ; et souvent, sinon le plus souvent même, nous, spectateurs potentiels, nous y refusons, à cette « connexion«  d’énergies, nous n’y sommes pas prêts ; ou carrément la rejetons ; et ce pour des raisons de non agrément qui peuvent même être, parfois, parfaitement fondées !.. D’autres fois, et même le plus souvent, nous subissons seulement les conditionnements des autres, sous forme de goûts (socialement) institués (c’est ici qu’on peut lire Bourdieu ; ou Lahire ; ou Nathalie Heinich…), formatés, et figés, fossilisés ; et notamment sous l’aspect de « modes«  (sociales ; et idéologiques). Bref, que ce soit pour de bonnes, ou pour de mauvaises raisons, je veux dire qui soient fondées ou pas, nous nous anesthésions nous-mêmes le plus souvent face aux « propositions«  (ludiques pourtant) des œuvres des artistes… En peinture, je n’aime pas Fernand Léger, De Stael, Mathieu _ trop massifs, probablement ; voire, pour le dernier du moins, poussifs, ajouterais-je… En photo, plutôt que de nommer _ un Gary Winogrand ? un Sebastiaõ Salgado ?.. là, c’est moi seul qui m’avance ! pas Bernard ! _, je préfère ne dire que ce que je n’aime pas : le trop grand angle _ trop embrassant, mal étreignant… _, le spectaculaire _ voilà ! soit l’inverse de ce que je qualifierais de l’attention fine du  « choix de l’intime«  plossuïen… _ qui en fonçant le ciel des images rajoute _ vulgairement : en surlignant ; pour les un peu trop lourds, ou pas assez finauds, qui risqueraient, les disgraciés, de ne pas assez vite « piger » ce qu’il y aurait ici à leur « communiquer« , en le pointant plus fort du doigt : ce sont, ceux-là, des « communiquants«  (et ils « savent faire »…) ; et on comprend que le succès, via les médias, leur arrive ; et se répande, massif : c’est plus gros et facile à repérer (comme « marque«  de fabrique)… _

le spectaculaire qui en fonçant le ciel des images rajoute, donc, une couche au drame _ à ces « couches«  massives lourdingues, la touche toute de vivacité de Bernard Plossu préfère un grain léger très fin… C’est exactement le même principe qu’au cinéma, lorsque la musique devient _ pléonastiquement _ dramatique _ trémolos aidant _ pour que le public soit bien conditionné _ et pris : voilà ! Une bonne photographie, c’est une photo qu’on _ ou qui ? _ ne doit pas conditionner à l’avance _ ce qu’Umberto Eco baptise du joli nom d’« œuvre ouverte«  Enfin, je n’aime pas le manque de pudeur _ voilà le mot-clé lâché. Ils sont plus que trois, les photographes qui font de mauvaises photos de nu _ par exemple : trop près d’être « pornographiques«  ! _ et n’ont pas compris que la plus grande beauté de la photo, c’est la pudeur _ et on en trouve quelques unes, de ces photos de « nu«  éminemment pudiques, dans l’œuvre Plossu, sans chercher très loin.

Vous manque-t-il quelque chose ?
Vu la passion _ voilà : sans ce moteur (proprement thaumaturge), que peut-il jamais se faire, en Art du moins (mais dans la vie aussi) ?.. rien qui ait de l’élan, en tout cas… _ que j’ai pour l’objectif de 50 mm, il ne me manque rien, je crois _ c’est magnifique ! Bernard n’a rien, lui, chère Sophie Calle, d’un frustré : de Sophie Calle, je me souviens surtout de l’inénarrable « No sex to-night » : quelle sublime expérimentation ! Combien de gogos suivent cela ?.. Le 50, c’est l’objectif de la redoutable intelligence et de l’acuité visuelle _ voilà ! l’acuité du regard et son intelligence ! C’est une jolie métaphore que de s’apercevoir qu’un objet technique peut t’apporter _ en prolongement du travail propre de l’œil, en quelque sorte ; c’est à dire le déploiement de l’acte crucial du regard : sur ces « lunettes« -là, se faisant parfois « télescope« , et parfois « microscope« , bref : mouvement d’accommodation constant, on trouve une sublime remarque de Proust dans Le Temps retrouvé ; le passage est fort justement célèbre… _ l’âme _ voilà _ que tu recherches _ et c’est la tienne, l’artiste ! qu’il te faut simplement désherber de ce qui l’encombre… _, et en même temps c’est un choix très rigoureux _ au résultat photographique net et impitoyable (y compris avec du flou !)…Et c’est aussi cela que je trouve dans le cinéma (= l’œil en mouvement formidable) d’Antonioni…

Sur cet œil-là « au travail« , je conseille le très beau journal de travail du film Par delà les nuages (Al di là delle nuvole), en 1995, qu’a tenu très scrupuleusement Wim Wenders : Avec Michelangelo Antonioni _ chronique d’un film (aux Éditions de l’Arche, en 1997)… C’est un document irremplaçable sur la poïesis du cinéaste Antonioni _ à l’œil incomparablement photographique ; là-dessus j’ai écrit tout un essai : « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise« , avec ce sous-titre un peu explicitatif : « Un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni«  : inédit…

A quoi avez-vous renoncé ?
Aux voyages lointains, pas uniquement à cause de l’âge, parce que j’ai déjà beaucoup voyagé, mais aussi parce que les pays « motivants » ont été complètement matraqués _ oui _ de voyages organisés, où les gens _ débarqués en « touristes«  et constamment pressés… _ ont abusé _ oui _ de la photo et emmerdé le Tiers Monde _ oui _ en leur mettant un numérique sur le nez sans aucun respect, aucune pudeur _ par rien moins que « vols d’âmes«  Il faut voyager en ami _ mais oui _, pour partager ses photos _ et être « reçu » avec une hospitalité « vraie«  _, pas en conquérant _ que de malotrus prédateurs (= touristes grossièrement voyeurs en même temps qu’exhibitionnistes) de par tous les déserts (forêts, montagnes) les plus reculés du monde, désormais !..


Que défendez-vous ?

Les jeunes photographes, passionnément _ mais oui ! Et, je déteste qu’on dise d’un jeune photographe qu’il me copie. Il ou elle a tout à fait le droit de copier _ = prendre modèles, pour « commencer«  _ ses aînés _ qui l’ont simplement « précédé«  dans le temps ; c’est-à-dire « essayé«  déjà, eux aussi, un peu, avant lui-même… _ pour se trouver _ voilà, voilà le but : un artiste a à « se former« , peu à peu, acte après acte, avec patience et obstination, afin de « se découvrir« , peu à peu, et « devenir« , enfin, peu à peu aussi, et de plus en plus, et de mieux en mieux, presque « lui-même«  (la coïncidence n’étant qu’un idéal asymptôtique ! jamais complètement pleine ! ni, encore moins, et heureusement, définitive ! il y a toujours, et joyeusement, à continuer à « œuvrer«  !) ; l’identité se construit (toute une vie) dans la multiplicité des rencontres, des apports, des échanges, des « introjections«  assumées et dépassées ; et surtout celles, rencontres, qui sont « vraiment«  fécondes et « vraiment«  ouvertes ; pas dans la fermeture et l’isolation ! qui sont pauvreté ; et négation de soi ! Moi aussi, j’ai copié _ c’est-à-dire imité : « mimesis«  est le mot qu’employaient Platon et Aristote… _ tout le monde _ comme les peintres débutants (et continuant toujours à se former, évoluer), apprennent en imitant les maîtres (= en apprenant d’eux et par eux) ; l’isolement est une stérilisation ! une barbarie ! qu’on y réfléchisse un peu plus et mieux à l’heure de la diminution imposée (pour raisons de « saine économie« , qu’ils serinent et claironnent ! en pratiquant la charité la mieux « ordonnée«  qui soit, bien entendu, ces « vertueux«  en exhibition ! ici, lire Molière, en plus de La Fontaine…), à l’heure de la diminution imposée des horaires d’enseignement (eh ! oui !) en classe… Là-dessus, lire aussi l’indispensable Prendre soin _ de la jeunesse et des générations du vigilant et infatigable et passionnant Bernard Stiegler… L’exposition Plossu cinéma, ça n’est que _ ici, comme une exagération orale : rhétorique… _ de la copie de cameramen

_ ceux d’Antonioni ; ou le Coutard de Godard : cf la phrase, page 180 de Plossu Cinéma, dans l’échange magnifique et si important avec Michèle Cohen dans la voiture entre la Ciotat et Aix : « Récemment je t’ai écrit que je trouvais les scénarios d’Antonioni rasoirs et bourgeoisement convenus ; mais je dois, je me dois, en homme d’image, de dire que la photographie de la trilogie en noir et blanc est grandiose ! La Notte avait pour directeur de la photo Gianni di Venanzo, L’Avventura, Aldo Scavarda, et L’Eclisse, Enzo Serafin _ Bernard le sait par cœur ! Comme c’est étrange que ce soient trois directeurs différents ! Pourtant le ton, ultra photographique, est si semblable : du coup totalement du Antonioni ! La séquence de la fin de L’Eclisse, ces quinze ou vingt minutes tout en photographies filmées, est tellement belle, tellement moderne, comme on aime à dire maintenant, d’un mot qui veut tout dire vaguement.«  Etc.. Et Bernard de citer derechef Raoul Coutard, par exemple dans Alphaville de Godard… « Le rôle des « directeurs de la photo » n’est pas assez connu du public. Les musiques, après tout, font parler d’elles au cinéma. Alors pourquoi ne parle-t-on pas plus des photographes de films ? » Voilà !.. _, et c’est ce que j’aime dans cette expo _ Plossu Cinéma _, montrer d’où je viens _ ce que Alain Bergala nomme, dans sa contribution (aux pages 16 à 27), dans le livre, si beau, Plossu Cinéma : « Le cinéma séminal de Bernard Plossu » : « séminal » en sa poïétique photographique ! rien moins !.. Fin de l’incise sur la photo au cinéma lui-même ! _

Il y a un côté courageux et culotté de montrer ses racines _ voilà _ et de dire qu’on a copié _ c’est-à-dire qu’on s’est « inspiré » des autres, tout simplement… Nul n’est une île !

Que vous reproche-t-on ?
De faire trop de livres. L’expo du FRAC montre à quel point je fais des livres comme un cinéaste fait des films. Je fais deux sortes de livres : les purement créatifs ou expérimentaux, comme Plossu Cinéma _ sur une idée (de génie !) de Michèle Cohen, la directrice de la galerie LaNonMaison à Aix-en-Provence : comment le petit Bernard est devenu Plossu ! _, qui correspondent à mon langage _ ainsi que sa poïétique, en mon vocabulaire (cf Le Poétique de Mikel Dufrenne, en 1963, aux PUF)… _, et les commandes _ ce sont celles-là qui lui sont reprochées (ou plutôt, en fait, jalousées !) ; cf mon article d’indignation du 15 juillet 2008 : « Probité et liberté de l’artiste« , à propos d’une critique acerbe à l’égard du si beau et si juste (= si rigoureux dans la réalisation de ses objectifs) Littoral des lacs, une « commande« , en effet, du Conservatoire du littoral pour les deux départements de Savoie… L’article n’a pas vieilli ! Donc, au final, ça fait beaucoup _ soit une œuvre ! Mais cette démarche a permis _ oui ! Eluard dit que le poète est « moins l’inspiré que l’inspirant«  _ à d’autres jeunes photographes d’oser _ oui ! on est d’abord timide ! trop craintif, pour la plupart… _ le faire. Au fond, un éditeur a plusieurs auteurs pour vivre, pourquoi un auteur n’aurait-il pas droit lui aussi à plusieurs éditeurs ?

A quoi vous sert l’art?
L’art sert

_ un mot bien ambigü… ; mais l’art a toujours des visées, en effet ; même s’il n’est jamais simplement « moyen«  en vue d’une rien qu’« utilité«  (servile) ; auquel cas, il s’agit seulement d’une « technique« , mécanique et reproductive : mécanisable… ; et quant à l’Art (avec la majuscule) servile, il s’agit de celui des propagandes, et pas seulement celles, plus commodes à stigmatiser (tant elles sont peu discrètes), évidemment, des régimes totalitaires !.. Par exemple, ce pseudo Art admirable qui se met au service relativement discret des saints et saintes « Communication« , « Idéologie » (relookée et maquillée style invisible-imperceptible, désormais) et « Marketing« … _

l’art sert, donc, avant tout à partager (pour les autres _ ce qu’il donne à ressentir et éprouver : merci de cette générosité inépuisable… _) et à être curieux (pour soi _ et à l’infini : et Titus Curiosus d’opiner ! à son tour… _). Je dis souvent à mes élèves de ne pas s’intéresser _ de manière désintéressée : cela ne se forçant pas… _ qu’à la photo _ certes ! les « voies«  du sens et de la sensibilité (et donc de la création : tout ensemble !) sont multiples ; et s’interconnectent, aussi !.. Aujourd’hui, je rentre du jardin de Monet à Giverny. A quoi sert ce jardin ? Il a été un prétexte, « un motif » _ oui ! qui met en « mouvement » et « émeut« , rend plus « mobile«  : voilà son étymologie ! il « inspire«  ; et fait mieux respirer ! _ pour l’art de Monet _ lui-même, d’abord _, et il a tellement marqué l’histoire de l’art que c’est devenu un jardin pour le monde entier. On retombe sur cette idée de partage entre le particulier et l’universel _ et du jeu d’ouverture entre ce qui est « dans«  le cadre, et ce qui du monde autour y entre, « venant y pénétrer«  discrètement, presqu’invisiblement, aussi, pour qui s’y sensibilise, à ce « cela«  (presqu’invisible) du monde, avec et grâce à l’artiste, qui nous le fait ainsi délicatement « entrevoir« , percevoir et recevoir ; a contrario des foules d’« anesthésiés«  (et donc insensibles, sourds, aveugles, etc.., Béotiens satisfaits d’eux-mêmes, « idiots«  au sens littéral du terme !) « auto-anesthésiés«  par précaution ; en expansion, hélas, par les temps qui courent : l’humanité est en train d’en crever !.. Cf la fausse sagesse mesquine (criminelle autant que suicidaire pour la civilisation !) des trois singes… D’où la bêtise sans nom et le crime grave qu’est l’absence d’apprentissage véritable (grâce à un enseignement, d’abord, effectivement digne de son nom ! suffisant ! et pas light !) et suffisamment développé de ce que sont les démarches d’Art (= la poïesis en acte et en œuvres !) à l’école : au lycée !!! L’art, c’est aussi un effort _ un geste, un écart, d’un millième de seconde même, le plus souvent… _ qui nous oblige à ralentir _ voilà : dans un monde de pressés, aux « ratiches«  si longues, qu’elles labourent le sol ! ceux-là ne sont pas des artistes !_, à ne pas faire comme cette personne qui vient de passer à toute vitesse avec son 4×4 _ ah ! les 4×4 ! et le mépris des autres… _ dans un endroit où il y a des gens _ qui passent, eux aussi ; et peuvent se faire écraser : par ceux-là, du 4×4, sans égard… L’art, c’est être capable de lever le pied _ tel le narrateur de Du côté de chez Swann, s’abîmant une heure entière à contempler en son détail, tellement luxueux, une haie (éblouissante en son éclat) d’aupébines… _, c’est lutter contre la vulgarité _ certes : que de faux artistes blin-bling, encore, courant nos rues, nos places, nos avenues ; et même nos palais de la république : avec la complicité obséquieuse des micros et caméras des medias ! cf mon article, par exemple, du 12 septembre 2008 : « Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling« …

PETIT ABECEDAIRE

Plossu

A comme… Afrique :

le continent de l’origine _ peut-être pas toute, tout de même… Mozart, ainsi, n’était pas « Africain« … Bernard parle ici surtout du jazz… et du rythme… _ de la musique, de la danse… L’Amérique ne serait rien culturellement _ hum ! hum ! _ sans la musique africaine. Tous les musiciens blancs, d’Elvis à Dylan, ont été influencés par elle _ certes ; mais ce n’est là qu’un type de musique : celui que diffusent le plus (et aident à « consommer«  et faire acheter, plus encore, sans doute…) les radios…

C comme… Chocolat :

j’aime beaucoup / Cézanne : j’avoue ne pas aimer ses verts et ses bleus _ moi si ! mais Cézanne est (comme il s’est reconnu lui-même !) un « couillu » ; Bacon, aussi : Bernard ne l’apprécie pas trop, lui non plus, je sais ; moi, si !.. _, pour moi le sud, c’est Soutine _ pulvérisant sublimement les clichés ! en effet ! _ / Cubisme : un photographe, c’est un danseur qui du haut de son entrechat voit cubiste _ merveilleuse définition ! qu’on se le dise ! Quand on bouge, les lignes de force _ oui ! voilà le vivant ! la « Nature naturante« , dirait un Spinoza, à côté des Chinois !.. se mouvant juste, juste en-dessous des « formes«  un peu moins (mais à peine…) mobiles, elles, et donc un tout petit peu plus (c’est affaire de degrés : infinitésimaux !) arrêtées ; un peu, à peine, moins musicales, en conséquence de quoi, ou un peu, à peine, moins rythmées, si l’on préfère, de la « Nature naturée«  ! Cf ici, en France (et même en Provence, au pays des cyprès qui s’élancent, se tordent…) un Van Gogh à Arles et Saint-Rémy ; ou un Cézanne se posant face à la Sainte-Victoire afin de la regarder se mettre à danser !.. _

quand on bouge, les lignes de force , donc,

que l’on voit tout le temps _ déjà ! et en relief, donc ! _ changent _ voilà : c’est là le bougé-dansé, musical, de Plossu ! La photo, c’est du cubisme en mouvement _ c’est magnifique !

E comme… Espagne :

j’adore y aller. C’est le pays du très grand photographe Baylon _ un grand ami ; et un complice en poïesis _ et du peintre Miguel Angel Campano.


H comme… Histoire / Hésitation :

donc la connaissance, mais le doute _ certes : lire Popper (et son critère décisif de « falsiabilité«  pour la « vraie«  recherche scientifique) ; ou Alain : « penser, c’est dire non«  Mais Hélas l’Histoire n’hésite pas à se répéter _ sans « leçons«  ; cf Hegel…

I comme… Italie !

A lui seul ce mot veut _ pour Bernard ; pour moi aussi : (presque) tout y virevolte et danse ; avec le charme de l’élégance et, aussi, passablement d’humour… _ tout dire…
Illusiones optica : le dernier film que j’ai vu.

J comme… Jawlensky :

j’aime ses portraits _ moi aussi : ils fouillent loin ; quelles profondes couleurs !..
Jalousie :

le sentiment le plus difficile à vaincre, à surmonter _ peut-être pas pour tous, pourtant…
Je :

Céline disait « Je, le pronom le plus dégoûtant » ou un truc comme ça. Je, c’est l’ennemi de l’intelligence _ quand le Je n’est qu’égocentrique, du moins ; mais il peut aussi être « départ de perspective«  (et de construction « vraie«  d’une « personne« …), par son ouverture, précisément, profonde et grave, en même temps que joyeuse, sans peur, sur l’altérité ; cf Montaigne… Ne pas trop le détruire, ce Je-là ! ni le « haïr«  (à la Pascal)…

L comme… Lumière :

en photographie, c’est le noir et blanc, le gris _ leur infini intense camaïeu ; le jeu profondément soyeux de leurs vagues. En beauté, j’aime celle _ si sensible par la tension calme et tellement puissante de sa quasi transparence flottante _ du nord : Vermeer, Brueghel, Constable…


N comme… Napoléon :

l’homme qui n’a pas hésité à faire mourir de froid des milliers de soldats pendant la campagne de Russie. Quelle folie de pouvoir envoyer des êtres humains mourir de froid ! _ sur le froid : lire Le Froid de l’immense Thomas Bernhard, avec son rire formidablement si « humain«  : « tout est risible quand on pense à la mort« … Un rire, à ce degré d’« humain« , qui nous manque très fort aujourd’hui ; même si nous avons, tout de même, l’immense, lui aussi, Imre Kertész (l’auteur du grand Liquidation) : en ces temps de « déshumanisation«  galopante…

Propos recueillis par Nathalie Boisson


Intime conviction

Au FRAC, l’exposition Plossu cinéma présente une œuvre singulière _ eh ! oui ! _ au carrefour de la photographie et du cinéma autour de cinq thématiques. Brillant !

Plossu.jpg

Montrer ses racines, dire d’où l’on vient _ en deux expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison d’Aix-en-Provence) et un livre tels que ce (en trois volets, si l’on veut) Plossu Cinéma _ est un exercice difficile _ a priori, du moins, dans une société assez intimidante et plutôt décourageante, en général. Il s’agit de se livrer _ oui : un peu, au moins… _ à travers l’autre _ effleuré : dans les photos _ tout en gardant une distance respectueuse, une distance amoureuse _ voilà ! Cette distance, c’est celle du regard de Plossu _ absolument ! Il s’est construit très tôt _ en effet ; par son regard même… _ à travers le cinéma de la Nouvelle Vague, où l’image, en prise avec le réel _ oui ! _, dénuée de tout artifice _ quel défi ! _, retrouvait de sa brutalité _ du moins de sa probité, de sa vérité et de sa liberté face au réel (et par là de sa force !) ; puis par l’exercice de plus en plus passionné de la photographie ! à la Plossu… Ces images constituent un double, une entité _ réalisée _ pour lui _ et qu’il lui fallait (existentiellement, humainement !) retenir (du vivre passant : qui passe vite…)… On retrouve à la lecture du Livre de l’Intranquillité de Pessoa quelque chose de cette doublure photographique interprétative, et plus précisément dans le regard de Bernardo Soares : « Voir, c’est avoir vu » _ avec la perspective, nourrissante, de la mémoire : une culture vive et vivante incorporée, en quelque sorte… Comment être proche et distant ? _ par le regard : voilà ! Comment être intime et pudique ? _ c’est l’essentiel !!! Pour l’artiste _ « vrai«  qu’est Bernard Plossu _, la pudeur est l’une des clés de la photo _ davantage : le sas « humain » obligé ! _ et c’est ce qui ressort de cette exposition _ oui ! oui ! _ où la réflexion _ du spectateur convié et comblé _ doit se saisir d’un paradoxe _ oxymorique, comme tout ce qui est essentiel ! _, des deux faces _ absolument indissociables _ de l’intime : « enfoui et fouillé, dedans et dehors »

_ lire aussi là-dessus mon article juste précédent (du 22 février) sur l’écriture sublime, en la sobriété de sa pudeur, d’Elisabetta Rasy, se retournant sur l’histoire de son « intimité«  avec sa mère, mise à vif (à pleurer ! sinon hurler…) lors du cancer terminal de celle-ci, dix huit mois durant, dans L’Obscure ennemie : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« 

L’intime opère _ voilà : il est dynamisant ! c’est un élan ! _ donc systématiquement dans un entre-deux _ absolument : se mouvant quasi reptiliennement, en danses… _, se situant entre l’apparition et la disparition _ oui ! _, la « monstration » et l’effacement du sujet _ avec, à la réception (active) de l’Homo spectator, encore, ce qui doit s’appeler un Acte esthétique du même ordre (clignotant !)… Le sujet ici, c’est à la fois _ et tout ensemble ! : l’« intime«  est une relation, un vecteur magnifiquement en tension : vers l’altérité désirée et à jamais possédée, hors de « saisie«  (et de « maîtrise« ) en tant que telle, de l’autre… _ celui qui est photographié et le photographe _ en un unique mouvement se déployant, dansé. Au spectateur, à travers ses déambulations au sein des cinq thématiques (« Plossu cinéma », « Le déroulement du temps », « Les cinémas de l’ouest américain », « Réminiscences » et « Train de lumière » _ de l’exposition Plossu Cinéma_), de se laisser porter _ oui : avec délicatesse et plénitude d’attention, aussi… en toute amitié… et avec douceur… _ par l’univers poétique et mystérieux _ qui tout à la fois vient nous cueillir et vient nous accueillir _ d’un homme _ « humain » !.. _ à l’âme voyageuse et au cœur cinéphile.

Nathalie Boisson


Plossu cinéma : jusqu’au 17/04 au FRAC Provence Alpes Côte d’Azur (1 place Francis Chirat, 2e) et à la Non-Maison (22 rue Pavillon, Aix-en-Provence). Rens. 04 91 91 27 55 / www.fracpaca.org

A noter également :
Le 27/02 à 14h au Cinémac (63 avenue d’Haïfa, 8e) : présentation en avant-première des films Le voyage mexicain
(30 mn) de Bernard Plossu et Un autre voyage mexicain (1h50) de Didier Morin,  en présence des réalisateurs.
Le 20/03 à 14h30 au FRAC, dans le cadre du Week-end Musées Télérama : projection du film Le voyage mexicain, en présence de Bernard Plossu et Dominique Païni.
Le 26/03 à 17h à l’Alcazar : rencontre avec Bernard Plossu autour du processus de création de ses livres : « Faire un livre, c’est comme faire un film », suivie d’une projection cinématographique.

Merci beaucoup à ce très intéressant article de Nathalie Boisson !

Celle-ci a su obtenir de Bernard Plossu _ et quasi mine de rien… _ des analyses (de son Art) profondes : absolument passionnantes ! Chapeau !

Titus Curiosus, le 25 février 2011

L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer

14avr

 Le premier volume d’un « L’Œil de l’Histoire » _ intitulé « Quand les images prennent position » _ que vient de publier Georges Didi-Huberman est consacré au travail (et œuvres !) de positionnement d’artiste face à la guerre (et aux nazis) auquel se livre Bertolt Brecht en son désœuvrement (théâtral _ de mise sur la scène) en un exil qui va durer de 1933 à 1948. « Son exil commence le 28 février 1933, au lendemain même de l’incendie du Reichstag. A partir de ce moment, il erre de Prague à Paris et de Londres à Moscou, s’établit à Svendborg au Danemark, passe par Stockholm, rejoint la Finlande, repart pour Leningrad, Moscou et Vladivostock, se fixe à Los Angeles, séjourne à New-York, quitte les États-Unis au lendemain de sa déposition devant la « Commission d’enquête sur les activités anti-américaines », se retrouve à Zurich avant de rejoindre, définitivement Berlin. Il ne sera pas revenu en Allemagne avant 1948 ; il aura donc passé quinze ans de sa vie _ né le 10 février 1898 à Augsbourg, en Bavière, Bertolt Brecht est mort le 14 août 1956 à Berlin-Est _ « sans théâtre, souvent sans argent, vivant dans des pays dont la langue n’était pas la sienne » _ selon l’expression de Bernard Dort en son « Lecture de Brecht » _, entre l’accueil et l’hostilité, celle notamment des procès maccarthystes qu’il eut à affronter en Amérique » _ pages 12-13. Comment l’artiste vit-il en artiste cet exil ? et la guerre ?


« Mais Brecht, en dépit de ces difficultés, voire de ces quotidiennes tragédies, sera parvenu à faire de sa situation d’exil une position _ artistique _ ; et de celle-ci, un travail _ artistique _ d’écriture, de pensée malgré tout« . C’est de ce « travail« -là (d’artiste !), et tout particulièrement en son très peu connu et si mal diffusé « ABC de la guerre«  » que rend compte, et magistralement, le travail d’analyse de Georges Didi-Huberman en ce « Quand les images prennent position« , soit le premier volet d’un « L’Œil de l’Histoire« 

« Exposé à la guerre _ de 1939-1945 _, mais ni trop près (il ne fut pas mobilisé sur les champs de bataille), ni trop loin (il eut à subir, fut-ce de loin, maintes conséquences de cette situation), Brecht aura pratiqué une approche de la guerre, une exposition de la guerre qui fut à la fois un savoir, une prise de position et un ensemble de choix esthétiques absolument déterminants« , dégage Georges Didi-Huberman, page 13 : et ce va être l’objet même du travail d’analyse de ce grand livre qu’est « Quand les images prennent position« . Et il précise : « Il est frappant de constater que le Brecht de l’exil soit aussi le Brecht de la maturité, comme on dit : le Brecht des chefs d’œuvre, « Le Roman de quat’sous« , « Grand’peur et misère du IIIe Reich« , « La vie de Galilée« , « Maître Puntila et son valet Matti« , « Le Cercle de craie caucasien« , etc… Il est frappant aussi _ surtout dans la perspective de notre objet ici ! _, mais très immédiatement compréhensible, que, dans une telle précarité de vie, le dramaturge se soit durablement tourné vers la production de petites formes lyriques : « Pour le moment », écrit-il dans son journal le 19 août 1940 (il se trouve alors en Finlande), « je suis juste bon à composer de petites épigrammes, huit vers, et actuellement plus que quatre. » Position obligée de l’écrivain en exil, toujours en instance de replier bagages, de repartir ailleurs : ne rien faire qui alourdisse ou qui immobilise trop, réduire les formats et les tempos d’écriture, alléger les ensembles, assumer la position déterritorialisée d’une poésie dans la guerre ou d’une poésie de guerre _ une affaire de rythme ! Poésie foisonnante, d’ailleurs, exploratoire et prismatique : loin de se replier sur l’élégie, loin de sacrifier à quelque nostalgie que ce soit, l’écrivain y multiplie les choix formels et les points de vue, ne cessant de convoquer _ oui ! _ toute la mémoire lyrique _ de Dante à Shakespeare, à Kleist ou à Schiller _, ne cessant d’expérimenter de nouveaux « genres » qu’il nommera tour à tour « chroniques », « satires », études », ballades » ou bien « chansons d’enfants » _ pages 13-14 : l’artiste convoque tous les (riches) moyens du bord ; et cherche, invente, crée, en avant !

« Or, il s’agissait partout, dans ces formes passagères ou cycliques, de prendre position et de savoir ce qu’il en est de la situation environnante, situation militaire, politique et historique«  _ une urgence vitale (pour soi comme pour la civilisation !) ; et face aux diverses propagandes et dés-informations…

C’est que « la position de l’exilé _ situation, mais surtout attitude (posture et positionnement) décisive ! _ rend « l’acuité de la vue » ou la « puissance du voir » (Schaukraft) _ voilà la faculté fondamentale ! à l’œuvre dans le travail (de pensée et d’artiste : peut-on les séparer ? Non !) de Brecht _ aussi vitale, aussi nécessaire que problématique _ et comme effet, d’abord, mais surtout, devenant cause féconde : de l’œuvrer ! _, vouée qu’elle est _ en sa situation forcée (d’exilé) de départ _ à la distance et aux lacunes de l’information » _ par les journaux et les radios. Ainsi « l’« Arbeitsjournal« , ce « Journal de travail » auquel il confie alors _ au quotidien, pardon de la redondance _ sa sensation _ son aisthesis _, n’est autre qu’un « Kriegsschauplatz » intime, le théâtre d’une guerre que se livrent, sur sa table _ même _ de travail _ déjà : l’artiste est un mobilisé permanent ; un combattant infatiguable et irréductible ! _, l’histoire singulière de sa propre vie errante, les histoires inventées de son art de dramaturge et l’histoire politique qui se livre partout dans le monde, au loin, mais qui le touche de si près _ en effet ! avec quelle force ! de sensation en Brecht _ en lui parvenant à travers ces journaux qu’il scrute, découpe et recompose _ déjà ! Brecht est fondamentalement un monteur-démonteur-remonteur _ chaque jour, obstinément » _ tel un taureau encagé provisoirement parqué dans un corral, pages 19-20…

Le « Journal de travail«  est _ déjà ! _ une « œuvre extraordinaire » « où se construisent ensemble, fût-ce pour se contredire, toutes les dimensions de la pensée brechtienne. C’est un « work in progress » permanent, c’est un « working progress » de la trouvaille, de l’écriture et de l’image.« 

Car « l‘ »Arbeitsjournal«  (…) ne cesse de confronter les histoires d’un sujet (histoires minuscules, après tout) avec l’histoire du monde tout entier (l’histoire avec un grand H). Il pose d’emblée, comme bien d’autres œuvres de Brecht, le problème de l’historicité à l’horizon de toute question d’intimité et de toute question d’actualité _ trois concepts majeurs : « historicité« , « intimité« , « actualité«  ; par là (= leur entrecroisement !), l’artiste est (ou se fait) un vivant un peu plus éveillé que certains autres... Mais il n’en rompt pas moins la stricte chronologie _ apparente et la plus communément partagée, forcément : par la force du calendrier (et les projecteurs et haut-parleurs des medias) _ par un réseau d’anachronismes issus de ses propres montages _ d’artiste _ ou constructions d’hypothèses _ de penseur : étant absurde de les séparer ! _«  _ issues de son génie singulier, de sa fantaisie d’artiste qui pense, qui cherche, qui invente, qui fait…

Georges Didi-Huberman commente ainsi cette analyse de l’« Arbeitsjournal«  de Brecht : « Il appartient donc ainsi à ce genre essentiellement moderne que l’on pourrait appeler le journal de pensée, que l’on retrouve chez Nietzsche, Aby Warburg, Hoffmannsthal, Karl Kraus, Franz Kafka, Hermann Broch, Ludwig Wittgenstein ou bien Robert Musil, en attendant Hannah Arendt, par exemple. Ce type de journal ressemble moins à une chronique des jours qui passent _ avec leur lot d’anecdotes et de sensations concomitantes _ qu’à un atelier provisoirement en désordre ou à une salle de montage dans laquelle se fomente _ se trame, s’élabore, se compose, se fait _ et se réfléchit _ en avant _ l’œuvre tout entière d’un écrivain, pas moins«  _ l’analyse, page 21, est magnifique de pertinence.

« Le journal brechtien de l’exil sera donc _ déjà, avant l’« ABC de la guerre«  _ un exercice méthodique de la liberté de passage _ magnifique expression : la liberté cesse-t-elle jamais, d’ailleurs, d’être « de passage«  ?.. Le reste étant affaire de degrés, sans doute… Alors même qu’il subit l’angoissant « temps de l’entre-deux », en 1940, Bertolt Brecht se donne _ en artiste usant en pleine liberté de son « génie » _ la souveraineté du jeu, de la mise en relation, du saut, du lien _ avec rythmes ad hoc _ entre des niveaux de réalité que tout semble _ superficiellement, voire trompeusement _ opposer«  _ soit la souveraineté (héraclitéenne : celle de l’enfant jouant) de l’artiste ! : nous sommes page 23.

Je pense aussi à « l’enfant » (créateur) de la troisième des métamorphoses (de l’esprit) de la première des paroles de Zarathoustra, juste après le « Prologue« , de l’« Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche… Georges Didi-Huberman y reviendra, surtout, en son très beau dernier chapitre, « La position de l’enfant : s’exposer aux images » (pages 185 à 256) ; avec cette formulation consacrée par lui à la « position«  même (de penseur honorant l’artiste en tout humain…) de Walter Benjamin : « Comme s’il fallait renverser les hiérarchies d’école et comprendre, aujourd’hui plus que jamais, le possible magistère de la position enfantine _ naïve, inquiète, excessive, mouvante, ludique, non doctrinale _ devant les images« , page 253. Avec encore cette formulation, synthétique de son analyse, page 254 : « Et Benjamin de conclure _ in « Fragments philosophiques« , page 145, un texte « fragment de 1919« , ainsi que le présente Georges Didi-Huberman, page 254 _ en affirmant que, devant ces images d’abécédaires _ scolaires _ l’enfant à la fois « s’éveille » à la réalité visible et « poursuit ses rêves » dans l’univers voyant de son imagination« … J’y reviendrai en conclusion de cet article ; puisque c’est aussi la concluion de ce « Quand les images prennent position«  de Georges Didi-Huberman…

Fin de l’incise sur l’enfance (de l’Art).

Et retour à la situation de Brecht « face à la guerre«  ; et « en situation«  (et « position« ) « d’exil«  :


Même si Brecht n’a pas attendu l’ouverture des hostilités militaires pour faire _ selon la « grande leçon de Georg Simmel« , indique Georges Didi-Huberman, page 25 _ « des « désordres du monde » en général, et de la guerre en particulier, le sujet par excellence de toute activité d’art _ qui ne soit pas mensonge : « Le désordre du monde, voilà le sujet de l’art«  _ énonce on ne peut plus clairement Brecht en ses « Exercices pour comédiens« , en 1940 (in « L’Art du Comédien« ).

Ainsi,

si « il est terriblement difficile d’exposer clairement ce à quoi l’on est soi-même directement, vitalement, exposé« , cependant « Brecht aura (-t-il) spontanément suivi le prétexte wittgensteinien selon lequel ce qu’on ne peut dire ou démontrer, il faut, déjà, le montrer.« 

Alors, en son « ABC de la guerre » qu’il commence en 1940, Brecht « renonçait à la valeur discursive, déductive et démonstrative de l’exposition _ lorsque exposer signifie expliquer, élucider, raconter dans le non ordre _ pour en déployer, plus librement, la valeur iconique, tabulaire et monstrative. Voilà pourquoi son « Journal de travail » _ déjà ; avant l’« ABC de la guerre » _ apparaît comme un gigantesque montage de textes aux statuts les plus divers et d’images également hétérogènes qu’il découpe et colle, ici et là, dans le corps ou le flux de sa pensée associative » _ d’artiste, page 25. « Images de toutes sortes : reproductions d’œuvres d’art, photographies de la guerre aérienne, coupures de presse, visages de ses proches, schémas scientifiques, cadavres de soldats sur les champs de bataille, portraits des dirigeants politiques, statistiques, villes en ruines, scènes de genre, natures mortes, graphiques économiques, paysages, œuvres d’art vandalisées par la violence militaire… Avec cette hétérogénéïté très calculée, le plus souvent puisée dans la presse illustrée de l’époque, Brecht rejoint l’art du photomontage, mais selon une économie qui reste celle du livre, quelque part entre le montage tabulaire et le montage narratif propre à la structuration chronologique de son journal«  _page 26.

« Probablement parce qu’une grande partie de son écriture était _ fondamentalement _ vouée à une exposition sur une scène théâtrale _ en effet ! _, Brecht manifeste, partout dans son œuvre _ et pas seulement en ses oeuvres pour le théâtre _, une étonnante Schaukraft ou « puissance de vue » » _ page 27.

« S’il ne travaillait jamais sans prendre position,

il ne prenait jamais position sans chercher à savoir,

ne cherchait jamais à savoir sans avoir sous les yeux les documents qui lui semblaient appropriés.

Mais il ne voyait rien sans déconstruire, puis remonter pour son propre compte, afin de mieux l’exposer,

la matière visuelle qu’il avait choisi d’examiner« 

_ soit un processus particulièrement décisif (détonnant, incisif et explosif) et déterminant pour l’idiosyncrasie du faire d’artiste de Brecht ; pour son génie propre à l’œuvre et en acte : la très belle et très juste formulation de Georges Didi-Huberman se trouve à la page 28… On ne saurait y insister assez…

« En 1955, alors qu’Edward Steichen fait circuler dans tout le monde occidental sa grande exposition de photographies intitulée « The Family of Man« , Bertolt Brecht publie à Berlin-Est, par le soin des Éditions Eulenspeigel, une sorte d’atlas photographique de la guerre intitulé « Kriegsfibel« , c’est-à-dire « ABC ou Abécédaire de la guerre » _ nous y voilà ! C’est un livre étrange et fascinant, souvent oublié dans les biographies et bibliographies brechtiennes. Il semble commencer _ ou recommencer, repartir de A à Z _ là exactement, en 1955, où finit le « Journal de travail » dont il pourrait être considéré comme le point d’orgue tout à la fois lyrique et photographique » _ et c’est l’objet de l’attention et de l’analyse de Georges Didi-Huberman ici. « Le montage, dans le détail » en est « complexe et subtil. On peut dire que sa composition a commencé dès 1940, précisément à l’époque où Brecht confiait à son « Journal de travail«  que, dans le « temps de l’entre-deux » imposé par l’exil, il n’était bon qu’à découper des images de presse et à composer quelques « petites épigrammes » de quatre vers«  _ pages 29 à 31.

Si « une première version (en) fut achevée dès 1944-45, alors que Brecht se trouvait encore aux Etats-Unis » ; et si « trois autres versions l’auront suivie ; en attendant que vingt planches supplémentaires, censurées en 1955, ne soient publiées en 1985 _ seulement ! _ par Klaus Schuffels ; puis, en 1994, par l’édition Eulenspiegel « , « Brecht aura mis une dizaine d’années _ marquées de péripéties et d’obstacles en tous genres (dus, surtout, à un profond désir d’oubli, sinon de refoulement de la vérité quant au réel des faits bel et bien survenus) _ avant de voir publié _ à Berlin-Est _ son atlas photographique composé en exil«  Et en 1954-1955-1956, « le livre se vendit très médiocrement, laissant à Brecht, peu avant sa mort _ le 14 août 1956, à Berlin-Est _ l’impression douloureuse que le public allemand cultivait un « refoulement insensé de tous les faits et jugements concernant la période hitlérienne et la guerre » _ selon une expression de Brecht lui-même que cite Klaus Schuffels au chapitre « Genèse et historique«  de la présentation de son édition (enfin complète) de « Kriegsfibel« , en 1985…

Je cite ici le commentaire de Georges Didi-Huberman, page 32 : « Une fois encore, la « puissance de vue » qui émane de cet atlas d’images _ elles sont un peu à Brecht ce que les « Désastres de la guerre » furent à Goya (comparaison _ et ordre de « grandeur » ! _ à méditer !!!), lui aussi mal compris et censuré en son temps _ n’allait pas sans la douleur morale de celui qui constate qu’après tout, les survivants d’une guerre s’arrangent pour oublier très vite cela même à quoi ils doivent leur survie et leur état de paix, fût-il relatif. L’« ABC de la guerre«  n’est qu’un ABC, une œuvre élémentaire _ certes, mais justement ! _ de la mémoire visuelle _ le « passage » s’effectuant de l’« élémentaire » au « fondamental« ..? _ : encore faut-il l’ouvrir et en affronter _ oui : (leur) faire pleinement front ! _ les images pour que son travail d’anamnèse ait quelque chance de nous atteindre » _ nous, les « anesthésiés«  (et ainsi, en l’occurrence, « aveuglés« ) volontaires… Voilà qui donne la mesure de la « puissance de vue » de Brecht ; la force de son génie (d’artiste et penseur)…

Ruth Berlau, à laquelle Brecht avait « confié l’essentiel de la mise en forme, ainsi que la présentation même de l’ouvrage » _ outre qu’« elle collaborait étroitement avec Brecht dans ses recherches iconographiques » ; et « assumait, de plus, l’aspect technique des reproductions de l’atlas«  _, précise en deux textes brefs de présentation du livre, en 1954, « le sens » de la « position » de Brecht, « en affirmant qu’un homme en exil est toujours un homme aux aguets _ expression à vraiment méditer ! _, son mode d’observation _ inquisitrice ! _ lui donnant, quand il possède l’imagination _ constructive et créatrice (non fuyante !) ; sur ces distinctions, lire tout !) Bachelard… _ de l’écrivain et du penseur _ à creuser, en sa trop rare (pas assez partagée) spécificité (d’homme libre ; et fécond, d’un même geste) _, la capacité de « prévoir tant de choses » par-delà l’actualité _ si souvent suffocante, jusqu’à l’asphyxie… _ du moment qu’il est en train de vivre _ en le subissant tout d’abord de plein fouet, ce moment présent de la guerre, par le « choc des images«  des films et photos dites « d’actualité« , justement ! _ « 

Georges Didi-Huberman le commente ainsi, page 33 : « Or cette prévision n’a rien de la pure parole prophétique : elle demande une technique _ on ne peut plus pratique et matérielle _, qui est celle du montage. « Je l’ai souvent aperçu, dit-elle de Brecht, les ciseaux et la colle à la main. Ce que nous voyons ici est le résultat des « découpages » du poète _ on lit bien _ : des images de guerre. » »

Voici le commentaire _ il est somptueux d’acuité : « Pourquoi des images ? Parce que, pour savoir, il faut savoir voir.

Parce qu’« un document est plus difficile à nier » qu’un discours d’opinion.

Brecht, écrit Ruth Berlau, « avait collé, sur les grosses poutres de chêne de sa pièce de travail _ à la façon d’un Montaigne gravant des sentences sur les poutres de sa librairie, sa pièce de travail, aussi (cf le superbe ouvrage d’Alain Legros, paru aux Éditions Klincksieck en 2000 : « Essais sur poutres _ Peintures et inscriptions chez Montaigne« ) _, cette sentence : « La vérité est concrète (« Die Warheit ist konkret »)« .

Mais pourquoi avait-il fallu découper ces images et les remonter dans un autre ordre, c’est-à-dire les déplacer à un autre niveau _ supérieur en lucidité ! _ d’intelligibilité, de lisibilité ?

Parce qu’un document recèle deux vérités au moins _ et davantage : c’est fonction des degrés d’analyse (et de questionnement)… D’où l’importance du montage, dé-montage, re-montage des photos ; ainsi que des textes qui les accompagnent… Pour passer de la première stupéfaction passive du premier choc subi, à toute une (riche, voire infinie) gamme d’activités du penser : qui imagine, compare, se réfère, se souvient, ajointe ; afin d’ainsi, par ces modalités-là, mieux comprendre… La sensation, comme l’intelligence qui comprend, sont fondamentalement des « activités«  (complexes, riches, cultivées et ouvertes, fécondes) du sujet...

Au delà de « Homo spectator« , de Marie-José Mondzain, et « L’Acte esthétique« , de Baldine Saint-Girons, auxquels j’aime souvent me rapporter,

on relira toujours avec profit

et Kant (la « préface«  à la seconde édition de la « Critique de la raison pure« , sur l’acte d’« inspection«  et « enquête » _ inquiète ! _ de toute connaissance) ;

et Descartes (la si belle analyse de la perception du « morceau de cire«  comme activité d’« inspection de l’esprit« , dans la seconde de ses « Méditations« ) …

Tous ceux-ci : Marie-José, Baldine, Emmanuel, René, Bertolt, Georges,

méditant autour des modalités _ éminemment pratiques _ du travail (de penser) du « spectare« 

Fin de l’incise sur le « savoir voir«  (ou « regarder« , « spectare« ) ; et retour à la lecture-analyse de « Quand les images prennent position« , page 35 maintenant :

D’autre part, « si voir nous permet de savoir et, même, de prévoir quelque chose de l’état historique et politique du monde, c’est que le montage des images fonde toute son efficacité sur un art de la mémoire » _ expression à son tour importante ; et qui nous rappelle le livre majeur de Frances Yates, « L’Art de la mémoire«  ; et, au-delà, les enjeux _ d’une brûlante actualité ! _ d’une riche éducation (= vraiment cultivée !!! et _ mais c’est la même chose ! tant l’un ne peut aller sans l’autre _ ouverte !!!) : une « Bildung« , pour reprendre le mot venu l’autre soir, en notre conversation, dans l’expression d’Elie During…

Ruth Berlau écrit dans sa préface (en 1954) : « Quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper. Ce livre veut enseigner l’art de lire les images (« diese Buch will die Kunst lehren, Bilder zu lesen« ) _ toute culture et toute éducation étant fondamentalement lecture en acte ! Jusques et y compris la lecture en acte des images ! Le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu’un hiéroglyphe. La vaste ignorance des réalités sociales, que le capitalisme _ mais pas que lui ! _ entretient avec soin et brutalité, transforme des milliers de photos parues dans les illustrés en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles _ oui ! _ au lecteur qui ne se doute _ le malheureux (ainsi illusionné) ! _ de rien. »

Aussi , « le projet de la « Kriegsfibel«  s’apparente (t-il) donc à une double propédeutique ; lire le temps et lire les images où le temps a quelque chance d’être déchiffré » _ page 35 : « dé-chiffré«  dans l’opération d’analyse des traces (très diverses) qu’il a, successivement _ strate à strate _ déposées, et qu’il appartient (et pas qu’à l’historien) de « re-lier« , afin de les faire « justement » parler _ en commençant par questionner leurs « liens«  : soit, toujours le modus operandi de l’« enquête« 

Georges Didi-Huberman replace alors ces remarques dans le champ de réflexions d’« une exigence déjà exprimée _ entre autres _ par Lázló Moholo-Nagy, Bertolt Brecht et Walter Benjamin à l’époque de la république de Weimar » ; et cite ici ce mot _ important _ de Moholo-Nagy « dans la suite de « Malerei Fotografie Film » _ l’essai « Peinture Photographie Film« , est paru en 1925, à Munich _ que « l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré, mais l’ignorant en matière de photographie »«  _ la phrase se trouve dans l’article « Die Photographie in der Reklame« , paru à Vienne le 1er septembre 1927 ; cf « Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie«  (avec une préface de Dominique Baqué), page 155.

Aussi, poursuit son analyse Georges Didi-Huberman, page 36 : « Voilà pourquoi Bertolt Brecht a découpé _ et « serti« , aux ciseaux _ dans son matériau visuel,

voilà pourquoi il a ajointé _ le terme est intéressant _ aux images un commentaire paradoxal _ bousculant le trop « manifeste«  fossilisé _ parce que poétique _ une épigramme de quatre vers en bas de chaque planche _,

et qui en déconstruit _ c’est le processus-charnière décisif ! _ l’évidence visible ou la stéréotypie _ défaire (« dé-monter«  !) les apparences vilainement endormeuses de l’attention et de l’analyse !.. et « re-mobiliser«  la curiosité !..

On ne peut donc pas comprendre la prise de position politique assumée par Brecht à l’égard de la guerre _ en effet _ sans analyser le montage ou la recomposition formelle qu’il effectue _ ciseaux et stylo à la main _ à partir de sa base documentaire _ qu’il a fallu déjà chercher, dé-couvrir, re-tenir et r-assembler _ en une « incomparable initiation _ des autres, après soi-même, le tout premier _ à la vision complexe » _ décapante et génialement constructive _ de l’histoire, comme le dit si bien Philippe Ivernel _ en un article « Passages de frontières : circulation de l’image épique et dialectique chez Brecht et Benjamin« , in « Hors-cadre« , n° 6, en 1987 _ et je relèverai ici, pour ma part (de lecteur pas trop inactif, j’espère…), le concept-clé de « circulation« 

Voilà comment la « Kriegsfibel » devient aussi _ en acte et en œuvre, fruit de ce « faire »… _ ce « langage en image de l’événement » _ « langage« , c’est-à-dire discours actif et activeur issu d’une parole créatrice (de l’artiste-penseur) _ procédant par montage et « reprise d’images » _ « reprise » est décisif ! _ qui anticipe étrangement, cela dit pour notre propre contemporanéité, sur certaines œuvres de montage historique, telles que les « Histoires de cinéma » de Jean-Luc Godard, ou encore les « Bilder der Welt und Inschrift des Krieges«  de Harun Farocki. Façon de dire que Brecht interroge aussi _ et est proprement fondamental ce caractère « interrogateur«  en sa posture d’artiste tonique (jusqu’au dérangement agacé de celui qui ne peut plus demeurer simple « spectateur« , passif…) qui nous met en demeure de « prendre position«  à notre tour, loin du confort (« bourgeois« , dirait-il) des évidences fossilisées _, dans son abécédaire illustré, notre propre capacité à savoir voir _ et à l’apprendre !, inlassablement !!! aussi… : ce sont des processus ! et donc un « chantier«  permanent ! _, aujourd’hui, les documents de notre sombre histoire«  _ pages 36-37…

Actualité, historicité, intimité se mêlant ainsi très étroitement, et non sans complexité (riche des jugements à venir _ et inventer, chacun à son tour _ pour la « dés-emmêler«  un peu…) non plus, faut-il le rappeler ?

« Quand les images prennent position«  : un très grand livre, donc ; sur un travail artistique véritablement décisif.

On ne saurait, avant de conclure, ne pas évoquer, encore, les très remarquables analyses que fait Georges Didi-Huberman

de l’apport au travail de pensée et de faire de Bertolt Brecht

que furent ses échanges intensifs avec Walter Benjamin (15 juillet 1892, Berlin – 26 septembre 1940, Port-Bou)… J’en laisse la joie de la découverte au lecteur…

Je citerai seulement cette phrase (page 253), proche de la conclusion : « les prises de position de Walter Benjamin, fussent-elles désespérées du point de vue de l’organisation du progrès politique _ par rapport à l’importance pour Brecht de la « prise de position«  _ politique, tout spécialement, même si non exclusivement, bien sûr ! _, survivent magistralement _ l’expression est « sensible«  ! _ aux prises de parti de Bertolt Brecht.« 

Pour en venir, in fine, à ceci (page 256 du livre) : « Et Benjamin de donner cette importante nuance dialectique : « L’imagination, si elle déforme, ne détruit pourtant jamais«  (« die Phantasie, wo sie entstaltet, denoch niemals zerstört« ). Elle ne détruit pas, en effet, car elle démonte. Et elle ne démonte que pour reformer, remonter toutes choses dans l’économie de « voyance » qui est la sienne _ pour ma part, j’utilise (suite à ma lecture de « Homo Spectator » de Marie-José Mondzain) le concept (que je me suis « forgé ») d’« imageance«  Il faut donc, à nouveau, comprendre la position cruciale du montage dans cette économie de l’imagination _ en effet ! La fameuse critique de l’aura, dans « L’Œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » prend alors un tour nouveau :


« Unique apparition d’un lointain, si proche soit-il »
, y écrit Benjamin, comme on sait, de l’aura cultuelle.

Ce qu’il faut déplacer dans cette phrase _ propose alors Georges Didi-Huberman _, ce n’est pas l’apparition (Erscheinung) en tant que telle. Est-ce le « lointain«  (Ferne) ? Il faut juste le convertir _ oui, opération tout en finesse… _ en « distance«  (Entfernung) _ avec recul et profondeur de champ (et mise en relief) _, voire en « distanciation » (Verfremdung) _ le grand concept opératoire brechtien.

Reste l’« unique » (einmalig) : voilà, en effet, ce dont il faut désormais libérer l’image _ voilà la tâche libératrice, me permets-je de souligner un peu lourdement ici... Voilà ce à quoi il faut renoncer : que l’image soit « une », ou bien qu’elle soit « toute » _ et c’est une ascèse : vers la modestie et la finesse. Celles de l’intelligence infiniment ouverte de la complexité : chantier à ne jamais abandonner...

Reconnaissons plutôt _ voici l’alternative proposée _ la puissance de l’image _ oui ! _ comme ce qui la voue à n’être jamais « l’une-image », « l’image-toute ». Comme ce qui la voue _ c’est en effet une « vocation«  aventureuse ; un « appel« « être« , « devenir« , « survenir », « advenir« , « arriver« ) ; un « devoir«  ! celui de faire face à la facticité bêtement satisfaite du « fait » (une fois pour toutes), au profit d’un « bougé« , d’un « tremblé«  beaucoup plus juste et libre ! _ aux multiplicités, aux écarts, aux différences, aux connexions, aux relations, aux bifurcations, aux altérations, aux constellations, aux métamorphoses. Aux montages, pour tout dire _ oui ! Aux montages qui savent scander pour nous _ la scansion du rythme étant fondamentale ! _  les apparitions et les déformations : qui savent nous montrer _ et permettre de mieux comprendre _ dans les images comment le monde apparaît, et comment il se déforme _ plastiquement et dynamiquement, toujours ; sans (bêtement) se figer… « La bêtise, c’est de conclure« , a si bien décelé Flaubert en son beau et très utile « Dictionnaire des idées reçues«  (cf aussi d’Alain Roger l’excellent : « Bréviaire de la bêtise« )… Cela faisait un moment que me trottait dans la tête la figure de la suffisance bouffie de Monsieur Homais…

C’est en cela qu’en prenant position dans un montage donné _ ou plutôt « fait » ; « à faire » ; « se faisant » et « se refaisant«  ad libitum !.. : c’est un plaisir !_, les différentes images qui le composent _ en décomposant sa chronologie _ peuvent nous apprendre _ en nous l’enseignant : l’enjeu de l’épanouissement de la liberté ne passant que par la conquête du savoir de la vérité : par là, l’apprentissage (et donc l’enseigner aussi) est crucial !!! _ quelque chose sur notre propre histoire, je veux dire : quelque chose d’autre _ ou les voies ouvertes et nécessaires, tout à la fois, de l’altérité…


Et en cela, nos découvrons une école _ joyeuse et ouverte : enthousiasmante ! _ à la fois de la liberté et de la vérité (et justesse). Poétique, voilà !

Titus Curiosus, ce 14 avril 2009

La splendeur du style cinématographique d’Angela Schanelec _ en ses regards sur Marseille et Berlin (« Nachmittag » + « Marseille » en un très fort DVD !)

22fév

Le style (de cinéma) d’Angela Schanelec me touche _ m’éblouit et m’enchante _ ;

et je me réjouis tout particulièrement d’avoir suivi les conseils d’Antoine Guillot et Arnaud Laporte, lors de leur émission « Tout arrive » du mercredi (consacrée au cinéma), le 7 janvier, recommandant très vivement le (double) DVD des films « Nachmittag » et « Marseille«  _ réunis sous un intitulé « La Nouvelle vague allemande » _ d’Angela Schanelec (aux Éditions « la vie est belle »)… ;

et de l’avoir commandé (constatant que nulle part à Bordeaux il n’était directement disponible)…


Car le style même d’Angela Schanelec va (assez incroyablement ! mais cela, du moins, reste relatif…) au fond des choses

avec une qualité d’attention au réel particulièrement fine, aiguë et formidablement lucide,

jusqu’à un degré de douleur (tourmenteuse : outrepassant la capacité de beaucoup d’y faire face ; et, a fortiori, de pouvoir, cependant, s’en réjouir, aussi…) peut-être proprement germanique…

_ ainsi, en ce vingtième anniversaire de la mort de l’immense Thomas Bernhard (un des deux ou trois génies majeurs du XXème siècle _ Heerlen (Pays-Bas), 9 février 1931 – Gmunden, 12 février 1989 _),

ai-je assisté, vendredi 13 février, à une passionnante conférence au Goethe Institut de Bordeaux, invité (à l’impromptu, alors que nous nous sommes rencontrés au rayon « Littérature » de la librairie Mollat à peine deux heures avant), par la toujours très perspicace Jutta Bechstein, consacrée à Rolf Dieter Brinkmann _ Vechta (entre Münster et Oldenburg), 16 avril 1940 – Londres, 23 avril 1975 _ et à son (formidable !!!) « Rome, regards« , par son éditeur (des Éditions Quidam), Pascal Arnaud, et sa traductrice, Martine Rémon _

qui m’étonne passablement aussi : à un tel degré d’intensité, veux-je dire…

Aussi, vais-je citer et commenter, à ma façon, un article remarquablement perspicace

_ de Mathieu Macheret, sur le site critikat.com

« Guerre lasse« 

Angela Schanelec _ édition DVD « Nachmittag » (2007) et « Marseille » (2005)

DVD _ 16 décembre 2008

« Marseille« , quatrième film d’Angela Schanelec, connut il y a trois ans les honneurs d’une sortie sur les écrans français _ ce qui signifie encore, pour pas mal de films, parisiens. Ce n’est malheureusement pas le cas de l’inédit « Nachmittag« , dernier opus en date de la cinéaste qui, en provenance directe du festival de Berlin 2007, atterrit chez nous sur la case vidéo et sort en catimini _ à l’exception au moins de France-Culture ; et de quelques sites Internet… _ de la soute à bagages…

Son prédécesseur _ « Marseille« , donc _, pas beaucoup mieux loti, n’avait pas résisté (!..) longtemps à la barbarie de la distribution hexagonale _ certes : et de ses finalités de plus en plus uniformément commerciales (et la loi d’airain du marché : le profit, en numéraire, des vendeurs)… Sa finesse rigoureuse, son port altier mais délicat _ comme c’est bien regardé ! _, lui avaient valu, face à la concurrence, un retour en charter aussi fulgurant qu’immérité. « La Vie est belle » _ l’éditeur de ce double DVD _ les a réunis en double programme sur une belle galette sans bonus. Plutôt : où le bonus serait la primeur du dernier film _ « Nachmittag« , de 2007… On s’en réjouit, certes, mais non sans se dire, les yeux embués, que c’est tout de même un peu dommage _ de ne pas disposer d’un peu plus de l’œuvre assez géniale d’Angela Schanelec…

C’est dommage, car rares sont aujourd’hui les films aussi lumineux _ à divers sens : comme c’est juste ! _ que ceux de Schanelec. Rares sont ceux, donc, qui ont autant à gagner d’une projection _ en salle ! _, dont la magie propre dépend autant du faisceau qui frappe l’écran et rejaillit sur son spectateur. Ainsi, « Marseille » et « Nachmittag » peuvent-ils bien être pris pour ce qu’ils sont : des traités pratiques sur la façon dont la lumière tombe sur les choses ou les traverse _ et l’analyse commence à pénétrer les secrets de la force de Schanelec… Sur la façon dont elle frappe les êtres, les éblouit et, ce faisant, les opacifie aux yeux des autres _ et là commence, bien, un certain drame… Cela n’a rien d’arbitraire. Nous sommes au cœur du projet esthétique de Schanelec _ l’analyse met dans le mille ! _ : dresser une barrière de clarté laiteuse _ séparante _ entre ses personnages, un voile diffus où s’engluent _ aussi, dans un présent s’étirant en vain _ leurs volonté et emportements. Un grand bain d’air dont l’épaisseur _ sidérante _ les freine et finit par les fixer _ et plomber, médusés… Un aquarium _ transparent à la lumière de l’extérieur autant que clos sur lui-même _ contre les parois duquel ils buttent _ et se blessent, peut-être mortellement. La faible profondeur de champ _ de la prise de vue, en intérieur, tout particulièrement _, souvent en vigueur, alliée aux partis pris de surexposition, achèvent de plonger l’environnement dans un même flottement _ d’été (berlinois) somptueux _ vague. À cette perception du monde tient une bonne part de la cruauté et de la tendresse _ étroitement mêlées, oxymoriques _ de Schanelec. Grâces lui soient rendues, l’éditeur _ du DVD, « la vie est belle«  _ a dû suer sang et eau pour restituer l’expérience lumineuse _ oui ! quelle beauté ! sur le petit écran de l’ordinateur même !.. _ de ces films tournés en 35 mm.

« Marseille » avait à l’époque _ février 2005 _ été lâché en salles avec pour seule arme le compagnonnage de deux compatriotes : « Voyage Scolaire » de Henner Winckler et « En Route » de Jan Krüger. Ces trois films étaient sensés entériner en France le lancement du terme tout frais _ et très approximatif _ de « Nouvelle Vague Allemande«  (on lui préfère celui, un poil plus précis, d’ »École Berlinoise« ). On peut mesurer aujourd’hui à quel point « Marseille« , en dépit d’une familiarité indiscutable, « prenait déjà la tangente » du mouvement… Si son hypothèse restait identifiable _ réalisme cru, jeunesse mutique et solitaire (avec l’étrangèreté pour les autres, comme pour le spectateur, de Sophie, la photographe), crise du couple allemand et effritement de la cellule familiale, froideur des teintes (tout particulièrement : à Marseille comme à Berlin ; en fonction de leurs lumières alors…) _ elle ne laissait rien augurer de la majesté _ oui ! _ de sa forme, ni de l’étrange alliage de brutalité et de douceur qui fait toute la beauté du film _ ô combien magnifiquement est-ce justement ressenti !


On y suit Sophie, jeune berlinoise venue, dans le cadre d’un échange d’appartement, passer dix jours dans la cité phocéenne du titre _ « Marseille » _ « pour prendre des photos« . Une intrigante première partie, où Sophie est de tous les plans, trace son parcours d’acclimatation _ voilà le concept-clé… Elle commence par acheter des baskets, elle ne s’arrêtera plus de circuler, à pieds ou par les transports en commun. On la voit arpenter _ oui ! _ une ville qu’on dit pittoresque et qui n’a cependant jamais autant ressemblé à n’importe quelle autre ville _ en effet !.. Nulle pacotille de folklore ou d’exotisme ici… Elle prend _ simplement _ des images et des repères. En même temps, elle n’échappe pas à la rudesse _ oui ! _ de ce nouvel air : tout un tas de micro-agressions _ à la limite du perceptible : nous sommes dans « le neutre » d’une sorte de « presque normalité » post-moderne (au moins française, dans le moindre des cas…) _ font saillies (jeunes qui chahutent, pompiers autoritaires, klaxons intempestifs, type grossier). Surtout, la solitude _ de la voyageuse, en permanence, ou quasiment, dans le champ de mire de la caméra (et donc, pour nous, sur l’écran) : Sophie _ enfonce le clou de son étrangèreté : ni là, ni là-bas, en transit _ avec peu de bagages. Elle finit par rencontrer un jeune garagiste _ Pierre _ qui lui prête sa voiture et la présente à des amis. La greffe, d’abord difficile (il la présente d’abord à un pote lourdingue), finit par prendre. Elle fait la fête avec cette nouvelle petite société quand…

Vlan ! On se met à parler allemand. Le temps d’une coupe insaisissable, presque dans notre dos, Schanelec _ au montage, mais d’abord à la caméra _ nous fait passer du Midi à Berlin. Sous les grands airs de sa mise en scène, d’une beauté (tranquille, sereine) assez hautaine _ cadres (toujours) au cordeau, compositions architecturales (des images), plans qui durent (mines de rien _ tel celui du bar, avec Pierre : un des plus intenses du film), dialogues rares et lacunaires (c’est le plus manifeste : mais le personnage de Sophie, la photographe, même si elle parle un très bon français, a, sur Marseille, la position et le regard d’une étrangère) _ celle-ci (Angela Schanelec, aux commandes de son art de cinéaste) enfouit _ oui ! sans le moindre maniérisme _ une structure très élaborée, très fine, toute en lignes brisées _ merci de si bien le montrer, l’analyser ainsi ! _, assemblant un tissu _ oui _ de ruptures douces et franches _ oui !!! _, disséminant une collection _ discrète _ de signes à retardement _ dont il faut, au spectateur, se souvenir, a posteriori : telles de petites mines ; qui sont au moins promises à explosion… _, dont le sens éclate _ pour qui ? pour le personnage de Sophie, dont le visage reste, invariablement, lisse ? pour le spectateur, immergé dans tant de « neutre », lui ?! _ de manière rétroactive _ et seulement ainsi, en effet _ et éclaire d’un nouveau jour _ la conscience du spectateur demeuré attentif _ ce qui précédait. D’où le sentiment _ éprouvé devant l’écran _ de nébulosité assourdie _ cotonneuse : ce n’est pas, ici, le triomphe de la lumière d’un plein été ! l’épisode marseillais (ou première stase) se déroulant au mois de février _, d’ivresse modérée _ pas encore nauséeuse _, où les choses ne sont jamais immédiatement claires

_ mais pour qui est-ce jamais le cas ?

comme pour n’importe quel enfant ;

et Angela Schanelec en place dans ces deux films ; interprétés, d’ailleurs par les siens, enfants (le petit Louis Schanelec interprétant le petit « Anton », et la petite Agnès Schanelec interprétant la petite « Mimmi »), dans la vie ! ; et comme si leurs jeux les préservaient _ pour un moment, peut-être… _ des blessures des autres, adultes… ; et encore il faudrait revoir bien mieux _ = re-regarder à la lumière de cette question _ ces séquences…

découvrant la vie ;

mais aussi pour tout un chacun ayant à « former » _ forcément ! _ sa propre expérience du réel, et toujours le rencontrant, en sa « sur-venue » vers lui, avec le sentiment d’une terrible nouveauté ; et s’y blessant, si peu que ce soit, forcément, aussi…

fin de l’incise sur l’enfance de tout « apprentissage » d' »expérience » de la vie... _

mais conservent _ « les choses« , donc… _ un temps leur ambiguïté.


Chacun des deux films _ « Marseille » comme « Nachmittag » _ étonne _ oui ! _ par cette manière de passer rapidement, comme si de rien n’était _ sans la moindre arrêt (d’image) maniériste : hyper-classique, au contraire ! _, sur les informations capitales _ et il y en a ! tout film forme un drame… _ du récit _ jamais marquées, ni, a fortiori, surlignées _, de ravaler _ le mot est intéressant _ les signes prétendument majeurs _ pour le spectateur qui y réfléchit, se remémore, fait le point, synthétise, veut comprendre (ce qui vient de se dérouler _ du « drame » _ sous ses yeux, sur l’écran, sans coups de projecteur, ni zooms, ni travellings… _ au même rang _ comme c’est le cas, déjà, « dans la vie », pour tout réel auquel tout un chacun a forcément affaire ; est (plus ou moins rudement ou doucement) forcément confronté : il faut (apprendre à) vivre ; et survivre _ que toutes les occurrences _ qui surviennent, pardon du pléonasme : l' »image-mouvement » du film nous offrant/imposant toujours, quelle que soit la durée de celui-ci, la situation de devoir offrir (et subir) un minimum de patience à cette diachronie ! _ du réel _ l’autre option (et unique !) étant de rompre soi-même _ comme le fera à deux reprises, cet « après-midi »-là, Konstantin, le fils, dans « Nachmittag« , le film suivant _ la partie…

Revenue à Berlin, Sophie retrouve tout ce qu’elle avait quitté. Rien n’a changé : elle replonge au centre de la même agonie sentimentale, du même amour emberlificoté et indénouable _ que nous découvrons alors, seulement maintenant, en cette seconde stase (berlinoise), au fil des images qui se succèdent (et sans drame). Celui qui stagne _ encalminé _ entre elle et un couple d’amis, femme _ Hannah _ actrice et homme _ Ivan _ photographe, élevant un petit Anton, alors que leur relation prend l’eau de tous bord. Devant cette somme d’impossibilités agglutinées _ se découvrant d’une séquence (ou stase) à une autre, accollée _, elle ne tarde pas à annoncer _ toujours dans le « neutre », sans mélodrame _ son retour à Marseille.

Elle prend alors le train pour la dernière _ brève _ partie _ ou dernière stase _ du film. À peine de retour là-bas, elle subit une agression terminale, sublime _ hors-images, hors écran _ : un échange de vêtements _ et dépouillement de tout, sous menace d’arme à feu : Sophie énonçant en son témoignage que sa priorité, de toute urgence, fut (ou était) de conserver sa vie… _ que nous ne verrons pas, mais dont le récit sera rapporté _ lors d’un interrogatoire purement réglementaire (de procès-verbal) _ au poste de police (le plus proche _ de ce coin de rue d’avec la Canebière où se produisit l’agression _) _ suit une ultime séquence, sur le rivage de la mer, à la plage, le soir, avec une Sophie, en jaune, étonnamment légère, et comme soulagée…

On en arrive _ alors _ au clou du disque _ DVD _ versatile, le tout frais « Nachmittag« , adapté de « La Mouette » de Tchékhov.

Le film s’ouvre sur ce qu’on devine être les répétitions d’une pièce de théâtre. Ce premier plan s’inscrit dans les quelques instants qui précèdent le début du jeu _ proprement dit ; et les dialogues _ : allées et venues des quelques personnes présentes _ gens de théâtre au travail (de répétition d’un spectacle) _, scène _ quasi _ nue, gradins _ quasi _ vides. Une actrice quitte la salle et rejoint la scène. Elle se prépare, elle va jouer…

on passe à autre chose : le film _ l’intrigue principale, après une séquence d’ouverture _ commence.

On tient peut-être _ sans la moindre insistance ; et comme par inadvertance _ dans ce plan introductif, dont l’agencement lacunaire _ toute vie l’est, déjà ! _ va s’éclaircir par la suite, la raison du style de Schanelec _ oui ! _ : tout s’agence _ parfaitement ! c’est le travail de construction des séquences ; puis du montage _ comme si chaque plan était pris _ =  extrait, par focalisation _ du fond du décor. Les bords du cadre _ avec ce qu’ils expulsent, forcément, « hors-cadre » !.. _ concentrent une bonne part de sa cruauté _ oui ! _ : ils piègent ou expulsent, ils tranchent, ils suppriment, mais jamais ne se font _ avec tendresse d’un centre ou d’un foyer de chaleur, protecteur, attractif _ accueil ou refuge. Ils sont comme ces coulisses visibles sur certains plateaux, au-delà desquelles les personnages n’existent plus _ en effet _ sans pour autant cesser d’apparaître.

Irène _ qu’interprète Angela Schanelec elle-même, de l’autre côté de la caméra, ici _ est actrice _ comédienne au théâtre. Un après-midi d’été _ somptueux, comme Berlin en connaît ! _, elle se rend chez son frère _ plus âgé _ Alex, en mauvaise forme _ plus que maussade, ou asthénique : on ne saurait davantage se montrer quasi uniformément bougon et aigri… _, où vit son jeune fils Konstantin, auteur de théâtre _ il écrit… _ veillant _ non sans une dose importante de patience _ sur son oncle. La grande _ belle et lumineuse _ demeure entourée de verdure _ luxuriante ! quel Berlin éclatant de beauté ! en cette saison d’été _ et bordée d’un lac _ où l’on se baigne ; et peut paresser au soleil, sur un radeau de bois : quelles belles images de l’eau ! _ accueille également les filles des voisins : Agnès, 19 ans, ancienne petite amie de Konstantin et sa petite sœur Mimmi qui partage son temps entre baignades et parties de cartes. Cette petite troupe n’a plus _ passé-composé à relever… _ grand-chose d’une communauté : l’habitude de se retrouver _ qu’on devine (en effet !) _ a cédé _ insensiblement _ le pas à la fatigue, l’ennui et le désintérêt. Irène profite de ces retrouvailles _ d’une après-midi, de passage, en quasi « coup-de-vent »… _ pour présenter son nouvel amant, Max _ c’est un écrivain « à succès », semble-t-il… _, à ses proches. Des échanges se configurent _ avec souplesse et intermittences _ entre les différents protagonistes, au cours desquels chacun prend acte _ sans vraiment rien dire, ni même rien manifester ouvertement : cela se perçoit seulement au jeu (et au rythme) des regards et des absences de patience (et de désir) _ de sa solitude et de sa propre indisponibilité _ c’est bien de cela qu’il s’agit _ aux autres. Bien qu’il perce parfois _ sans éclat _ ces nappes _ mot très juste _ d’attente, de repos _ d’agonie ? _ et d’amer _ oui ; dénué de suavité _ farniente, le passé émerge sourdement _ oui _ comme la survivance d’un rituel qui n’a plus lieu d’être, dans la mesure où il s’est vidé de tout désir _ = acédique, en cette « vacance » (plombée)… _ de la part de ceux qui l’accomplissent _ mécaniquement, sans âme _ encore _ mais pour combien de temps ?..

D’où ce sentiment que ces dernières retrouvailles _ familiales : avec (ou pour) Irène _ sont celles de trop, la fois où chacun comprend qu’il ne pourra plus _ qu’est-ce donc qui permet de l’affirmer ? de l’augurer ?.. _ délivrer _ mot un peu étrange _ envers les autres, jusque dans ses propres mots d’amour, que des paroles _ ou des mutités _ de haine.


Chez Tchekhov
_ dans « La Mouette« ; ou dans « La Cerisaie«  _, ce sentiment qu’un rituel était peut-être accompli pour la dernière fois s’accompagnait, pour la communauté en cause, de la douloureuse conscience de son inutilité. Fidèle en ce point à l’auteur, Schanelec situe son action au moment exact où le rituel, vidé de son sens, est devenu simulacre. Plus personne n’y croit, mais tout le monde s’y accroche _ vraiment ? _ lâchement, sans énergie. D’ailleurs, la seule qui semble y croire encore un peu, ou surestimer son importance _ Irène, qui garde un soupçon d’amour dans le cœur _ s’en prendra plein la gueule. Croyant à raison surprendre une _ première _ tentative de suicide, elle se coupe en retirant des mains de son fils _ sorte d’ange blond éthéré, distant au monde : c’est sur lui que le regard (de sa mère ?) se porte le plus… _ la lame qu’il pointait contre lui-même. Elle se fait traiter de « charogne » par son frère, avant qu’il n’avoue se désintéresser d’elle peu à peu. Et il faut voir à table comment les hommes lui parlent ! Elle concentre à son endroit toute l’hostilité de sa famille (deux hommes sans femme, soudés contre elle, la mère). C’est pourtant à elle que revient le dernier regard _ le dernier mot ? _ du film, posé sur un lac qui lui répond par la belle constance de sa sérénité et de son mutisme _ et son fils qui vient d’avaler des barbituriques, s’endormant sur le radeau de bois (du milieu du lac) qu’à la nage il est venu rejoindre…

Quand, au début du film, Konstantin demande à son oncle Alex : « À quoi crois-tu ?« , celui-ci lui répond : « À des moments isolés et souvent inattendus » _ des rencontres inespérées ; non programmées ; et improgrammables : où surgit, et est accueillie (et pas repoussée) la vérité… Une belle figure de ponctuation suspendue _ oui ! et c’est tout un art : d’hémioles, dirait-on dans l’interprétation (et les gestes : musicaux) de la musique dite « baroque » ; les hémioles ne sont pas écrites (notées) sur la partition ; il faut, au musicien-interprète, les deviner : au souffle, en écoutant et regardant les autres : les partenaires _ qui ressemble à s’y méprendre au cinéma d’Angela Schanelec : c’est excellemment observé !

Mathieu Macheret : « Guerre lasse » _ sur critikat.com

Voilà en quoi l’esthétique non-esthétisante d’Angela Schanelec

me touche

beaucoup…

Sur ce concept d’esthétique/æsthesis,

relire,

outre la magistrale et indispensable « Critique de la faculté de juger«  de Kant,

le fondateur de la discipline : Baumgarten (1714-1762) : une traduction en français de son « Esthétique«  (« Æsthetica« ) est parue il y a quelque temps en français, aux Éditions de l’Herne, en 1988 …

Il faudrait la comparer, cette esthétique/æsthesis d’Angela Schanelec,

à celle de Michelangelo Antonioni, quant à la complexité des approches et des contacts, entre les personnes _ silences et plans-séquences longs (et intenses ; mais sans lourdeur, jamais) compris… Même si, ici, il ne s’agit pas de brouillard, mais de son contraire : des halos éblouissants, auxquels viennent buter, sans à-coups (ni hystérie), des regards (et des corps, à leur suite)…


Ainsi qu’à celle d’Ingmar Bergman, bien sûr, aussi : si forte à l’image ; si tragiquement désespérante, elle _ et jusqu’à des suicides, aussi (comme dans « Nachmittag« )… Une des clés de l’œuvre entier de Bergman _ Uppsala, 14 juillet 1918 – Fårö, 30 juillet 2007 _ (« Les Fraises sauvages« , « Le silence« , « Une passion« …), me semblant résider dans le « récit d’enfance » de « Fanny et Alexandre«  (en 1982)… Il y a, probablement (= existent), certains tropismes des lumières du Nord (cf « Elle n’a dansé qu’un seul été« , du même Ingmar Bergman ; et les livres du grand Stig Dagerman : « L’enfant brûlé » et « Notre besoin  de consolation est impossible à rassasier« , pour commencer…)…

Par rapport aux brouillards de la plaine du Pô et de Ferrare (cf le sublime _ et bêtement méconnu, sinon snobé _ « Par-delà les nuages » : l’œuvre testamentaire d’Antonioni _ Ferrare, 29 septembre 1912 – Rome, 30 juillet 2007 _, en 1995 ; avec l’aide, très marginale _ pour « rassurer » les producteurs, inquiets des suites de son ictus, en décembre 1985 _ de Wim Wenders) _ ; aux brouillards de Milan (cf « La Notte« ) ; et même ceux de Rome et du Latium (cf « Identification d’une femme » ; et, en amont, « L’Eclipse« ) ; ou ceux des îles Lipari (cf « L’Avventura«  : films tous bouleversants : si merveilleusement prodigieux de justesse !)…

Ces « pistes _ d’un art (épuré, sobre) d’attention à la vérité _ Antonioni et Bergman »

devraient, bien sûr, être creusées beaucoup plus loin et profond…

En se plaçant du côté de la réception, par le spectateur,

maintenant :

rien, nulle part, n’est forcément seulement (et à jamais) « détail » inessentiel ;

notre attention (de découvreur, au « spectacle ») est toujours intensément requise ;

ainsi que le filtre (activé : au vif !) d’une critique (de notre part _ et le terme, « krisis« , signifie bien, en effet « tamis », « opération de filtrage ») assez réfléchie,

assez souple et assez fine (à assez petits grains : afin de recueillir effectivement, sans les laisser passer, filer à jamais _ mais essayer de les saisir et retenir, si peu que ce soit, du regard, lui-même si mobile _, les toutes petites pépites : d’or,

au milieu des boues et des poussières de tout le reste, qui passe : le tout-venant de ce qui occupe, et combien massivement _ jusqu’à l’obstruction et l’occlusion _, nos saisons, à la longueur _ qui peut être ennuyeusement proche du vide _ de nos journées…),

pour être assez perspicace, cette attention

à ce qui nous est alors « montré », par l’artiste, en son œuvrer…

Et, à ce regard-là,

le cadrage, et le montage,

avec leurs focalisations, leurs ellipses, leurs rythmes, à chaque fois singuliers,

de ces artistes-là,

nous aident ;

et formidablement : merci à leur génie, vif, puissant, vigoureux, dés-endormissant ; et dés-anesthésiant ! ;


tout en sollicitant aussi, forcément, un minimum d’attention, et plus, et mieux, d’investissement (participatif :

de cette attention fragile de notre regard et de notre écoute, toujours frêles

(en cours _ = voie _ perpétuelle, en quelque sorte, de « formation », … ; pas trop fossilisés, peut-être, encore : entre la folie douce la plus probable de l’enkystement et le cabrage _ à-côté-de-la-plaque _ de la tétanisation ruant-dans-les-brancards…),

mobilisés, pour lors _ regard comme écoute _, envers ce « réel » montré, en effet, en son œuvrer, par l’artiste :

on « en » manque tant ! dans le fil des jours, ordinaire, de cette perception un peu plus aiguë et fine d’un « réel » décisif, ô combien, pourtant ;

tant nous passons si souvent,

anesthésiés et abrutis que nous sommes, et quasi en permanence,

à côté de tout !.. ;

et c’est là qu’il faudrait une véritable éducation æsthétique : artistique, au lycée !!!

à la place des crétinisations par bombardement médiatique généralisé

des industries à rouleaux-compresseurs d’entertainment !!!

formatant avec tant d’efficacité si grossièrement, et en tous les sens du mot, les imaginaires) ;

tant nous passons si souvent

à côté de tout !.., donc _ je reprends et poursuis _

en notre « partie », si mal interprétée (par nous-même), de « spectateur », aussi ;

partie, pourtant, et ô combien !, nécessaire et indispensable :

car c’est là une condition sine qua non,

non seulement du spectacle (devant des œuvres _ qui soient « d’art », vraiment ; sans imposture, veux-je dire…),

mais aussi, et d’abord, et fondamentalement, de nos rapports aux autres, « dans la vie » même, elle-même, et d’abord ! ;

chacun, veux-je dire, en notre vie (unique ! comme un chemin-de-fer « à voie unique » ! et sans billet de retour, probablement, semble-t-il…) ;

alors, d’un amour !!

Il y a toujours là une terrrible urgence :

de ne pas passer aussi bêtement à côté…

Ce qui est le cas largement dominant, pourtant…

Tout cela _ en ce final d’article _,

en prolongement, en quelque sorte, des remarques sur la « connaissance » _ d’abord ; et essentiellement _ « poétique » des villes

de mon article du 16 février, à propos du « Mégapolis » de Régine Robin :

« Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin«  ;

et pour conjurer l’inquiétude soulevée par l’ami Bruce Bégout de « voir beaucoup trop de beaucoup, sans savoir qu’en faire, sans rien assimiler« , in Dans la gueule du Léviathan. Mon expérience de Las Vegas, inFantasmopolis. La ville contemporaine et ses imaginaires, aux Presses universitaires de Rennes, en 2005, page 31…


Regarder est bien aussi,

et fondamentalement,

un « acte esthétique« ,

nous apprennent, décidément (!),

et Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique » ;

et Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator« 


Ne craignons pas de nous y livrer

en (et avec) douceur

(= sans crispation) :

ainsi qu’Angela Schanelec

_ après Antonioni et Bergman _

avec une merveilleuse finesse :

celle de ses lumières ! de ses cadrages ; de ses ellipses, aussi ;

de son art cinématographique du « récit », toujours pris, par nous, « en cours » ;

et dont manquent (et manqueront toujours : à jamais !) bien des chapitres antérieurs

_ comme dans l’art de Faulkner (« Le bruit et la fureur«  ; « Absalon ! Absalon !« ) ; ou dans celui d’Antonio Lobo Antunes (« Traité des passions de l’âme«  ; etc… : il faut tout lire de lui, aussi !!!) ;

et comme dans toute vie !

(ainsi que son « art » : à apprendre, et d’urgence !)

ainsi qu’Angela Schanelec, donc,

en magnifique artiste de son cinéma,

nous y aide…


Titus Curiosus, ce 22 février 2009

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