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La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans « Remontages du temps subi »

29déc

C’est avec une jubilation que je veux partager ici
que je m’enrichis du second volet du remarquable travail de Georges Didi-Huberman L’Œil de l’Histoire


_ cf à propos de son premier volet (à propos du livre d’images de Brecht), Quand les images prennent position,

mon article du 14 avril 2009 : L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer _,

intitulé, cette fois : Remontages du temps subi

et portant sur deux travaux d’efforts de lisibilité (cinématographique, pour l’essentiel _ et cela, par un travail très précis, très sobre et très probe ! de « re-montage« , quasi exclusivement, précisément ! _) du « temps subi » _ tragiquement par les victimes des violences (« subies« , donc…) : dans le silence et une volonté technique efficace d’« effacement«  même des faits : « Circulez ! Il n’y a rien à voir«  !.. _ dans l’Histoire :

_ 1°) l’effort de Samuel Fuller,

filmant d’abord (« en toute innocence« , en 1945 ; face à la découverte, non esquivée, d’un tel « inimaginable » ! _ c’est le mot qui vient à Robert Antelme en son récit de L’espèce humaine, page 302 : comme il est rapporté ici page 32…) _,

Fuller étant un tout simple caporal de l’armée américaine,

filmant _ sans le moindre commentaire qui vienne accompagner les images… _ la « libération » par les Alliés du camp de concentration de Falkenau ;

puis revenant, quarante-trois ans plus tard _ devenu « cinéaste » mondialement reconnu… _, sur cette « expérience » filmique de 1945, en 1988, dans le film _ et à la demande expresse ! _ d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible :

en une « tentative » d' »en faire un montage » qui soit _ sobrement (et très probement !) « re-monté« _ un peu plus « doué de sens«  pour le public _ moins « innocent » lui-même, certes, désormais ; et même en voie de « saturation«  _ de maintenant : et cela, tant en 1986, au moment de la décision (d’Emil Weiss) d’entreprendre la réalisation d’un tel projet _ le film Shoah de Claude Lanzmann venait de sortir en 1985 _ ; que, a fortiori, aujourd’hui, en 2010 : l’Ère du témoin étant en voie de s’achever…),

ainsi qu' »une « brêve leçon d’humanité »

Georges Didi-Huberman est, bien sûr !, extrêmement précis _ son travail est par là passionnant ! _ :


« Emil Weiss convainquit Samuel Fuller de réfléchir à une façon de rendre _ « vraiment«  ! et cinématographiquement _ visible le film _ muet, donc : vierge de commentaire… _  de 16 mm tourné _ »en toute innocence« , par le caporal (trentenaire) d’alors : face à un tel « inimaginable » pris « en pleine poire » !.. _ à Falkenau en 1945 ; auquel il fallait, évidemment, offrir des conditions _ cinématographiques _ telles qu’on pût _ par un nouveau montage (= « re-montage« , donc…) le plus probe possible ! _ le rendre _ « vraiment« _ lisible _ aux spectateurs « de maintenant«  ; c’est-à-dire d’alors... C’était à Paris en 1986. Le film Shoah de Claude Lanzmann venait _ après les chefs d’œuvre  de Marcel Ophuls _  de rendre au cinéma une nouvelle valeur d’usage _ expression à, bien sûr, prendre en compte _ en tant que valeur de témoignage _ direct _ sur la question des camps. En même temps, le négationnisme avait pris des proportions assez inquiétantes pour qu’au-delà de l’indignation il faille reprendre la lutte _ pour la manifestation de la simple « reconnaissance » des faits ! (= de la vérité !) _ sur le plan historiographique lui-même« , page 48.


« Emil Weiss procéda à l’inverse de Lanzmann en orientant le témoignage du vieil homme _ Samuel Fuller (12 août 1912 – 30 octobre 1997) a, en 1988, 76 ans _ non pas sur des questions préalables _ grosso modo préparées _, mais sur un face-à-face _ voilà ! _ direct _ et filmé (= saisi, capté, et conservé ! à son tour ; dans le « tremblé«  de ce dont ce « face-à-face«  avec les premières images (brutes) témoigne, puissamment, à son tour : en une probité qui n’est plus celle de la naïveté (vierge) de l’« innocence«  première de 1945 ; et qu’une référence (pages 57-58) à de très fines analyses de Serge Daney (in Persévérance), sur la complexité de ces diverses modalités  d’« innocence(s) du regard« , éclaire excellemment…) _ avec les images du document _ brut, donc _ de 1945. Alors ce sont les images elles-mêmes _ voilà ! _ qui, toutes muettes qu’elles soient _ en effet ! _, interrogent _ frontalement : de nouveau « en pleine poire » ! _ le témoin : en prenant _ face à elles _ la parole, il leur donnera en retour _ par ce que ce « face-à-face » même, en sa force, est venu lui « tirer«  _ une possibilité d’être vraiment _ par nous, et aujourd’hui _ « regardées », « lues » voire « entendues » » _ et non plus « esquivées«  : et demeurant, sans esthésie aucune effectivement « impactée« , totalement imperçues, ces images du réel ; et donc, au final, niées… _, page 49.

Georges Didi-Huberman de commenter « cela » alors ainsi :

« On conçoit la difficulté intrinsèque _ pour celui qui tenait la caméra (où s’inscrivaient quasi d’elles-mêmes et sans lui, ces images, en 1945), en 1988 _ de cet exercice anachronique et réminiscent (puisque plus de quarante années séparent l’homme qui filme Falkenau et celui qui revoit ses propres images, en 1988, sous l’œil attentif d’une _ autre _ caméra) :

« C’était douloureux de revivre _ voilà ! via le « face-à-face«  avec les images brutes « re-vues«  _ ces terribles moments vieux de tant d’années et pourtant si vifs dans mon esprit » (it was painful to relive those terrible times so manu decades old yet so fresh in my mind), écrira plus tard Samuel Fuller (in « A Third face« ).

Le point critique de toute lisibilité _ pour tout « spectateur«  d’images _ ne va probablement pas _ voilà ! _ sans la douleur _ troublante : le « tremblé«  en est un fruit « vrai«  _ que fait lever _ voilà… _ ce genre de réminiscence« , page 49, toujours…

_ 2°) l’effort du cinéaste et artiste allemand Harun Farocki _ né le 9 janvier 1944, en territoire tchèque _, qui, en toute son œuvre (de cinéma comme d’installations de vidéos : riche d’œuvres, inlassablement, depuis 1966 : soit quarante-quatre ans…), ne cesse, infiniment patiemment, de « visiter _ et remonter«  (par de nouveaux « re-montages » : infiniment probes et scrupuleux !) des « documents de la violence politique«  de par le monde _ qui n’en est pas (et fort inventivement (!) technologiquement…) avare ! _ : afin de (nous _ nous, « spectateurs«  _) les faire et « vraiment » comprendre et « vraiment » ressentir : les deux !.. Atteindre « vraiment » (et donc sensiblement aussi !..) l’intelligence de notre compréhension effective de « cela« …

Pages 14-15, puis page 17,

Georges Didi-Huberman donne à lire à ses lecteurs deux admirables analyses de Walter Benjamin,

la première empruntée à son Paris, capitale du XIXe siècle _ le livre des passages :

« Ce qui distingue les images (Bilder) _ se mettant à « parler«  _ des « essences » de la phénoménologie, c’est leur marque historique (Heidegger cherche en vain à sauver l’Histoire pour la phénoménologie, abstraitement, avec la notion d’« historialité »). (…) La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent _ voilà ! il y faut des conditions plus ou moins longues à venir et complexes _ à la lisibilité (Lesbarkeit) _ pour nous et par nous ! _ qu’à une époque déterminée. Et le fait de parvenir « à la lisibilité » _ pour elles et par nous _ représente certes un point critique déterminé du mouvement (kritischer Punkt der Bewegung) qui les anime _ elles. Chaque présent est déterminé _ pour qui le vit (et s’y trouve « penser« )… _ par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant _ c’est une relation ! à un contexte… _ est le Maintenant d’une connaissabilité (Erkennbarkeit) _ objectivement _ déterminée _ comportant, par là, ses conditions tant objectives que subjectives de complexité. Avec lui _ ce « chaque Maintenant«  _, la vérité est chargée de temps jusqu’à exploser. (…) Il ne faut pas dire _ simplement _ que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois _ objectivement et subjectivement contextuel _ rencontre _ électriquement ! _ le Maintenant dans un éclair pour former une constellation _ riche, complexe. En d’autres termes : l’image est la dialectique _ vivante _ à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois au Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature _ mécaniquement _ temporelle, mais de nature _ dynamiquement et culturellement _ imaginale (bildlich) _ pour qui la vit : en un « tremblé«  : « imaginal« , donc ; mais elle peut être aussi totalement anesthésiée (et c’est là le cas général : celui de l’oubli)… Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques _ figées en des clichés et stéréotypes. L’image qui est _ enfin _ lue (das gelesene Bild) _ je veux dire l’image dans le Maintenant _ en action ! _ de la connaissabilité _ porte au plus haut degré la marque du moment _ ressenti, éprouvé ; et vécu « à vif«  _ critique, périlleux (des kritischen, gefärlichen Moments) _ pour le spectateur qui la déchiffre, cette image, et, la lisant-décryptant, accède à son sens ! _, qui est le fond de toute lecture (Lesen) » _ tant d’image que de texte… _ ;

la seconde est empruntée à l’article « Sur le concept d’Histoire » (en 1940) (accessible in Œuvres III, de Walter Benjamin, toujours…) :

« L’image vraie du passé passe _ pour nous _ en un éclair _ sur le mode de la fulgurance de la rencontre (non esquivée, mais frontalement affrontée)… On  ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours _ les deux ! D’où l’importance cruciale du clignotement de l’attention/inattention… _ à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. (…) Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir _ à jamais non « retenu«  _ avec chaque présent qui ne s’est pas _ proprement et singulièrement _ reconnu _ voilà ! par une émotion singulière _ visé par elle. (…) Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées », cela signifie s’emparer _ soi ! _ d’un souvenir _ vivant _, tel qu’il surgit à l’instant du danger _ pour soi : à divers degrés de réalité ou potentialité (= de conscience, aussi)… (…) Ce danger menace aussi bien les contenus _ pensables et transmissibles _ de la tradition que ses destinataires _ en leur existence physique même ! Benjamin écrit cela en son exil-fuite de 1940… Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument _ de manipulation, domination, exploitation ; voire destruction, si tel en est le désir _ de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer _ pour la figer en cliché et stéréotype incompris. (…) Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance _ de l’intelligence comme de la vie ! _ n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté _ jusqu’au souvenir qu’ils ont pu seulement exister !.. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher » _ les vainqueurs ne manquant pas d’écrire l’Histoire…

Voici donc ce qu’énonce la quatrième de couverture de Remontages du temps subi :

Quel est le rôle des images dans la lisibilité de l’histoire ? C’est la question reposée _ après Quand les images prennent position_ dans ce livre _ soit le deuxième volet de L’Œil de l’Histoire

Là où Images malgré tout tentait de donner à comprendre quelques images-témoignages produites depuis l’« œil du cyclone » lui-même _ le camp d’Auschwitz en pleine activité de destruction _,

cet essai traite, en quelque sorte, des images après coup ; et, donc, de la mémoire visuelle _ voilà ! _ du désastre.

Une première étude _ « Ouvrir les camps, fermer les yeux : image, Histoire, lisibilité » : pages 11 à 67… _ s’attache à reconstituer les conditions de visibilité et de lisibilité _ concurrentes ou concomitantes _ au moment de l’ouverture des camps nazis. Elle se focalise sur les images filmées par Samuel Fuller en 1945 au camp de Falkenau et sur la tentative, une quarantaine d’années plus tard, pour en faire _ dans le film d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible _ un montage doué de sens, une « brève leçon d’humanité » _ un enjeu plus que jamais brûlant (et décisif ! pour le devenir de la « civilisation«  quand triomphent les forces du nihilisme…), on le mesure !..

Une seconde étude _ « Ouvrir les temps, armer les yeux : montage, Histoire, restitution » : pages 71 à 195… _ retrace les différentes procédures _ passionnantes de force en leur probité ! _ par lesquelles le cinéaste et artiste allemand Harun Farocki revisite _ et remonte _ certains documents _ et Harun Farocki en déniche, de par le monde, beaucoup (!) dont il dé-monte admirablement (pour nous le rendre, avec le maximum d’économie de moyens, « lisible«  !) le montage ! _ de la violence politique _ en diverses espèces : l’inventivité technologique s’y donnant, et très efficacement, libre cours !.. On découvre alors ce que c’est, aujourd’hui, qu’une possible restitution de l’histoire _ par un cinéaste-vidéaste tel que Harun Farocki, en cette occurrence-ci… _ dans le travail des images _ même.

Deux essais plus brefs évoquent successivement _ « Quand l’humilié regarde l’humilié » : pages 197 à 215… _ l’activité photographique d’Agustí Centelles au camp de Bram en 1939 (ou comment un prisonnier regarde les autres prisonniers) ; et _ « Grand joujou mortel » : pages 217 à 236… _ le questionnement actuel de Christian Boltanski sur l’image en tant que reconnaissance, transmission et œuvre de dignité.


C’est sur la réflexion du travail d’« essai« 

de ces montages-remontages (cinématographiques : tant pour Samuel Fuller (et Emil Weiss !) que pour Harun Farocki)

que je voudrais,

pour finir cette présentation du livre de Georges Didi-Huberman,

faire porter la focale de mon attention-lecture-commentaire,

à la lumière de la référence que Georges Didi-Huberman apporte ici, aux pages 93 à 100,

à partir du très remarquable essai (sur le genre même _ trans-genres, précisément ! _ de l' »essai« …) de Theodor Adorno, « L’Essai comme forme«  (en 1954-1958) : accessible dans le magnifique recueil d’essais Notes sur la littérature

« Un essai, selon Adorno, est une construction de pensée capable de n’être pas enfermé _ là est toute sa (formidable) puissance libératrice ! _ dans les strictes catégories logico-discursives. Cela n’est possible que par une certaine « affinité _ de l’essai, donc ! _ avec l’image », dit-il _ peut-on ainsi lire page 94 de Remontages du temps subi : l’image recélant un semblable pouvoir (et d’enfermement ! et de libération !), selon les finalités au service desquels on les « monte«  et « démonte » et « remonte« , simplement : c’est toujours un travail à réaliser (avec une responsabilité _ humaine ! _ quelque part au moins !) ; ne serait-ce que, à la « réception« , nécessairement un minimum active (et par là responsable !..) par le spectateur, de l’image (et le lecteur, de l’essai) : pour accéder à la « lisibilité«  effective !..

L’essai visant « une plus grande intensité _ subjective _ que dans la conduite de la pensée discursive »,

il fonctionne par conséquent _ ce sera du moins ma propre hypothèse de lecture (ajoute ici à la citation d’Adorno, et au commentaire qu’il en donne, Georges Didi-Huberman) _ à la manière d’un montage d’images _ et réciproquement…

Adorno nous dit qu’il rompt décisivement avec les fameuses « règles de la méthode » cartésiennes. L’essaie déploie, contre ces règles, une forme ouverte de la pensée imaginative _ dans une analyse du très lumineux Homo spectator de Marie-José Mondzain, j’ai jadis proposé pour cela même le concept d’« imageance«  _ où n’advient jamais _ pour la déception de quelques uns, idéalistes… _ la « totalité » _ refermée… _ en tant que telle.

Comme dans l’image dialectique chez Benjamin, « la discontinuité est essentielle _ par la dynamique même qu’en permanence elle impulse : en musique, à l’époque baroque, on use d’hémioles… _ à l’essai

(qui) fait toujours son affaire _ explosive ! _ d’un conflit immobilisé », page 94 : soit une affaire de « constellation«  de « rythmes«  bien menés…

Comme dans tout montage également _ au sens qui fut celui de Vertov et d’Eisenstein, au sens qui demeure celui de Godard et de Farocki (pour ce qui concerne le cinéma, déjà ; il y a aussi des montages photographiques : l’ami Bernard Plossu me l’a excellemment appris ! et en ses expositions, et en ses livres ! Salut l’artiste !) _,

« l’essai doit faire jaillir la lumière de la totalité _ c’est son défi _

dans le fait partiel, choisi délibérément ou touché au hasard,

sans que la totalité soit affirmée _ elle-même _ comme présente _ elle est seulement potentielle ; et demande, par là, au lecteur-« déchiffreur« , de la « penser« , lui aussi, avec un minimum d’effort de sa propre imageance (et culture se forgeant, elle aussi : peu à peu ; et « en mosaïque«  : toujours indéfiniment ouverte ; et ludique…)…

Il _ l’essai, ou l’essayiste (de même que le film monté, ou le monteur)… _ corrige le caractère _ empiriquement _ contingent ou singulier de ses intuitions _ d’imageance proprement créatrice… _

en les faisant se multiplier, se renforcer, se limiter _ et à des fins d’intelligence du sens même des « choses« , c’est-à-dire de l’accession (de soi) à la vérité de ces « choses«  _,

que ce soit dans leur propre avancée _ voilà ! avec ses progrès… _

ou dans la mosaïque _ voilà encore ! _ qu’elles forment  _ et cette richesse (à profusion !) est proprement jouissive ! _ avec d’autres essais ».

Comme dans tout montage,

les césures et les transitions _ alors, à y être assez (= ce qu’il faut !) attentifs _

diront _ par la dynamique qu’impulse, en permanence et toujours singulièrement, leur rythme ! à qui sait s’y laisser porter ! _ l’essentiel,

étant « amalgamées dans l’essai au contenu (même) de la vérité » _ voilà ! Ou l’importance (irrémédiable !) du style !

C’est en cela que l’essai produit son travail fondamental,

qui est un travail de lecture _ auquel accède tant l’auteur que le lecteur ! _

un déploiement de la lisibilité _ objective ! _ des choses » _ mêmes, page 95 :

encore faut-il accéder (par déploiement de l’« imageance«  !) à ce niveau de lisibilité des choses mêmes…

Tel un apprentissage _ à la godille ! de la part de l’essayiste s’y essayant… Le modèle étant (probablement : avant Bacon…), et par son style si jouissif, Montaigne, en la collection (ouverte et « mosaïque« …) de ses toujours merveilleusement surprenants (et pour lui le premier : à ses relectures ! devenant, il ne pouvait pas s’en empêcher, ré-écritures !) Essais _,

« l’essai comme forme _ poursuit Adorno, cité par Georges Didi-Huberman, pages 95-96… _

s’expose _ forcément ! : « Personne n’est exempt de dire des fadaises« , entame, malicieusement en fanfare, Montaigne le livre III de ses Essais; « le malheur est _ seulement… _ de les dire avec soin » : soit componction et fatuité !.. _ à l’erreur ;

le prix de son affinité avec l’expérience intellectuelle ouverte _ et/ou l’« imageance«   _,

c’est l’absence de certitude que la norme de la pensée établie _ régnante, dominante (et intimidante) : devenant l’idéologie… _ craint comme la mort.

Même si _ l’essai néglige moins la certitude qu’il ne renonce à son idéal _ pour déficit d’efficacité !.. simplement… _,

c’est dans son avancée, qui le fait se dépasser _ oui _ lui-même _ car la pensée, s’y déployant par à-coups, y progresse _,

qu’il devient _ voilà : l’essai est un parcours ! et une aventure ! _ vrai _ en toute effectivité, par ce déploiement même (imageant !..) de son penser _,

et non pas dans la recherche obsessionnelle _ voilà, à la Descartes, si l’on veut… _ de fondements _ métaphysiques, y compris (…)

Tous ses concepts _ convoqués au fur et à mesure _ doivent être présentés de telle manière qu’ils se portent _ tel Enée « portant«  Anchise : mais mutuellement, tous : sans répartitions de rangs entre « héros« , exposés bien à la vue des spectateurs sur le devant de la scène et sous les projecteurs de sunlights, et « figurants« , relégués, eux, derrière et dans le fond… _ les uns les autres,

que chacun d’entre eux s’articule selon sa configuration _ propre, voire originale ou singulière : à chaque fois… _ par rapport _ voilà : toujours ! _ à d’autres.

Des éléments distincts s’y rassemblent discrètement _ voilà : avec des césures, des soupirs, des silences, des coupes ; et bien des transitions… _ pour former quelque chose de lisible » _ telles des phrases (articulées et syncopées) de discours ; ou de musique…


Et Georges Didi-Huberman d’appliquer ainsi ce mode de fonctionner du penser (par « essai » ! tel que l’analyse si finement Adorno…)

au travail du « cinéaste Farocki », page 96 :

« Il _ le cinéaste et vidéaste Harun Farocki, donc _ entre dans un domaine d’images qui n’est « traduit » _ précédemment _ dans aucun dictionnaire préexistant.

Il filme, il recueille, il démonte, il remonte _ et sans trucages ! en toute probité !..

Tout cela, il le fait en fonction de contextes _ voilà ! _ à chaque fois différents _ oui ! _ et « au regard des nuances _ qualitatives extra-fines _ singulières _ voilà ! _ que le contexte fonde _ et il faut (au « spectateur«  actif que nous sommes invités à devenir ainsi alors…) l’explorer : à toute vitesse si on le peut _ dans chaque cas particulier » _ le plus effectivement possible !

Comme le penseur _ -essayiste _ décrit par Adorno,

Farocki _ en monteur ultra-fin d’images _ s’adonne à un apprentissage presque tactile _ oui _ des choses _ mêmes _ ; il tâte, il ausculte, il retouche, il ajuste _ sans cesser de s’exposer _ forcément : pas de juger sans audace ! cf Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?.. _ à l’erreur.

Le prix de son affinité avec les images,

cette « expérience intellectuelle ouverte » _ en son « imageance«  chercheuse, donc : et inventive !.. _,

est l’absence d’une certitude considérée _ jamais _ comme acquise.

C’est dans l’avancée _ progressive, aventureuse, patiente et décidée : c’est passionnant ! _ du tournage et du montage

que les choses deviennent, peu à peu _ objectivement et pour nous : à la fois, d’un même mouvement de déploiement et en quelque sorte « objectif«  ! : d’elles-mêmes et en elles-mêmes ; grâce à l’éclairage perspicace de liens pertinents (activés par nous) à des contextes devenant sources progressives de notre compréhension !.. _, lisibles,

quand toutes les images de pensée sont présentées

de façon qu’elles se portent _ mutuellement et dynamiquement (ou même dialectiquement !)… _ les unes les autres.« 

Avec ce très beau résumé-mise au point :

« La lisibilité _ pour le « spectateur » du film au départ univoque ! _ advient _ voilà _ dans le montage :

le montage considéré comme forme et comme essai.

A savoir une forme patiemment élaborée _ sur le chantier de la table de montage _,

mais non reclose sur sa certitude (sa certitude intellectuelle, « ceci est le vrai » ; sa certitude esthétique, « ceci est le beau » ; ou sa certitude morale, « ceci est le bien »).

Alors même que, comme pensée élevée à la hauteur d’une colère

_ qui la meut et la porte ! électriquement : de son énergie d’indignation (!) vis-à-vis des violences portées à la dignité (= humanité même…) des personnes… _,

elle tranche,

prend position

et rend lisible la violence du monde « , page 96… _ ne jamais perdre « cela« de vue !

Tout ceci est décidément très montanien !!! Montaigne se battant, lui, en son temps (cf les travaux là-dessus de Géralde Nakam…), contre les ravages atrocissimes du fanatisme (fondamentaliste religieux, mais pas seulement)… C’est en cela que ses Essais ouvrent la modernité à un lectorat qui s’élargit alors…

« L’essai oblige à penser dès le premier pas _ voilà ! _ la chose _ même : quelle tâche ! il faut seulement s’habituer un peu (soi, lecteur) à l’audace, folle d’abord, de tels efforts pour atteindre l’intelligence d’elle (= la chose même) en pensée ; ensuite, on y acquiert, palier par palier (et « en mosaïque« ), une forme (toujours incertaine, il est vrai ; et à inlassablement tenir en chantier !) d’expertise (de lecteur : un peu mieux cultivé)… _ dans sa vraie complexité _ se révélant ainsi : tout un programme ! Il y a toujours (c’est un chantier permanent et infini…) énormément à faire : cela demandant non seulement, on le voit, de surmonter (cf Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?) la lâcheté, mais aussi la paresse ! Et c’est aussi ainsi que le génie scientifique (ou les sciences) procède(-nt) et progresse(-nt) : cf ici le génial début de Métapsychologie de Freud quant à l’inventivité nécessaire au chercheur et inventeur scientifique… _

L’essai oblige à penser dès le premier pas la chose dans sa vraie complexité, donc,

(et) se débarrasser de l’illusion _ mortelle pour sa propre liberté (et efficacité quant à l’obtention de la vérité !), toujours si fragile… _ d’un monde simple,

foncièrement logique »,

relève encore Georges Didi-Huberman dans l’essai (sur « l’essai comme forme ») d’Adorno (in ses passionnantes, on ne s’en fait ici qu’une petite idée, Notes sur la littérature…).

« C’est alors que, « se libérant de la contrainte _ lourde ! _ de l’identité, l’essai acquiert parfois ce qui échappe à la pensée officielle _ ou officialisée _,

le moment _ et la grâce ! alors rencontrée avec une légèreté grave… _ de la chose inextinguible« 

_ cette dernière expression d’Adorno étant (plus que très justement !) soulignée ici par Georges Didi-Huberman, page 97…

Et « c’est en détachant _ par un remontage _ la chose _ irradiante _

de ses interprétations obvies _ encalminant tragiquement la moindre velléité d’atteindre son intelligence ! _,

c’est en la démontant _ en la séparant _ de ses stéréotypes _ empoissants ! _

et en la remontant _ voilà ! _ par un tout autre jeu d’affinités inattendues _ elles : d’abord de soi, l’essayiste, le tout premier à s’en étonner !.. et c’est là un passage obligé ; cf par exemple les analyses là-dessus de Gaston Bachelard, in La Philosophie du non _essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique_

que l’essayiste,

ou le monteur _ au cinéma ! _,

parviennent à ce « moment de la chose inextinguible »,

ce « feu inextinguible » _ si nourrissant, si fécond pour l’intelligence du réel _ de la chose _ même _, pourrait-on dire _ car c’est à elle et à ses flux (et feux) qu’il s’agit bien d’« accéder«  !

Il n’y a plus alors _ comme miraculeusement ! _ de contradiction

entre l’arbitraire de la forme choisie _ par l’essayiste / monteur _

et la nécessité de la forme phénoménologique de ce « moment de la chose ».

L’essayiste respecte ses objets

tout en les « surinterprétant »,

c’est-à-dire tout en y juxtaposant différents paradigmes _ à l’envi ! selon l’intuition (ou inspiration) de l’« imageance«  du moment ! _ de lisibilité

_ c’est aussi ainsi qu’analyse, je viens de l’indiquer, le fonctionnement même de sa propre Métapsychologie, Freud, en 1914 : un texte lumineux, lui aussi !

Alors, il _ l’essayiste, donc _ voit _ entrevoit : tel Colomb à l’abord-approche de son Amérique _ quelque chance _ c’est déjà bien ! et beaucoup ! _

de parvenir

« à ce qu’il y a _ dit Adorno : ce sont aussi des oxymores… _ d’aveugle _ jusque là du moins pour nous (tous) et d’abord pour lui, qui s’y essaie… _ dans (ces) objets,

(à) polariser l’opaque,

libérer _ voilà ! _ les forces qui y sont _ rien moins, déjà, que _ latentes » ;

alors « il construit _ très positivement, par (et en) son « imageance«  même ! (et c’est aussi une culture se formant peu à peu, de manière dynamique et ouverte !) _ l’imbrication des concepts

tels qu’ils sont présentés, c’est-à-dire imbriqués _ déjà _ dans l’objet lui-même » _ expression d’Adorno une nouvelle fois soulignée par Georges Didi-Huberman, page 98… Cette « imbrication« -là est une « constellation » sur-active…

« L’actualité de l’essai _ dit encore Adorno _ est celle d’un anachronisme » :

soit une certaine façon de remonter le temps _ voilà ! en dépit de la difficulté de l’ignorance et de l’oubli… _ dans l’imbrication,

dans la complexité _ voilà ! encore… _ des objets eux-mêmes » _ en s’y étant comme faufilé (et continuant, encore et toujours, de s’y faufiler !) lui-même, par sa recherche questionnante,

en quelque sorte « dedans«  même… : page 98.

« Que fait donc l’essayiste,

si ce n’est essayer, essayer encore ?

C’est à chaque fois beaucoup, mais ce n’est jamais le tout.

Aux yeux de celui qui essaye,

tout ressemble toujours _ voilà : c’est toujours et à chaque fois étonnamment nouveau ! _ à une première fois,

à une expérience marquée _ définitivement ! mais sans tristesse, ni renonciation aucune : au contraire ! y revenir étant toujours (même si ce n’est pas sans quelque douleur…) ludique et jubilatoire ! _ par l’incomplétude.

S’il sait et accepte une telle _ cf Karl Popper aussi… _ incomplétude

_ poursuit magnifiquement Georges Didi-Huberman, page 98 _,

il révèle la modestie fondamentale _ voilà ! _ de sa prise de position _ audacieuse, mais sans gloriole. Et c’est en cela que les découvreurs sont toujours « vraiment » « modestes«  !

Mais il _ « celui qui essaye«  _ est alors obligé, structurellement _ et éthiquement ! c’est une affaire de « dignité«  de l’appel à l’« humanité«  (contre les dérives _ violentes _ de l’« in-humain« ) en soi… _, de recommencer toujours _ telle Pénélope sur son ouvrage, à Ithaque _,

du « coup d’essai » initial

aux nombreux « essais » qui se répètent après lui.

Et rien ne ressemblera jamais _ non plus _ à une _ toute _ dernière fois.

C’est, au fond, comme une dialectique du désir _ en effet ! le désir étant lui aussi, en sa vérité de fond, « inextinguible«  : sans fond ; c’est même là une marque décisive de reconnaissance de sa « vérité« , donc, face à ses contrefaçons…

Que fait donc le monteur, par exemple _ à la Harun Farocki : après l’essayiste… _,

si ce n’est commencer par assembler son _ le plus ample possible ; le plus riche de possibilités de « décryptage«  de la « constellation«  formée que cela va permettre d’éclairer… _ matériau d’images,

puis démonter,

puis remonter,

puis recommencer

sans relâche ?

C’est là l’exigence _ voilà : autant objective qu’éthique… _ de sa prise de position

(on peut ici rappeler _ c’est admirablement bienvenu ! Merci ! _ que le mot « essai » a son étymologie dans le bas-latin exagium,

qui, lui-même, dérive du verbe exigere, « faire sortir quelque chose d’une autre chose »).

Entre la modestie et l’exigence

_ deux grandes caractéristiques du cinéma de Harun Farocki _,

l’essayiste _ ainsi que le monteur cinématographique _ apparaîtra finalement comme l’homme de la contradiction faite pratique _ objective effective permanente ! mais assumée en son aventure infinie même ; et ses progrès ! _,

l’homme de l‘objection _ en sa puissance dialectique…

Il n’y a pas, écrit Adorno, d’essayiste qui n’ait tiré « la pleine conséquence de la critique du système ».

C’est que « l’essai a été presque le seul (genre de méthode) à réaliser dans la démarche même de la pensée

la mise en doute _ socratique _ de son _ propre _ droit absolu » _ j’en donnerai l’exemple, superbe, de David Hume : un fécond « réveilleur«  (d’« ensommeillé dogmatique« ), comme on sait…

Le mélange de modestie et d’exigence chez l’essayiste _ et le monteur… _

lui font alors lancer « un défi en douceur _ la force étant en l’occurrence parfaitement contreproductive ! _

à l’idéal de la clara et distincta perceptio et de la certitude exempte de doute » _ posées en idéal de certitude de vérité à conquérir par un Descartes, dans les Méditations de 1641, comme au final (les quatre derniers articles du livre IV) des Principes de la Philosophie de 1643… Descartes demeure marqué par l’idéal de scientificité de Platon, face aux transigeances (trop souples selon lui) d’un Aristote…

S’il y a un bonheur _ s’éprouvant très vite _ dans l’essai _ et dans le montage-démontage-remontage… _,

nous le devons, sans doute, à ce « gai savoir » _ montanien ? oui ! _ de la modestie devant les objets

et de l’objection _ socratique ! _ devant les discours.

Adorno,

qui cite un fragment de Nietzsche sur la joie du négatif inhérente _ en effet ! _ à une telle attitude,

conclut que l’essai a pour geste fondamental

l’hérésie,

le contournement systématique des « règles orthodoxes de la pensée » :

bref, le geste même

d’une désobéissance _ espiègle pour le moins, pages 98-99…

Par là, l’essayiste

« abolit le concept traditionnel de méthode » ;

et lui en substitue un autre _ oui ! _

qui « rassemble

par la pensée, en toute liberté _ mais oui : avec le jeu (gracieux) de la fantaisie de l’« imageance«  _,

ce qui se trouve _ par « constellation«  librement (voire génialement ; avec tout une culture, aussi) convoquée _ réuni _ en quelque sorte déjà ! _ dans l’objet librement _ mais oui ! _ choisi » _ page 99.

« Essayer, c’est essayer encore.

C’est expérimenter par d’autres voies, d’autres correspondances, d’autres montages _ par l’appel à de l’altérité : « cultivée« 

L’essai comme geste _ à accomplir : il faut le tenter… _

de toujours tout reprendre. »

Recommençons !

Avec courage et joie (de la curiosité s’affairant) !

On continue ! _ « tant qu’il y aura de l’encre et du papier !«  (dirait Montaigne)

et de l’énergie vitale ! ; a contrario de l’acédie mélancolique étrécissante

« Voilà bien ce que suppose tout essai qui se respecte : il n’y aura pas de dernier mot

_ et « la bêtise, c’est de conclure« 

Il faudra encore _ en effet ! telle Pénélope… _tout démonter à nouveau,

tout remonter.

Faire de nouveaux essais.

Inlassablement relire, en somme«  _ oui ! relire, c’est toujours re-monter, ré-interpréter et re-jouer à ré-essayer de toujours un peu mieux comprendre !

« Mais qu’est-ce à dire,

sinon que la modestie et l’exigence mêlés _ voilà ! _ dans la forme _ même _ de l’essai

_ et du montage-démontage-remontage… _

font de toute « reprise »

l’acte _ même _ de toujours tout ré-apprendre ?

_ inlassablement : loin de la plus petite fatuité (et bassesse de gloriole _ ou d’intérêt !) que ce soit…

Comme pour élever sa colère _ face à motif d’indignation eu égard aux indignités (= violences) à l’encontre des personnes

de par le monde tel qu’il fonctionne (= le monde comme il va…)… _

à la hauteur d’une connaissance méthodique et patiente«  _ voilà !

Un grand et nécessaire livre,

voilà !,

que ce Remontages du temps subi

de Georges Didi-Huberman !

Titus Curiosus, le 29 décembre 2010

Le rêve d' »intersections fécondes » entre journalisme et philosophie : le Libé des Philosophes (et sa manifestation à Bordeaux)

04déc

En ouverture du numéro de Libération du jeudi 2 décembre

_ le jour du gros accès de tempête de neige, notamment à Bordeaux où se rencontraient, réunis par le quotidien Libération, philosophes, journalistes… et même politiques !.. : le thème fédérateur étant « la philosophie dans la cité« , et les rencontres s’intitulant « Penser l’actualité« , « La Justice gagnerait-elle à philosopher ?« , « Peut-on réduire les inégalités ?« , « Aide, entraide et fraternité : penser la solidarité« , « Délinquance : déni ou délit de culture ?« , « Quelle ville laisser à nos enfants ?«  et, in fine, « La cité idéale, ou l’utopie réalisable«  _,

et sous le très judicieux titre d’Intersections fécondes,

Michel Serres _ tel un Leibniz « revenu«  cette fois en corsaire gascon : en vadrouille malicieuse (plutôt que course sauvage…) dans le paysage en voie de mondialisation du bal des monades… _ résumait excellemment

le pari _ renouvelé cette année-ci encore : ce 2 décembre, donc ! et réussi ! _ de Robert Maggiori,

le responsable de la rubrique Philosophie de ce quotidien,

et maître d’œuvre de ce concept de « Libé des philosophes » :

Depuis qu’a été inventé le Libé des philosophes,

nous n’avons cessé de réfléchir sur les bénéfices de cette rencontre

entre journalisme et philosophie.

Elle produit plusieurs courts-circuits _ voilà ce qui peut se révéler fructueux pour le penser, (souvent un peu) trop ensommeillé en ses (un peu trop) molles habitudes…

D’abord un temps long _ celui du penser, en sa salubre intempestivité méditative ! Nietzsche osant ici la figure de la « rumination« _ y coupe la rapidité _ le plus souvent éphémère _ du jour,

et peut lui apporter des aliments _ c’est déjà çà… _ inattendus.

Heureusement,

l’éclair momentané _ quand il est tant soit peu surprenant ! du moins… _ de l’actualité

réveille _ voilà ! à l’instant du choc de cette rencontre (électrique)… _ une mémoire _ un peu trop souvent un peu trop _ prête _ encline _ à s’assoupir.

On dirait un long fleuve tranquille enflammé soudain _ de lumière _ par les cascades d’un torrent _ venant enfin, et opportunément, la secouer, cette mémoire alluviale plus ou moins limoneuse un peu trop installée…

De plus,

le philosophe creuse _ voilà ! malignement… _ alors que le journaliste _ pressé par son rédacteur en chef et l’attente au jour le jour du lectorat _ galope _ un peu trop éperdument…

Alors le vertical coupe l’horizontal _ avec fécondité.

On dirait un carrefour _ tels l’Agora d’Athènes, le Forum de Rome, ou la place du marché de n’importe quel bourg zarathoustréen-nietzschéen... _

et tout le monde sait que les rassemblements intéressants _ possiblement féconds, donc… _

ont lieu

en cette place _ qui s’y prête ;

cf Kant : « Penserions nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?..«  (in son manifeste contre la censure : La Religion dans les limites de la simple raison : un must !..

Enfin,

la philosophie vole _ cf Corneille : « Va, cours, vole ; et nous venge !« , in Le Cid_ et plane parfois _ un peu trop, en se laissant aller vagabonder (et se perdre) au hasard des courants d’air porteurs : combien ne manquent pas de le lui reprocher (et parfois à raison !!! )… _

alors que l’actualité a le souci _ professionnellement vital _ de garder les pieds sur terre _ même si pas forcément les mains dans le pétrin (voire le goudron)…

La seconde force _ bienheureusement, en effet ! _ la première _ sans les ailes de géant de l’albatros baudelairien _

à atterrir.

On dirait un aéroport _ hyper-affairé, que ce lieu d’atterrissages impromptus…

Confluent,

place de l’étoile,

piste d’envol ou de retour,

voilà les trois intersections fécondes

que Robert Maggiori inventa _ bel (et plus encore : juste !) hommage ! _

pour le Libé des philosophes.

Voyons alors

ce que personnellement j’y ai le plus goûteusement

glané,

pour ma (propre) gouverne…

D’abord, ce qui m’a le plus touché

et marqué _ c’est une merveille (de pensée) rare !, en plus de poésie ! que cet article tout de discrétion (et humilité) ! _ puissamment,

se trouve à la rubrique

_ peu en vue, certes : il fallait assurément aller la dénicher ; elle se cachait sous ce titre magnifiquement actuel ce jour-là (de même qu’éternellement, aussi !) de Partie de neige ; soit le titre même du sublime recueil de poèmes de 1968 (et paru posthume) de Paul Celan : Partie de neige, aux Éditions du Seuil, en allemand et dans la très belle traduction de Jean-Pierre Lefèbvre !.. _

de la météo

_ qui l’eût dit ?..

La page est même indiquée très exactement : « Jeux-Météo«  ;

sur la partie (gauche) des « Jeux« ,

le philosophe Marc de Launay commente ainsi une partie d’échecs,

empruntée au 70e championnat d’Italie, en 2010 (entre les joueurs Brunello et Rombaldini)… :

« Il en va des échecs comme du langage. (…) Ceux qui continueront à jouer (…) auront plaisir à jouer comme on a plaisir à converser (…). Savoir limité le nombre des combinaisons qu’offrent les lettres d’un alphabet et la grammaire d’une langue

n’a jamais rendu muet _ certes ! Le jeu sérieux n’est pas ignorant de l’ambition conceptuelle, il taquine l’infini en le sachant illusoire ; il éduque l’esprit à la rigueur des métaphores en révélant une pluralité de combinaisons face à telle disposition générale :

belle propédeutique à l’appréciation des innovations qui miment l’issue possible hors d’une situation jugée désespérée, mais qu’une raison étrangère nous révèle riche d’une ressource.

Comme une parole inouïe dissipe des académismes et fait briller les cristaux d’une nouvelle syntaxe.

Une fois jouées toutes les combinaisons, l’histoire des joueurs et du jeu ne sera pas sans avenir« ... :

comme c’est superbe aussi !.. _,

à la rubrique de la météo, donc,

et sous la plume _ de poète comme de philosophe ! _ de Martin Rueff

_ dont j’ai fait personnellement la connaissance (je consulte mon agenda) le mardi 8 décembre 2009, lors de sa conférence (très belle : il y convoquait la saison de l’Hiver de Poussin !) pour notre Société de Philosophie de Bordeaux : c’était sur le sujet de Rousseau : le pas et l’abîme, autour de sa lecture de la fiction (comme philosophie, aussi !) de Julie, ou La Nouvelle Héloïse ; puis au cours du repas (toujours très convivial) qui a suivi la conférence ; et surtout par la lecture de son magistral travail sur la poésie et la poétique de Michel Deguy, Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel _ ; cf mon article sur ce magistral ouvrage, en date du 23 décembre 2009 : la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff

Martin est revenu ensuite à Bordeaux, le mercredi 12 mai (toujours mon agenda ! pour ne pas complètement perdre le fil des jours qui défilent ; et y raccrocher un peu des efforts, facilités ensuite à partir de ces menus amers-là, de la mémoire qui risquait de se noyer, sans repères…) afin de présenter, et avec Michel Deguy, dans les salons Albert-Mollat, ce grand livre, et important pour mieux comprendre ce qui change (en fait de différence et identité, donc !!!) en ces siècles : le XXème comme le XXIème…

Cf mon article sur cette conférence-là, cette fois : De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

En son propre Partie de neige,

à la page 21 du Libé des philosophes du jeudi 2 décembre (enneigé à Bordeaux et toute sa région !

je me suis trouvé sur la route _ heureusement presque tout uniment droite ! _ vers 7h, 7h15, dans des bourrasques ô combien drues de neige, droit devant, le regard mangé par ce que tentaient de percer de la nuit, ainsi ouatée de ces rafales hyper-serrées de flocons, les phares de ma voiture, essayant de gommer le plus possible les pirouettes du verglas, sur le sol, si jamais j’avais à tourner si peu que ce soit le volant, trop brusquement ralentir ou accélérer, pour ne rien dire de freiner, aux ronds-points drastiquement piégeux de la route, heureusement assez peu embouteillée à cette heure : j’étais parti très tôt exprès : à 6h 30 ; les flocons commençaient juste de tomber, en légère voilette de tulle, alors, sur Bordeaux)…

Martin ne fait pas référence explicitement à Paul Celan (non plus qu’à son recueil de poèmes écrits en 1968 : ni l’un, ni l’autre ne sont nommément cités !) _ sinon par le seul titre de son article quant au temps qu’il faisait, ou pouvait faire, ce jour-là, 2 décembre 2010, en France :

comment prendre alors le vocable de « Partie«  (de neige) ? A chacun d’essayer sa (ou ses) propositions (s)… Le poème (vrai) est toujours, dès ses signifiants mêmes, polysémique, flottant, ouvert, en sa battue, pourtant nette, forcément, des cartes de ce qui s’y inscrit, à prononcer… _,

mais Martin, donc,

faisait beaucoup mieux que cela :

lui, pensait la neige ;

et ce qu’elle peut induire, aussi _ en redoublement du penser _ de pensée (alors métaphysique !),

par exemple pour quelques philosophes :

ici, ce seront _ ainsi qu’il les indique ou les nomme, nommément, si j’osais dire _ :

les philosophes de la « théorie des climats » du XVIIIe siècle, Socrate (in Le Banquet), Spinoza, Sénèque, Kant (en l’esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure), Lévinas (in De l’existence à l’existant) ;

auxquels Martin mêle aussi, aimablement _ quant à aider aussi un peu au figurer du lecteur ! lire étant aussi se figurer… _ une kyrielle de peintres (de la neige) :

« Beerstraaten, Van der Neer, Isaac van Ostade,

mais aussi Goya ou Courbet« ,

et Turner ;

ainsi qu’un _ unique à être nommément nommé ! Mallarmé et Chrétien de Troyes (et Celan !) n’étant, eux, qu’évoqués… _ poète,

Guillaume de Salluste Du Bartas ;

ainsi :

« Turner peint la neige comme au premier jour de la Semaine de Du Bartas :

« avant tout, matière, forme et lieu »…« .

Et Martin de le commenter alors ainsi :

« Neige grand ouvert sur l’ouvert » ;

pour conclure, au final,

après un paragraphe consacré à Kant

et un autre à Lévinas :

« Neige, nuit blanche. Et ce qui sera sans lumière, il nous faudra

_ ce « nous«  en ce défi prometteur, pourvoyeur peut-être,

en cette situation de mission, de devoir (vital ?),

pourvoyeur

de courage… _

le perpétuer« …


Voici donc

_ je le recopie manuellement : et je m’en réimprègne encore un peu plus (ou un peu mieux) en le ré-écrivant ainsi mot à mot sur le clavier… _

l’article Partie de neige, par Martin Rueff,

en la rubrique Météo du Jeudi 2,

sur deux colonnes de la partie droite de la page 21,

en encadrant, en son centre _ hexagonalement _, une carte de France des prévisions météorologiques de ce jour…

Autant la grammaire des énoncés météorologiques (« il pleut« , « il vente« ) a pu pousser les philosophes à réfléchir en métaphysiciens sur l’ontologie _ voilà ! _ des événements et sur les chaînes _ principalement, voire exclusivement, mécaniques ?.. _ de causalité qu’ils impliquent, (à la fois sur la cause de ces événements et sur l’inscription de ces événements dans la vie des hommes _ on pense à la « théorie des climats » des philosophes du XVIIIe siècle avec leurs causes sans cesse _ répétitivement ? cf ici l’humour de Hume… _ renaissantes), autant l’expérience de la neige a offert un motif de prédilection à ceux qui étaient enclins à méditer sur l’endurance _ hivernale : en « l’hiver de notre mécontentement«  _ des hommes. Si l’on admet le partage _ stoïque _ de ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas, et si l’on reconnaît que la balance est inégale entre l’un et l’autre, il faut supporter la neige comme le faisait Socrate « qui marchait pied nus sur la glace plus aisément que les autres avec leurs chaussures, et les soldats le regardaient de travers croyant qu’il les bravait«  (Le Banquet, 220a).

Est-ce tout pourtant ? Regardons-la, cette neige qui vient _ indépendamment de nous, comme nous étouffer, asphyxier, en noyant, bientôt, tout…

Il y a une beauté de la neige comme état _ reposé, ensuite, en ses couches alors horizontalement déposées, étalées, comme majestueusement tranquilles _ de la matière, dans le double spectacle de sa chute (elle est alors rideau _ enduré _ qui voltige, pétales soufflés, mur blanc effilé, tempête au parvis des épousailles, _ mallarméennes _ « tasses de neige à la lune ravie« ) et de sa surface _ déposée, donc, et demeurant longtemps… _ de trop grande clarté _ épiderme, drap, écran, visage exposé, facies totius universi (Spinoza retrouve la formule de Sénèque), support/ surface, ligne blanche d’horizon, horizon blanc de dunes. Le chevalier _ cf l’imaginaire (si vivant !) de Jean Giono dans l’aveuglante blancheur neigeuse alpine de deux ou trois hivers d’Un Roi sans divertissement, du côté de Mens et de Chichiliane : à partir du poème si fascinant de Chrétien de Troyes… _  cherche la trace de sang _ de l’oie agressée _ : un trou, une crête, une crevasse pour ne pas céder au vertige du même _ tel étant le chiffre affolant de l’angoisse. La neige, univocité étale, est pureté purifiante ou pureté étalée _ rêve d’effacement, offrande écartée au soleil, condition de la lumière aveuglante, miroitante ; et d’elle plus que de tout autre spectacle il faudrait dire : c’est la mort d’un soleil blanchi qu’on ne peut regarder en face. Ou peut-être comme l’espace pur désorienté _ aussi ! pour notre perte… _ : le fond comme figure, la figure comme fond, ni droite ni gauche, tout le profond venu à sa surface blanche ; et parfois tes yeux _ même ! _ sont débordés face à l’immensité absente qui dure ; ni béance du chaos, ni confusion à vide _ cependant : et la nuance est capitale… _, la neige…

_ en sa magie lancinante d’étrangeté poïétique

en fusion…

On rappellera que certains peintres se rendirent célèbres par leurs effets _ d’éclats assourdissants _ de neige : Beerstraaten, Van der Neer, Isaac van Ostade, mais aussi Goya ou Courbet. Turner peint la neige comme au premier jour de la Semaine de Du Bartas : « avant tout, matière, forme et lieu« .

Neige : grand ouvert sur l’ouvert

_ pour qui s’y affronte, d’abord par le regard (sempiternellement étonné, chaque fois…),

en son vivant ici une fois encore défié

Mais une méditation sur la neige ne devrait rien ignorer non plus de ce que l’esprit humain y investit : l’image offerte à la méditation métaphysique du blanc de néant

_ autre défi (« métaphysique« , donc, et ainsi…) de l’esprit, qui s’agite…

La neige constitue une de ces images sans motif où le fond est _ ou devient _ tout _ voilà… On se souvient que « l’exposition métaphysique de l’espace » dans l’esthétique transcendantale de la Critique de la raison pure repose sur une thèse simple : la représentation de l’espace ne peut pas être déduite de l’expérience. Il faudrait qu’elle soit posée comme fondement : « L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions externes. » Et Kant poursuit : « On ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien penser qu’il ne s’y trouve pas d’objets. » La neige offrirait l’image de l’espace comme tel dans sa pureté transcendantale _ la neige comme spectacle pur de l’espace, comme exposé métaphysique.

Mais il y a plus encore : une chose est de dire que la neige est un spectacle métaphysique, autre chose est d’affirmer qu’elle permet l’intuition de la métaphysique elle-même _ l’image de la différence ontologique

_ en sa différance (mouvante) même, s’offrant à nous défier, pour peu, du moins, que nous consentions à y opposer (et soutenir, tant soit peu, aussi…) un penser singulier…

Neige : offrande pure _ voilà _ du il y a _ oui ! _, de cet il y a d’avant _ prénatalement ? aussi… _ tout objet _ allégorie pure de l’être comme fable du néant, image du cri _ munchien ? à l’abattoir ?.. _, comme symbole du silence _ advenant, voire advenu, murant… _, temps suspendu et temps qui passe, qui passe suspendu. Analogue à la nuit noire que veille l’inutile insomnie, la neige offre _ oui _ le fait nu _ voilà : et il s’impose… _ de la présence : il y a présence _ du vivant

dont le souffle tremble, respire, bat.

Lévinas écrit dans De l’existence à l’existant : « Le fait universel de l’il y a, qui embrasse et les choses et la conscience » ; et il serait important d’appliquer à la neige les évocations de l’insomnie qu’il propose : « Il n’y a plus de dehors, ni de dedans », « ce retour de la présence dans l’absence ne se fait pas dans des instants distincts, comme un flux et un reflux. Le rythme manque _ voici la clé ! _ à l’il y a, comme la perspective aux points grouillants de l’obscurité« . Lévinas précisera : « On ne peut dire non plus que c’est _ tout à fait, non plus : en effet… _ le néant _ absolu _, bien qu’il n’y ait rien« .


Neige, nuit blanche. Et ce qui sera sans lumière, il nous faudra _ nous ! c’est là un « nous«  plus ou moins ouvert… _ le perpétuer _ en son abondance sourcière, probablement…

Sourcière de vie…



Martin Rueff,

poète et philosophe, enseigne à l’université de Genève.

(A publié dernièrement) La fin de Superman dans (la revue) Grumeaux, en novembre 2010.

Je vais poursuivre mon compte-rendu _ partiel et partial, on le ressent… _ de ce riche et très intéressant Libé des Philosophes de jeudi dernier, avant-hier,

par deux articles aisément accessibles, eux, sur le Net,

et qui m’ont aussi bien, bien intéressé

_ en plus qu’il s’agit, là aussi, d’articles d’amis… _ :

celui, très fouillé et passionnant d’aperçus très riches, très justes _ ainsi que très beaux (mais oui !!! à la fois ! d’un seul tenant !) _,

de Fabienne Brugère,

Les Missions des Lumières _ Diderot philosophe en Pléiade,

lisible sur papier aux pages II et III du Cahier Livres :

il est consacré au volume Œuvres philosophiques de Denis Diderot,

publié sous la direction de Michel Delon, avec la collaboration de Barbara de Negroni, dans la Bibliothèque de la Pléïade, aux Éditions Gallimard… ;

et celui, toujours aussi incisivement piquant et lucidissime (!!!) _ et toujours aussi réjouissant ! _

d’Yves Michaud,

Les Pinçon-Charlot : Gold Gotha,

en la rubrique Pourquoi ça marche , à la page XVIII du cahier Livres :

il est consacré à l’ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : Le Président des Riches _ Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy,

aux Éditions Zones…

J’y ajouterai encore un ultime petit commentaire

de l’article de synthèse

paru dans le Libération du lendemain, hier vendredi 3 décembre, à la page 5,

et sous la plume de Vincent Barros :

A Bordeaux, «Libération» fait passer l’oral de philo

et sous-titré : Réflexion. Echos du forum «la Philosophie dans la cité», qui s’est tenu hier dans la capitale girondine.

Cela,

en mon article juste à suivre celui-ci,

donc…


Titus Curiosus, le 4 décembre 2010

Post-scriptum :

De Paul Celan,

et traduit par Jean-Pierre Lefèbvre, à la page 23 de Partie de neige, aux Éditions du Seuil,

ce poème-ci

(et qui donne son titre à tout le recueil) :

PARTIE DE NEIGE, droit cabrée jusqu’à la fin,

dans le vent ascendant, devant

les cabanes à jamais défenêtrées :


faire ricocher des rêves plats

sur la

glace striée ;


dégager au pic

les ombres de mots, les empiler par toises

tout autour du fer

dans le trou d’eau.

De Guillaume de Salluste du Bartas (Montfort, 1584 -Mauvezin, 1590),

à la page 3 de sa Sepmaine (1581), en l’édition d’Yvonne Bellanger

de la Société des Textes Français Modernes,

ce passage (du Premier Jour : les vers 25 à 30

_ d’un poème qui en son entier compte 6494 vers) :


Or donc avant tout temps, matière, forme et lieu,

Dieu tout en tout estoit, et tout estoit en Dieu,

Incompris, infini, immuable, impassible,

Tout-Esprit, tout-lumière, immortel, invisible,

Pur, sage, juste et bon. Dieu seul regnoit en paix :

Dieu de soy-mesme estoit et l’hoste et le palais.

Et, de Stéphane Mallarmé :


Las de l’amer repos où ma paresse offense
Une gloire pour qui jadis j’ai fui l’enfance
Adorable des bois de roses sous l’azur
Naturel, et plus las sept fois du pacte dur
De creuser par veillée une fosse nouvelle
Dans le terrain avare et froid de ma cervelle,
Fossoyeur sans pitié pour la stérilité,
— Que dire à cette Aurore, ô Rêves, visité
Par les roses, quand, peur de ses roses livides,
Le vaste cimetière unira les trous vides ? —
Je veux délaisser l’Art vorace d’un pays
Cruel, et, souriant aux reproches vieillis
Que me font mes amis, le passé, le génie,
Et ma lampe qui sait pourtant mon agonie,
Imiter le Chinois au cœur limpide et fin
De qui l’extase pure est de peindre la fin
Sur ses tasses de neige à la lune ravie
D’une bizarre fleur qui parfume sa vie
Transparente, la fleur qu’il a sentie, enfant,
Au filigrane bleu de l’âme se greffant.
Et, la mort telle avec le seul rêve du sage,
Serein, je vais choisir un jeune paysage
Que je peindrais encor sur les tasses, distrait.
Une ligne d’azur mince et pâle serait
Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue,
Un clair croissant perdu par une blanche nue
Trempe sa corne calme en la glace des eaux,
Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux.

le regard de la musicologue sur le regard du philosophe (Bachelard) sur l’activité féconde de l’imaginer

12juil

Ceci

serait comme une conclusion un peu synthétique à la seconde partie de mon article précédent, A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard,

je veux dire un bilan de ma lecture de l’essai de la musicologue Marie-Pierre Lassus _ celle-ci est maître de conférences HDR en musicologie à l’université de Lille-3… _ Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres

Le titre lui-même de l’essai, déjà, fait un peu difficulté :

ce serait par pur quiproquo qu’un tel essai se retrouvât au rayon « musique«  (ou au rayon « Beaux-Arts« ) d’une bibliothèque _ comme d’une librairie, aussi.

Car le terme « musicien » est pris ici métaphoriquement par Marie-Pierre Lassus :

Gaston Bachelard n’est pas (du tout ; en rien) compositeur de musique ;

ni _ ou trop peu _ non plus, praticien de quelque instrument que ce soit (de musique ; ni même d’une voix s’adonnant au chant !)… Il semble avoir renoncé à toute pratique instrumentale _ peut-être le violon… _ au décès de sa femme, en 1920 _ il avait trente-six ans.

Si la « thèse » de Marie-Pierre Lassus (les expressions qui suivent se trouvent aux pages 15 et 16 du livre)

est bien que

« cet art«  _ la musique ! _ fut le véritable fantôme de son imagination _ œuvrante en Gaston Bachelard : jusque, et surtout, dans l’écriture de ses essais de poïétique : la part probablement la plus originale de sa recherche de pensée, de son travail d’analyste-philosophe : consacré à l’« imaginer«  (ou « rêver«  ; cf, en forme de synthèse, sa Poétique de la rêverie, publiée en 1960… _,

le « clair-obscur » _ irradiant _ de son être,

sa partie vibrante _ et, ainsi, inspirante… ; rien moins ! _ ;

ce qui amène Marie-Pierre Lassus à se demander illico, page 16 :

« Mais qu’est-ce que la musique pour ce poète ? _ l’auteur devrait ici un peu plus et mieux distinguer le caractère poétique de l’écrire (et penser) de Gaston Bachelard d’avec l’objet de l’analyse visé par celui-ci : la Poiesis, à l’œuvre dans l’activité féconde de l’« imaginer«  (que Bachelard nomme aussi, ou baptise, « rêverie« , ou « rêver«  _ Comment écrire ce pur mouvement de la vie ?«  ;

et aussi, encore, page 20, à pointer

que

Bachelard « possédait des dons exceptionnels _ de perception ? d’écoute ? _ de musicien

qu’il a su mettre à profit dans son écriture au style _ = rythme ? _ inimitable » ;

au point que, toujours page 20,

« le philosophe _ analyste de la poiesis _ était _ rien moins que _ habité _ hanté, donc, avec la plus grande fécondité : celle du « génie« , dirait un Kant… _ par cette pensée _ creusante, labourante, fécondante : voilà ! _ musicale,

tellement intégrée à son discours, qu’elle fut pour lui une seconde peau«  _ celle qui ressent, en tout cas, en vibrant de (et par) toutes ses pores ; pas seulement un étui translucide et élastique pour les organes… ;

« la musique était pour Bachelard de l’ordre de l’expérience immédiate« , page 21.

il n’empêche qu’il ne s’agit pas là d’un travail de musicien-compositeur de la part de Gaston Bachelard ;

non plus, d’ailleurs que

d’un travail de poète _ même si tout au long de l’essai Marie-Pierre Lassus parle de la « poésie de Gaston Bachelard«  _ ;

mais de poïéticien…


Par exemple, page 23,

après avoir affirmé que,

à partir d’une « poésie induite » de la musique, « Bachelard a découvert le secret de l’activité poétique, d’origine musicale,

qui doit créer son lecteur et le vivifier«  _ oui ! _,

et noté, dans l’élan, que

« de fait, après une lecture _ de notre part, comme de la sienne à elle, l’auteur de cet essai… _ de Gaston Bachelard,

l’effet éprouvé est comparable à celui qui anime l’auditeur à la sortie d’un concert

ou à l’écoute d’un disque

qui l’a é-mu : on se sent plus vif, plus actif,

et on a la même _ voilà _ impression d’entrer _ mais oui ! _ dans un monde _ riche et cohérent en ses diaprures _ de mouvements et de forces _ c’est bien là LE facteur décisif ! en effet ! _,


Et Marie-Pierre Lassus d’en conclure :

« De là cette magie de l’écriture bachelardienne

_ voilà l’objet de l’analyse de la musicologue ici : ou comment la « poésie«  (en acte !) du style de Bachelard est l’instrument approprié (et efficient) à l’objet de sa recherche analytique (philosophique) : comprendre la poïesis œuvrante de l’« imaginer«  ;

objet traqué par notre philosophe bourguignon sous les espèces variées sensibles et plus ou moins mouvantes (et chatoyantes) de l’air, du feu, de l’eau et de la terre _

qui est le résultat d’une activité intense _ du poïéticien _, transmise au lecteur par l’intermédiaire du texte _ écrit _ et de sa musicalité » _ rien moins !!! page 23.

Et, page 24 :

« Chez Bachelard, « l’excès de vie »

_ Marie-Pierre Lassus emprunte l’expression à la page 40 des Fragments pour une Poétique du Feu, œuvre posthume (inachevée) de Gaston Bachelard, établie et publiée par les soins de sa fille Suzanne Bachelard en 1988 : « si nous pouvions faire sentir que dans l’image poétique brûlent un excès de vie, un excès de paroles,

nous aurions, détail par détail, fait la preuve qu’il y a un sens à parler d’un langage chaud _ voilà : une lave en fusion ! dirais-je, pour ma part… Bachelard mettant l’expression « langage chaud«  en italiques ! _,

grand foyer _ autre métaphore _ de mots indisciplinés

où se consume de l’être,

dans une ambition quasi folle _ de la part du poïéticien qu’il se fait alors… _ de promouvoir un plus-être, un plus qu’être« … :

curieusement, Marie-Pierre Lassus interrompt sa citation à « excès de vie«  : et manque le reste ! si merveilleux ! si lumineusement parlant de l’ambition du style même de Gaston Bachelard à l’œuvre, à l’écritoire ! _ ;

Chez Bachelard, « l’excès de vie », donc _ je reprends le fil de ma citation initiale _,

perçu dans le fil (et l’élan) des « images poétiques«  à déchiffrer-analyser,

provient de son expérience _ sonore (timbres et silences compris)… _ de musicien«  _ toujours cet usage ambigu…

Et d’ajouter, toujours page 24 :

« Bachelard a conservé dans sa poésie _ encore un autre usage ambigu !!! _ cet arrière-plan musical _ à relief et développements _ qui le caractérise »…

Là où l’intuition de Marie-Pierre est beaucoup plus heureuse _ que ces ambiguïtés de formulation et d’usage des termes de « musicien«  et « poète«  _,

c’est dans l’exploration ultra-fine de ce qui demeure de « musical » dans le style philosophique d’écrire et de penser _ mais est-ce dissociable ? _ de Gaston Bachelard s’essayant à l’exploration _ « quasi folle » ?.. _ du poïétique _ opération de « de promouvoir un plus-être, un plus qu’être«  : ces expressions sont cruciales !.. On eût apprécié que Marie-Pierre Lassus s’y arrête, les relève, les retienne, en en déduise (davantage qu’elle ne le fait : trop vite, et trop en passant) ce qu’elles impliquent et de la méthode et de l’ambition quant à l’ontologie (et au rapport de soi et de l’exercice à affiner de ses sens à l’être) _ :


« En répertoriant tous les noms de musiciens, musicologues et chanteurs cités dans ses livres,

nous avons trouvé des révélations sur sa manière _ générale autant que particulière et singulière _ d’entendre », page 24.

« Il nous est apparu ainsi que

la discontinuité

qui est au fondement de la pensée bachelardienne

rejoignait une notion centrale dans la musique du début XXème siècle« 

_ et « parmi les contemporains de Bachelard, Claude Debussy nous est apparu le plus proche en tant que créateur d’une nouvelle manière d’écouter la musique _ celles des choses, ou de l’être, ou du moins de ses flux, de ses ondes, aussi ?.. auxquels se rapporter, soi et ses sens… _ au XXème siècle« , ajoutera l’auteur, Marie-Pierre Lassus, page 25… _

: « loin de se soumettre à une continuité supérieure, d’essence mélodique (comme le pensait H. Bergson),

le temps _ musical, tout autant que bachelardien _ y est toujours jaillissant,

et non donné d’avance

_ ici je renvoie à mon article (du 10 mars 2009) : « la poétique musicale du rêve des “Jardins sous la pluie”, voire “La Mer”, de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié« , une lecture de l’essai remarquable de Jean-Yves Tadié : Le Songe musical _ Claude Debussy

En musique, cela correspond au rythme

qui surgit de cet ensemble _ si riche en la complexité qualitative sensible et mouvante, sans cesse « altérée« , activement et ultra-finement « variée« , de son tissu déroulé… : cf ici l’analyse magnifique de Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe… _ constitué par les sons _ ou, mieux, « les timbres« _ et les silences« , pages 24-25…


Avec ce résultat, page 25, que,

si « le temps est essentiellement affectif » _ la citation est empruntée par Marie-Pierre Lassus à L’Intuition de l’instant (page 39) _,

« la poésie _ de l’écrire, tel que se l’assigne Gaston Bachelard (en sa poïétique), selon Marie-Pierre Lassus _ doit être polyphonique et verticale,

comme la musique et l’homme«  _ cf ici L’Air et les songes (page 283) ; voir aussi L’Intuition de l’instant (page 224)…

Au passage, cela m’évoque la thèse de l’« angularité«  que formule l’assez génial, lui aussi, Henri Van Lier, en son Anthropogénie, paru récemment, aux Impressions nouvelles ; cf le bel article sur ce livre (et ce philosophe hors des sentiers battus : Henri Van Lier), par Robert Maggiori, le 6 mai 2010 dans Libération : « Le tour de l’homme« 

Chez Gaston Bachelard aussi, nous avons affaire et à une anthropologie, et à une « anthropogénie«  ! Je note au passage seulement ici cette remarque de Robert Maggiori à propos des aperçus de Van Lier sur la voix : « Pour la voix, Van Lier ne se contente pas de voir les modifications anatomiques du visage et de la cavité buccale qui ont permis son apparition : il fait une théorie du ton, du timbre _ voilà ! _, du son, du chant, du rythme _ nous y sommes !!! _, des instruments musicaux, une histoire de la musique dans le monde grec, l’Inde ou la Chine, une sémiotique du signe musical, une étude de ses fonctions incantatoires, de la magie, du chamanisme, etc.« … Avec cette thèse : « la chance de l’Homme, c’est qu’il fait des angles »… A comparer avec les intuitions de Bachelard sur ce que la verticalité vient apporter (humainement) à l’horizontalité ; et l’importance décisive, ou cruciale, du rythme… Fin de l’incise Van Lier…


Par là, « l’esthétique bachelardienne et l’esthétique sino-japonaise _ Marie-Pierre Lassus y renvoie de façon judicieuse, notamment via l’œuvre de Tchouang-Tseu ! elle y revient à plusieurs reprises en ce livre ; et la page de couverture du livre présente trois illustrations (« Libellules à fleur de l’eau«  ; « Papillon poudré émergeant des fleurs«  ; et « Les Phénix chantent en harmonie« ), d’après des planches extraites du Fengxuan xuanpin, « un des manuels de cithare qin présentés dans la compilation Qinqu jicheng (introduction à l’étude du qin) dite QQJC, pp. 407 et 398«  _ partagent une même conception du monde fondée sur les éléments de la Nature dans laquelle tout est signe pour l’homme, appelé à en déchiffrer les mystères« , page 26.

Aussi, « en tant qu’imaginaire commun à l’humanité, la Nature, et ses mouvements, fut aussi le point de départ de la musique de Debussy (fervent amateur des estampes japonaises) et de la poésie (sic) bachelardienne« , toujours page 26.


Et Marie-Pierre Lassus d’annoncer qu’elle précisera en le détail des analyses de son livre « en quoi consiste l’universalité de son « esthétique concrète »

et ce que signifie, d’autre part, l’expression de « conscience créante » en regard de la notion d’activité issue de son expérience musicale (sic),

créatrice d’une poétique _ oui ! _ conçue comme une « philosophie de l’acte » ou « philosophie de vie en action »« ,

pour aboutir à cette proposition séminale, page 27 :

« C’est à cette source musicale _ en amont _ que Bachelard revient toujours _ en son écrire ! (ou style) _, en sollicitant _ en aval _ la mémoire sensorielle du lecteur qui, au contact de ses livres _ et à son tour : en lisant vraiment ! _, se reconstruit _ voilà ! _ en apprenant _ en le lisant ! donc… _ à bien respirer (ou à chanter).

Ce faisant, il a ouvert une voie nouvelle à la pensée _ poïétique : dont l’objet d’exploration (=visé) est la poiesis_ et a suivi d’autres chemins que les voies _ traditionnelles, déjà tracées et déjà empruntées par certains _ théoriques _ Aristote distinguait theoria, praxis et poiesis _ ou esthétiques _ en tant que déjà configurées, formées, sinon formatées…

En concevant _ c’est du moins l’hypothèse de travail ici de Marie-Pierre Lassus _ la musique comme une phénoménologie _ en acte (et en œuvres ! en résultant…) _ liée à une expérience humaine _ se faisant et défaisant, et métamorphosant sans cesse : à son plus vif, du moins… _,

il s’est intéressé à ce qui est au fondement _ radical ! _ de la relation _ vivante _ entre les êtres et les choses.

La musique, telle qu’elle est envisagée _ implicitement _ par Bachelard à travers _ principalement _ sa pratique d’écoute,

n’est pas un domaine réservé aux seuls spécialistes et musicologues. Elle fait partie _ de même que la poésie (des poètes ; ainsi que de quelques uns, aussi, des prosateurs…) _ de la vie« …


Alors, « elle est chez lui à l’origine d’une ontologie,

ou d’une « poétique de la relation »

pouvant permettre à l’homme de mieux habiter _ hölderliniennement ! « en poète » ! _ le monde,

à condition de se faire lui-même _ eh ! oui ! sans le craindre, mallarméennement… _ instrument, « harpe éolienne » _ cf le final musical éolien de Vendredi in le Vendredi et les limbes du Pacifique de Michel Tournier… _, à l’écoute des sonorités des êtres et des choses« …


Et Marie-Pierre Lassus de proposer, au final de son « Coup d’archet » d’introduction à son essai,

d' »inviter le lecteur à écouter cette action secrète de la musique sous les mots _ voilà ! c’est ce que signifie le mot « style » ! _

et à les vivre comme le recommandait Bachelard afin de mieux s’éprouver lui-même« , page 28 ;

et mieux penser (musicalement et poétiquement) en le ressentant mieux (ainsi !)

ce qui n’est pas nécessairement visible (= repérable ; ni calculable : ainsi un rythme n’est-il certes pas une cadence mécanique programmable !) :

tels les timbres et les silences, par exemple ;

et les rythmes…

Une dernière chose sur cet essai, Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres, de Marie-Pierre Lassus :

si le livre ne donne pas lieu à une réelle et claire synthèse en son final, ainsi que je le relevai en mon article précédent,

c’est que l’écrire même de Gaston Bachelard _ à l’instar de celui d’un Montaigne, ou d’un Nietzsche, et de quelques autres de ce même acabit, tel un Pascal aussi… _ ne s’y prête guère,

me semble-t-il…


Et se révèlent infiniment précieuses à cet égard
,

alors,

les remarques de Suzanne Bachelard, sa fille, en Avant-Propos : Un livre vécu (de la page 5 à la page 24) au livre posthume de son père, dont elle a établi une version qu’elle a proposée (au lectorat un tant soit peu curieux) en janvier 1988 : les Fragments pour une Poétique du Feu :

« Quand mon père entreprenait la rédaction d’un livre, après des lectures nombreuses et des notes accumulées,

il commençait par le commencement _ futur, définitif _ du livre _ achevé et proposé ainsi à la lecture du lecteur à venir _,

il ébauchait _ voilà ! _ l’introduction,

plus exactement _ et la précision a toute son importance ! on va s’en aviser… _ le commencement de l’introduction,

parfois avec une note marginale : « un début possible ».

Il travaillait par reprise et rectification. Il ne raturait pas _ mais re-commençait… Il annotait le déjà écrit et récrivait.

Nombreuses sont _ ainsi _ les pages où n’étaient marquées que les premières phrases

auxquelles il attachait _ voilà ! un « départ«  ! _ une valeur dynamique _ de propulsion du penser : de l’écrire comme du lire !

Je me souviens qu’en lisant les Monologues de Schleiermacher il me parla avec admiration du « grand coup d’archet » par lequel commence le livre : « Keine köstlichere Gabe vermag der Mensch dem Menschen anzubieten, als war er im Innersten des Gemüths zu sich selbst geredet hat ».

Écrire les premières pages, c’était prendre son élan _ oui ! se lancer… _,

se donner confiance _ comme c’est juste ! la joie du résultat de l’essayer !

Ces pages ébauchées,

la ligne d’intérêt _ la piste _ suffisamment définie pour être un premier guide _ un premier phare, fût-ce rien que la lueur vacillante d’une lanterne, ou la flamme gracile d’une chandelle ; avec son encouragement ! _,

il se mettait à la tâche, dans un continuel va-et-vient entre l’introduction et les chapitres du livre.

Cette fois _ -ci : pour ce qui ne put pas aller plus loin que des Fragments pour une Poétique du Feu _,

le livre projeté est resté, pour reprendre une expression de mon père, « en chantier ».

Le livre n’est pas resté seulement inachevé. Le livre s’est fait _ aussi ! ou plutôt est demeuré… _ plusieurs. Les intérêts _ les pistes commencées de tracer et explorer… _ se sont multipliés, entrecroisés.

Le choix (éditorial ! impératif !) _ difficile _ est resté ouvert.


Plus loin, page 17,

Suzanne Bachelard note aussi, à propos de l’exploration de l’image du Phénix,

à partir de cette citation de son père : « Pour écrire un livre sur le Phénix il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions » :

Mon père n’en avait ni la possibilité _ temporelle : il vieillissait _ ni fondamentalement le goût. D’autres intérêts _ d’autres pistes _ l’animaient _ voilà le terme moteur !

Pourtant un regret était _ à demeure et obstinément _ actif _ toujours ce vecteur dynamique ! _ de ne pas être assez instruit.

Éternel écolier _ voilà le sort valeureux de ceux qui ont l’âme sempiternellement curieuse ! _,

mon père aimait _ encore et toujours ! _ apprendre.

On peut noter dans ses livres maintes évocations de l’enfance. Ces évocations sont le signe, non pas d’une nostalgie d’un état _ comme induré _ d’enfance,

d’une nostalgie de l’innocence _ dépassée _,

mais bien plutôt d’une nostalgie des capacités _ voilà ! ludiques ! joyeuses… _ de l’enfance,

capacité d’émerveillement de l’enfant rêveur et libre,

mais aussi capacité d’apprendre _ voilà _ et de se transformer _ ou les métamorphoses de l’épanouir passionné ! 

Le désir se renouvelait constamment de lectures de livres érudits _ à la fois ouvreurs d’autres chemins, encore, et rassureurs de connaissances elles aussi joyeuses…

Transparaissait une tension _ voilà _ entre l’audace de l’imagination libre _ ouverte à de l’altérité et créatrice : génialement peut-être… _

et le contrôle _ plus rigoureux _ d’une pensée instruite _ par-dessus l’ignorance première.

Était en jeu également le besoin de rassurer un imaginaire qui se voulait excessif« …

Voilà…

Une quête sans fermeture d’horizon, de la part de Gaston Bachelard…

C’est de là que m’est venue l’affect (= l’impression première) d’un certain piétinement de la démarche de Marie-Pierre Lassus, en son livre ;

comme si celle-ci (ou plutôt celui-ci, ce livre !) ne nous livrait qu’un état encore un peu trop frais, pas assez (éditorialement) reposé ou muri (= épanoui), de sa propre découverte à elle (= la chercheuse), peu à peu,

du « chantier » infiniment ouvert, et laissé ainsi, de la Poétique (fastueuse en ses audaces comme en sa densité, parfois !) de Gaston Bachelard : des années trente à sa mort, le 16 octobre 1962…

Le dossier est ainsi très riche ; et son exploration par Marie-Pierre Lassus

vaut assurément le détour, déjà…

Merci de ce travail

patient, ample et probe !


Titus Curiosus, ce 12 juillet 2010

A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard

02juil

Plus que jamais, j’estime fondamentale la poiesis,

au cœur de l’aptitude à créer

humaine.

Et c’est un des fils conducteurs de la trois-centaine d’articles de ce blog-ci,

ouvert le 3 juillet 2008 ;

on l’aura peut-être déjà repéré…

Cf la place de la poiesis en mon article d’ouverture (et programmatique), ce 3 juillet-là, il y a deux ans (c’est un anniversaire !) : le Carnet d’un curieux

Sur ce sujet décisif, donc, de la poiesis humaine _ mais c’est un pléonasme : il n’en est pas d’autre qu’« humaine«  !.. _,

deux rapides remarques-conseils :

d’une part,

écouter le podcast (d’une heure) de la présentation par Jean-Paul Michel, le 15 juin, à la librairie Mollat, de son recueil de poèmes Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,

en dialogue _ animé ! vif ! à propos de l’« actualité«  radicalement « intempestive« , toujours : à dimension d’éternité ! et rien moins ! ; c’est là une haute (et solennelle) ambition… _ avec Francis Lippa, dont les questions tournaient autour de la poétique

et de la poïétique

_ cf ici mon article sur la passionnante et si riche conférence de Martin Rueff et Michel Deguy, le 18 mai 2010, à la librairie Mollat : De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

Michel Deguy est le rédacteur en chef de la revue Po&sie ;

et Martin Rueff l’un des deux rédacteurs en chef adjoints (l’autre étant le tout aussi magnifique Claude Mouchard) de cette merveilleuse revue, qui fait tant pour la diffusion et la réception de la poésie (et pas seulement de langue française !) pour le lectorat francophone… ;

le fin-mot quant à son audace étant peut-être la distinction socratique (à moins qu’elle ne soit le fait de Platon lui-même), dans l’Ion,

entre les deux voies d’accès, tentées et possibles, à la vérité :

la voie longue (dialectique) de l’argumentation-démonstration du logos, qu’emprunte la philosophie ou la science (cf l’escalier difficultueusement escarpé pour réussir à s’extirper hors de la caverne et parvenir à accéder à la pleine lumière, enfin, des Idées, dans la république…) ;

et la voie brève de l’inspiration (= un raccourci hasardeux inspiré !), qu’empruntent, en la vitesse passionnelle supersonique de leur urgence, chacun, et le mystique, et l’amoureux, et le poète, via le court-circuit radical (= une fulguration, lui : un coup-de-foudre !) de la poiesis

Socrate n’allant pas, lui, sans redouter ici que

« les poètes (ne) mentent trop« 

et qu’« ils (ne) troublent toutes leurs eaux pour qu’elles en paraissent profondes«  : la formule est, cette fois, de Nietzsche, au très finement parlant chapitre « Des poètes« , au livre II d’Ainsi parlait Zarathoustra ;

Nietzsche faisant préciser encore, tout au final de ce même chapitre « Des poètes« , à son Zarathoustra (lequel dit de lui-même, en ce poème en prose d’Ainsi parlait Zarathoustra, et prévient : « Mais Zarathoustra aussi est un poète« …) :

« L’esprit du poète veut des spectateurs _ voilà ! _ : peu lui importe que ce soient même des buffles !«  _ ouh ! là !

Et il poursuit pour achever, ce sont les derniers mots de ce chapitre : « Mais je me suis fatigué de cet esprit-là : et ce que je vois venir _ Zarathoustra est voyant ! _ c’est qu’il se fatiguera de lui-même.

Déjà j’ai vu les poètes transformés _ en une métamorphose advenant par cet inouï mouvement de sursaut, sublime, que Nietzsche baptise du nom de « surhumain«  _ et le regard dirigé _ cette fois, magnifiquement : telle est la grandeur ; et le sas indispensable ! _ contre eux-mêmes.

J’ai vu venir des pénitents de l’esprit _ voilà : « rien qui mente« , enfin ! _ : ils sont nés d’eux » _ ce serait là l’étape ultime ; le surplomb dernier de la lucidité poïétique

Un seul (petit) regret quant à cette performance du 15 juin – 18 heures, au 91 rue Porte-Dijeaux :

que la durée et l’élan (assez emporté… ; fougueux…) de l’entretien _ flamboyant ! _

n’aient pas laissé l’occasion d’écouter, aussi, le poète lire, de sa voix,

et à son rythme,

au moins un des poèmes de son recueil…

Car pouvoir écouter le poète se lire, de sa voix,

est sans prix !

et,

d’autre part _ ce sera ma seconde « remarque-conseil«  ici… _,

lire l’exploration de la poïesis selon Bachelard par la musicologue Marie-Pierre Lassus, en son récent ouvrage, paru aux Presses universitaires du Septentrion (dans la collection esthétique et sciences des arts que dirige Anne Boissière),

Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres

J’en retiendrai ici, déjà, ces deux citations de Gaston Bachelard lui-même,

données en exergue du livre, page 13 :

_ « Écrire, c’est entendre« , extraite du Droit de Rêver (à la page 184 de l’édition aux PUF, en 1970, est-il indiqué en note)

_ « Le poète doit créer son lecteur« , extraite de Lautréamont (à la page 79)…

Bachelard

_ qui, « ni poète, ni linguiste ni philosophe ni même « scientifique »… », « ne se reconnaissait qu’une seule compétence : la lecture«  !.. je prends soin de vite le noter !!! _

a dit aussi de lui-même, en son La Terre et les rêveries de la volonté _ essai sur l’imagination des forces (à la page 6), indique Marie-Pierre Lassus à la page 17 de son essai :

« Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur« …

Car lire « ne consistait pas seulement à déchiffrer un code utile à la compréhension du sens des mots. Lire était pour lui une activité nécessitant un effort et un apprentissage.

Ainsi chaque mot constituait à lui seul un petit univers _ leibnizien ; et en expansion continue : pour qui sait assez le percevoir, du moins, c’est-à-dire le ressentir, par l’attention active qu’il lui prête ! me permettrai-je d’ajouter à mon tour… _, un monde en soi, de nature sonore et gestuelle » _ voilà : ce qui ouvre et à la musique et à la danse, ces arts du rythme !

Marie-Pierre Lassus cite alors  _ et le reprend encore à la page 159 _ ce mot décisif (!) de Bachelard (à la page 75 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement) :

« Tous les mots cachent un verbe.

La phrase est une action,

mieux, une allure…

L’imagination est très précisément le musée _ mis à disposition, offert, exposant ses œuvres choisies (et « aimables« , sinon assez aimées) à la visite tant soit peu attentive de notre « curiosité«  de « visiteurs«  à tous ; et pas seulement de manière privée, comme le firent les galeries princières, d’abord… _ des allures _ cf, ici l’admirable Le Sens de la visite de l’admirable Michel Deguy…

Revivons donc les allures que nous suggèrent les poètes« …

Tout cela est criant de

justesse !

De même que Marie-Pierre Lassus accompagne (en une note de bas de page) le terme bachelardien d' »apprentissage » (du lire)

de cette remarquable citation de Goethe, extraite de ses Entretiens avec Eckermann, à la date du 25 janvier 1830 :

« Les gens ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort d’apprendre à lire.

Il m’a fallu quatre-vingts ans pour cela ;

et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi« …

Oui ! oui ! oui ! oui ! Il faut toujours le proclamer…
Contre la bêtise : qui est la suffisance
_ de la fatuité satisfaite (= pleine à rabord) d’elle-même :

cf là-dessus l’admirable Bréviaire de la bêtise d’Alain Roger,

qu’a cité, le 15 juin lors de leur entretien rue Porte-Dijeaux, Francis Lippa après que Jean-Paul Michel a fait part de la lecture enthousiaste de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre dont lui a témoigné par courrier ce philosophe, Alain Roger, riche de tant de sagacité !

Un livre fort utile à chacun

(cf Montaigne : « Personne n’est exempt de dire essais des fadaises« , en ouverture du livre III de ses indispensables Essais ! poursuivant : « le malheur est de les dire curieusement« , c’est-à-dire avec lourdeur (de soin) et fatuité (de componction) en l’expression (du mouvement de recherche, ou « essai« …) ! d’où l’importance cruciale du ton : celui, vif et alerte, de l’humour !)

que ce « bréviaire« -ci ! (d’Alain Roger), je me permets de le marquer au passage… Cf aussi Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure« 

Et Marie-Pierre Lassus de citer alors _ je reprends ici mon fil, après cette incise sur la bêtise… _ cette « confidence personnelle » (improvisée, au micro) de Gaston Bachelard,

lors d’une émission radiophonique, « La Poésie et les éléments« , fin 1952 :

« Jadis, j’ai beaucoup lu,

mais j’ai fort mal lu. J’ai lu pour connaître,  j’ai lu pour accumuler _ quantitativement : la vraie lecture étant qualitative, elle ; et ne se « résume«  pas (à la va-vite !) à rien que du contenu ! « capitalisé«  ! _ des idées et des faits _ ce que font la plupart ! journalistiquement, en quelque sorte : en faisant l’impasse sur le style !..

Et puis un jour, j’ai reconnu _ voilà la prise de conscience ! _ que les images littéraires

_ soit la métaphoricité, via l’usage de la langue : de la part, et de l’initiative, du locuteur ; cf ici les analyses décisives de Chomsky (par exemple in Le Langage et la pensée) ; et selon un style (celui de « l’homme même« , cela se perçoit pour peu qu’on _ lecteur, auditeur, spectateur actifs… _ y prête si peu que ce soit, avec un brin de « délicatesse« , « attention«  ; cela se forme peu à peu… ; à moins qu’il ne s’agisse là (encore !), en ces « images littéraires« , rien que de « clichés«  empruntés, courant les rues : passe-partout, eux…) ; fin de l’incise sur la métaphoricité !

Et puis un jour, j’ai reconnu que les images littéraires 

avaient leur vie propre _ voilà ! et c’est à elle, à cette « vie propre«  des « images«  (littéraires, donc), qu’il nous revient d’apprendre à nous (ondulatoirement et vibratoirement !) « brancher«  _ ;

que les images s’assemblaient _ c’est trop peu dire de leur jeu si vivant ! qui n’est pas un simple mécano ; ni un simple kaléïdoscope… _ dans une vie autonome _ voilà ! « vie » ;

et « autonome«  vis-à-vis, en grande partie, du moins, du locuteur lui-même, et d’une bonne part de sa conscience, le plus souvent ; s’il ne s’en avise pas assez ; mais jamais, non plus, « complètement«  : tout cela « se découvrant« , toujours « partiellement« , et toujours peu à peu, par à-coups, par saccades, par « intuitions de l’instant« , selon l’expression bachelardienne (cf L’Intuition de l’instant _ Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel : cet ouvrage de Gaston Bachelard est paru aux Éditions Stock en 1932…), plutôt que par méthode hyper-organisée : à l’occasion (ou kairos), toujours, donc ; improgrammable algorytmiquement, par conséquent !..

Et dès cette époque, j’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture.

Qu’il fallait les lire tour à tour _ ou plutôt d’un double regard ! en relief !!! _

avec un esprit clair

et une imagination sensible _ non strictement utilitaire, mais enfin décentrée de soi…

Seule une double lecture _ voilà ! _ nous donne la complétude _ infiniment en chantier… : cf l’intuition justissime de Goethe en ses quatre-vingts ans… _ des valeurs esthétiques« …

Soit procéder à ce que Marie-Pierre Lassus _ elle est musicologue ! _ nomme très justement, page 19, une « lecture harmonique » ;

qui « est indissociable d’une écriture musicale _ en amont : de la part de l’auteur, ici compositeur de son chant : il l’essaie ; il l’invente… _ ayant, pour cette raison, un effet créateur _ en aval _ sur le lecteur, qui se sent _ contagieusement : le poète étant moins un « inspiré » qu’un « inspirant« , a pu dire, ou quelque chose d’approchant, un Paul Eluard ! un mobilisant « é-mouvant«  ; « affectif« , dit ailleurs Marie-Pierre Lassus… _ harmonisé _ sic ! mais oui !!! _ par les sons et les rythmes perçus.

Les mots _ et le rythme des phrases, en leur phrasé ! modulant, vibratoire : avec ce que Marie-Pierre Lassus, après Gaston Bachelard, nomme « des silences et des timbres«  : composantes essentielles, ô combien !, de la musicalité ! _ suscitent en lui des mouvements corporels _ c’est décisif !!! _

le conduisant toujours à tendre l’oreille,

de plus en plus finement _ telle l’Ariane du Dionysos de Nietzsche _,

pour écouter _ aussi _ les échos de ses propres voix intérieures«  _ se mettant alors à résonner ensemble en harmoniques ;

encore faut-il les laisser se mettre peu à peu à parler, se déployer, prendre, avec de l’élan, leur allant (chanté) : leur « allure«  (dansée), dit Bachelard…


Avec pour résultat, page 23,

que l’« on se sent plus vif, plus actif ;

et on a la même impression _ combien juste ! _ d’entrer _ voilà ! _ dans un monde _ tout vibrant de résonances multiples (ondulatoires) : un « monde«  polyphonique ; par (et dans) lequel il nous faut, à notre tour, nous laisser porter et emporter… _ de mouvements et de forces« … _ dansants : et c’est bien là le principal…

A la chinoise :

et Marie-Pierre Lassus développera cette intuition, pages 25-26 :

Gaston Bachelard avait pu lire Marcel Granet…

_ et nous nous pouvons lire l’ami François Jullien…

Le livre de Marie-Pierre Lassus renvoie abondamment, et à très juste titre, à Nietzsche, à Bergson, à Wittgenstein, aussi.

Et cette fois encore, je renverrai mon lecteur

à ces livres-maîtres _ splendides ! _

de deux amis :

en l’occurrence, de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique ;

et, de Bernard Sève, L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe ;

m’étonnant un peu au passage que l’essayiste (musicologue) Marie-Pierre Lassus semble, un peu étrangement, les ignorer :

elle ne cite ni l’un ni l’autre en sa bibliographie, aux pages 259 à 268.

Il est vrai que, page 24, elle attribue malencontreusement le qualificatif de « nihiliste« 

à « la pensée de ce philosophe » : Nietzsche ! Non ! C’est tout le contraire ! C’est de cela qu’il faut s’extirper !!!

Dommage…


Et la conclusion du livre (« Retentissement« , aux pages 253 à 257) ne me semble pas tenir tout à fait, au bilan de l’enquête, les promesses des belles et justes intuitions de départ (« Coup d’archet« , aux pages 13 à 28

_ l’expression (devenue bachelardienne aussi : in Droit de Rêver, page 155) « Coup d’archet«  est empruntée à Rimbaud ;

et citée un peu plus longuement, toujours en exergue à un nouveau chapitre, page 107 de ce Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus, qui s’y attarde à son tour… : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée ; je la regarde, je l’écoute, je lance un coup d’archet«  ;

l’expression est prélevée à ce qui succède immédiatement à la presque trop fameuse expression, in la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 (dite « lettre du voyant« ) « Je est un autre«  ; et vient pour qualifier l’intuition de l’évidence poétique même du poète, assistant presque malgré lui, même si pas tout à fait !, à son éclosion (sonore, musicale, « symphonique«  ici !) :

« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute _ de la faute du Je… Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet _ vertical _ : la symphonie fait son remuement _ voilà ! _ dans les profondeurs _ harmoniques _, ou vient d’un bond _ fulgurant, lui : mélodique… _ sur la scène«  _ de ce qui vient là se prononcer on ne peut plus physiquement, en éclatante matière verbale (« le cuivre s’éveillant clairon«  !), et ainsi s’exposer (« scéniquement« …), en son surgissement… De fait, l’intuition de Rimbaud est magnifique de vérité !

Je note aussi, en exergue au chapitre II « Qu’est-ce que la musique ?« , page 47, cette expression magnifique encore de Bachelard, à la page 152 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement :

« … ce qui commande tout,

c’est la dialectique de ce qui coule et de ce qui jaillit » _ voilà !..

La conclusion de l’essai aurait gagné à être « creusée » davantage… 

Titus Curiosus, ce 2 juillet 2010

Post-scriptum, ce 5 juillet :

Alors que je reprends _ à des fins de creusement... _ ma première lecture _ j’en suis très exactement à la page 147 quand voici que survient le courriel… _ du Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus,

avec beaucoup de plaisir

dans la précision de ses « analyse-lectures » du musical dans l' »écriture-pensée » _ qualifiée par elle de rien moins que « sa poésie » !.. _ de Gaston Bachelard

à propos des « énergie-pouvoirs » du poétique (dans les divers arts),

voici que

Jean-Paul Michel a bien voulu agréer à ma sollicitation

de choisir un de ses « poèmes méditerranéens » (« grecs, italiens, ou corses« , lui avais-je proposé…),

afin de pallier (en partie !) le défaut de l’entretien du 15 juin : ne pas avoir donné à entendre sa voix incarner un des poèmes de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre

Son choix, maintenant, s’est porté sur :

POÈME DÉDIÉ À LA VILLE DE SIENNE (1982)

 

[…]

….

 

«  Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve… »

 

 

Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve

sur le Campo de Sienne glaner

du regard des regards — féminins  — étrangers —

& je ferme les yeux sous la roue

du soleil sans progrès

 

Oiseaux girant noirs-corneilles

cent mètres au-dessus de Louves d’art haut-hissées

— loin derrière eux le pigeon domestique

ou la colombe traditionnelle

 

La Tortue l’Oie le Dauphin l’Aigle

— vers de Dante gravés deux par deux — rêvant

de ta discipline O sensuelle A

mante de Christ bénie de Sodoma Sainte

Catherine de Sienne Patronne d’Italie &

Docteur de l’Église

 

Jouissant pas rasé dans la douceur étrusque

de la qualité de l’air du matin

— pendant qu’à l’Hôtel Le Tre Donzelle

Laure tète la Louve

qui est mon amour

noir et blanc —

ce dix-sept avril mil neuf cent quatre-vingt

deux

une voix dans ma voix prononce

& ma main trace :

« La terre ombrageuse des Princes

maintenant nous est dévolue. »

 

[…]


Merci !


Et il se trouve,

en plus,

que j’aime tout particulièrement la ville du bisannuel Palio,

la conque _ sublimement pentue, vers la fontaine Gaia… _ de son Campo (sa Piazza Communale : « le plus beau salon du monde« , s’en extasie Damien Wigny, en son merveilleux Sienne et le sud de la Toscane, aux Éditions Duculot, en 1992 : une bible !),

et jusqu’aux Crete lunaires _ « un des plus beaux paysages du monde« , dit encore Damien Wigny, à la page 197 de cette bible qu’est son « guide » : si spécial, en ses 1007 pages… _

qui sertissent la ville ceinte encore de ses remparts,

encore à-peu-près préservée, elle, des banlieues en expansion tentaculaire qui étouffent sa rivale triomphante, Florence ;

tout comme la grâce incomparable _ cf l’élégance rêveuse d’un Simone Martini… _ de la délicatesse si hautement civilisée des artistes siennois…

Cultiver (en son regard !) la lumière de la luciole et subvertir la carole magique : l’enchantement de l’écrire de Christophe Pradeau

16juin

« Prendre la mesure du monde » _ si vaste et si profond ! _ à partir de l' »appui » d’une enfance (granitique et forestière) en Limousin (du côté de Lubersac, pour les vacances, au moins) :

tel est le défi _ superbe ! _ d’écriture

auquel à choisi de s’affronter Christophe Pradeau en son opus magnifique (quel livre dense et riche et musical !) : La Grande Sauvagerie, aux Éditions Verdier _ et tout récent « Prix Lavinal » du « Printemps des lecteurs » de la librairie Mollat : la réception ensoleillée du Prix eut lieu au village de Bages, des mains de Jean-Michel Cazes, jeudi 3 juin dernier.

C’est le roman de la naissance,

compliquée, retardée par des obstacles _ encore trop douloureux pour être frontalement énoncés, expliqués, en son récit maintenant même par la narratrice, la soixante advenue, pour elle, à la page 39 : « à la veille de devenir une petite vieille : cheveux enneigés, poitrine racornie, fessier effondré, yeux vitreux injectés de sang, peau tavelée, varices, cors au pied, gestes tremblés, démarche chaque jour un peu plus mal assurée, lenteur, universelle lenteur comme une glu dans laquelle vous êtes prise« , soit sa plus formidable obsession (l’auteur, lui, Christophe Pradeau n’a, à ce jour, que trente-neuf ans !) _, mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité,

principalement intellectuelle (et affective, familiale, mémorielle surtout ;

pas amoureuse ou sexuelle : la narratrice restant très elliptique quant à ses amours :

après une très rapide évocation, page 32, de la « suavité irréelle » _ voilà ! peut-être parce que bien rare en un pays bien rude… _ de « l’âge des premiers rendez-vous« ,

une allusion, page 83, à une liaison de trois mois, probablement en 1969, l’année de ses vingt-trois ans, un amour, qui la transporte d’Istanbul, où elle résidait alors, dans le quartier de Galata

_ « Istanbul, où je vécus plusieurs mois, à Galata, dans le jardin d’hiver d’un appartement enchanté _ déjà ! _ d’où le regard s’envolait (une figure majeure de l’idiosyncrasie du personnage ! à la Claude Simon : Le Vent…), porté par les vents étésiens _ quelle chance ! _, fasciné par la violence des courants, la profondeur des ténèbres sous l’écume gris bleu du Bosphore _ en ses mortels vortex… _  charmé (toujours le regard ! plus même que la narratrice elle-même : une « contemplatrice« , en fait, se tenant à quelque distance, ici sur le bateau, devant lequel les « choses vues«  défilent, sans que le reste de son corps s’y mêle ! ; sa « mobilisation«  est celle du regard !) par la nonchalance des caïques, le défilé lent des yalis, leurs façades embrumées par les moucharabiehs, les femmes pensives sur les balcons de bois sombre, penchées,  un mazagran de café dans le creux de la main, au dessus du puits d’encre des eaux fonds (du Bosphore : vertigineusement magique !), debout sur les pontons nacrés de coquillages et de vase, silhouettes minuscules errant (verlainiennement) parmi les terrasses délabrées des parcs _ somptueux, en effet, là _, sous les frondaisons centenaires des pins, des platanes _ j’ai moi aussi constaté leur splendeur stambouliote ! _ , des arbres de Judée ; certains jours de la mi-août, quand la lumière se fait si intense, purifiée des ondoiements huileux de la canicule, que tout, et jusqu’à la ligne d’horizon, se rapproche brusquement _ et sans lunettes _ de vous (tiens ! tiens ! ô le vertige !), j’ai pu croire, Orithie consentante abandonnée au Vent du nord (avec la majuscule !), que rien n’arrêterait mon regard (toujours lui ! à l’avant, en estafette, du reste-du-corps fantassin, plus exposé encore aux blessures, lui ! que la pupille ou l’iris des yeux !) jusqu’au débouché du corridor _ en élévation, sinon lévitation ! _ où m’attendait le spectacle (toujours à regarder-contempler à un peu de distance !) de la brusque floraison d’un détroit en mer intérieure, dépliement des vagues en corolles de colchiques, diaprures, irisations allant se perdre dans les lointains, vers la Crimée (ô le beau nom féminin ! et ce qu’il charrie d’images les plus noires !..) et ses anciens comptoirs gênois, en direction de Caffa, ses rats noirs (les voici !) et ses cadavres buboniques (pestiférés, donc ! pardon du pléonasme !) enroulés comme des fœtus dans le giron des catapultes » ;

voici alors la chute, et la révélation très elliptique d’un bref amour (de trois mois) : « Je quittai Galata sur un coup de tête pour me perdre de vue (voilà ce que c’est de cesser de privilégier son regard !) en Argentine, sur les hauts plateaux du Chubut, enlevée par des bras moins fermes (hélas pour la narratrice !) mais tout aussi inconstants (hélas encore !) que ceux de Borée _ le vent du Nord _, avant de retrouver, trois mois plus tard, mon nid d’alcyon sur (= au-dessus de ! une position recherchée, nous en aurons confirmation à d’autres reprises, dont l’appartement new-yorkais de la narratrice, donnant directement sur l’East-Side River…) les eaux du Bosphore, mais pour lui dire adieu presque aussitôt : il était plus que temps de regagner la France«  _,

une allusion à une liaison de trois mois, un amour (entre cette Orithie, elle, et un Borée, l’autre, donc) qui la transporte d’Istanbul

rien moins qu’en Argentine,

un peu au nord de la Patagonie, où se situent ces « hauts plateaux du Chubut«  (dont nous ne saurons pas davantage ! _ cf le « En Patagonie«  de Bruce Chatwin (et mon article « la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres » sur le livre de Peter Adam « Mémoires à contre vent » qui évoque sa furtivité et sa discrétion personnelles, au passage…) ; ou « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann (et mes sept articles de l’été 2009, à partir de « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« …) ; ou les contes de ma cousine Silvina Ocampo, l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy… _ ;

une autre allusion à cet épisode malencontreux de « haute solitude » argentine (« étrangère à un lieu, des habitudes, des coutumes« ), se trouve à la page 49 : « lors des quelques mois que je devais passer, une dizaine d’années plus tard (que l’épisode du Mas Fargeau, lors du recensement de 1965 _ les repères fluctuent, au gré des indices du récit de son passé par la narratrice…), dans un dénuement _ voilà ! _ que plus jamais je ne connaîtrais par la suite _ = rétrospectivement _, sur les hauts-plateaux du Chubut, compagne d’aventure fourvoyée dans une histoire _ d’amour ? ou simili… _ qui ne m’était de rien » : on appréciera la richesse du nuancier de ces expressions…

et une autre, enfin, non moins brève, page 85, quant à un autre amour (sans guère de suites, non plus : la narratrice demeurera célibataire et sans enfants _ du moins le semble-t-il…) :

« Je renouai, de fait, à New-Haven _ où se situe l’université de Yale : Christophe Pradeau y a lui-même séjourné ! en son cursus universitaire… _, dans l’une de ces universités alourdies de lierre où le présent semble moins éloigné qu’ailleurs des Pilgrim Fathers et des « colonies perdues », avec des études d’histoire de l’art _ la narratrice ne s’y attarde pas trop en son récit _ que j’avais maintes fois reprises et abandonnées au hasard de mes années d’errance (entre juillet 1967 et août 1970 : elles lui paraissent une « décennie«  !), avec la ferme intention de les couronner cette fois par la rédaction d’une thèse sur l’architecte américain Franck Lloyd Wright, dont je m’entichai (intellectuellement quasiment…) lors d’un séjour à Chicago,

en m’attardant, tout à la joie inattendue, par nature toujours inattendue _ certes ! non recherchée ! à accueillir seulement ! il s’agit d’une grâce donnée à fonds perdus ; sans calcul d’aucune sorte ! _, d’aimer et d’être aimée (c’est dit ! page 85, donc : sans nulle autre considération !),

au milieu des splendeurs automnales (d’« été indien« , ou « été des Indiens » ! page 99 : à contempler ! elles aussi…) d’Oak Park. Je vivais à New-Haven depuis deux ans déjà (nous sommes donc en 1972 alors…) et m’apprêtais à commencer un PhD

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte que j’ai dite« , un peu plus haut, aux pages 53 et 62 de cette narration par Thérèse Gandalonie d’une partie (la plus intellectuelle, ou seulement cérébrale : à propos de la « tribu«  des Lambert, issus de Jean-François Rameau, mort d’« expérimenter« , à son entier corps mal défendant, la « grande sauvagerie » du Grand Nord américain) de son histoire à elle, qui vient s’embrouiller, « inextricablement mêlée«  qu’elle est « à la leur« , selon une expression de la page 82, à celle des Lambert-Rameau :

quand je fis, dans les stacks de la Sterling Library, la découverte

d’« un petit livre bleu nuit abandonné sur le plateau d’un chariot de reclassement« 

Je poursuis ici la lecture de ce « tournant » du roman, pages 53-54 :

« Je savais que quelque chose n’allait pas _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi. Était-ce que le nom de l’auteur

_ « Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien (lucquois) dont l’œuvre n’avait cessé (nous sommes ici alors en 1972, à Yale ; et la notation, page 62, est à prendre on ne peut plus à la lettre !!!) de m’accompagner

(au point que dès qu’elle se mettra à « voyager« , à ses vingt-et-un ans, une fois « passée de l’autre côté, dans le camp des vies mobiles et des curiosités indiscrètes« _ les deux sont liés, à la page 36 _, elle « ne manquera pas » de se rendre, et très vite, à Lucques, « se recueillir«  devant la façade, seulement, de la demeure de ce chercheur très éminent (d’abord pour elle), en forme d’hommage quasi filial (au moins intellectuellement) très ému de sa part (comme si « sa lecture«  de « lui«  constituait l’acte, en forme de « passeport« , de sa véritable naissance (non biologique, cette fois : culturelle !) au monde ! ; « je me figurais, dit-elle, page 53, près d’être déglutie par la boue, par l’hostilité indistincte _ voilà _, sans rien _ jusque là _ à quoi me raccrocher _ c’est décisif _, et empoignant soudain et comme en désespoir de cause, une touffe de mes cheveux, et tirant, tirant de toutes mes forces, et me hissant, à force de tirer, comme si le pouvoir m’était donné _ grâce à lui, enfin ! _ d’être à la fois la sage-femme et le nouveau-né, la main experte et le corps glaireux«  ;

cf son récit de cela, aux pages 66-67 :

« Lorsque, à vingt-et-un ans, j’entrepris à mon tour de voyager, ivre de curiosité _ voilà ! _, je ne manquerais pas d’aller me recueillir à Lucques, devant la façade gaufrée de bossages rustiques derrière laquelle le grand historien, qui m’avait éveillée à moi-même et au monde (voilà ! rien moins !!!), avait écrit le meilleur de son œuvre, à commencer par son grand livre sur le Déluge« … ; fin de l’incise lucquoise !)

Le petit livre bleu nuit portait la signature d’un historien dont l’œuvre n’avait cessé de m’accompagner, donc,

depuis que j’avais eu la révélation, en le lisant, avec peine, dans une espèce de fièvre heureuse, au cours d’une semaine caniculaire de fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans (en 1963, donc, selon mes calculs de lecteur un peu curieux (et donc assez attentif : à déchiffrer les indices laissés…) : la narratrice sortait de Première et allait passer en Terminale au lycée ! je me souviens que, personnellement, ce fut la lecture du Bruit et la fureur de Faulkner qui me fit procéder à ce genre de « comptes«  en décryptant un roman : je devais être en Première quand je le découvris ; je venais de m’abreuver juste auparavant à Sanctuaire ; et je poursuivrais par Lumière d’août ! Que d’enchantements ! fin de mon incise faulknérienne…) _

j’avais eu la révélation, donc,

que l’ennui léger (un défaut de la vision : une invasion de mouches optiques à un excès de luminosité, contracté face à la blancheur aveuglante des salines contemplées du haut des remparts d’Aigues-Mortes) obscurcissant ma vie depuis quelques mois, s’aggravant les dimanches après dîner (ou déjeuner de midi ?) en somnolence accablée, n’était qu’une brume passagère qu’il ne tenait qu’à moi de traverser (par la lecture !) pour entrer de plain-pied dans la vie (soit un élément tout simplement décisif dans l’économie du roman, et le parcours de vie, donc, aussi, les deux allant de pair, de la narratrice !). Assise en tailleur, adossée au figuier

(d’un jardin dont nous nous finirons par apprendre, tout à la fin, in extremis, la révélation, page 153, de l’importance en sa vie : quand d’une des deux lunettes de l’Observatoire (astronomique) qu’avait édifié, en contrepoint de la lanterne des morts, Octave Lambert, en son Domaine de « La Grande Sauvagerie« , sur la hauteur surplombant les toits d’ardoise et les jardins en terrasse du village de Saint-Léonard, la narratrice découvrit _ proustiennement ! cf la célèbre remarque de Proust sur les opérations de focalisation inverses des télescopes et microscopes !, en son sublime Temps retrouvé ! _, au bout de la-dite lunette, qui n’en bougeait plus (« J’essayais bien de faire pivoter la lunette sur son axe (…) mais l’objectif restait obstinément fixé sur le figuier« …) : « un banc plus qu’aux trois quart enseveli sous les branches chargées de fruits d’un figuier, celui-là même sous lequel _ c’est l’arbre de la connaissance d’Adam et Ève dans la Genèse ! _ je contractai, il y a cinquante ans, le goût de lire« …)

adossée au figuier,

mon attention allait du livre (de l’historien de l’art italien), de Paolo Uccello à Nicolas Poussin, de l’immense hostilité verdâtre de leurs Déluges _ sublimes ! les deux _, au spectacle léger du vent _ salvateur : mobilisateur… _ autour de moi, dont j’observais la façon malicieuse _ oui ! _ qu’il avait de s’immiscer sous la nappe _ familiale ! _ dominicale » (au point que « un coup de vent plus fort que les autres arracha la nappe«  qui « en un instant avait franchi le mur du jardin » « pour s’échouer dans les branches des cerisiers du presbytère« …), peut-il se lire page 63…

« Je savais que quelque chose n’allait pas (quant à ce livre italien découvert par le plus grand des hasards à la bibliothèque Sterling de Yale) _ mon regard (toujours lui !) m’en avait tout de suite averti _ mais je n’arrivais pas à dire quoi.

Était-ce que le nom de l’auteur (un grand historien d’art italien vivant à Lucques, donc) n’allait pas (mais en quoi donc ?) avec le titre ?

Certes je savais qu’il _ le pronom (« il« ) est mis ici en italiques ! avec quelle intention ? de quoi est-ce l’indice qui nous est, discrètement, proposé à déchiffrer ainsi ?.. et par qui , l’auteur, Christophe Pradeau ? la narratrice, Thérèse Gandalonie ?.. _ n’avait pas écrit ce livre _ comment le savait-elle ? et pourquoi ne l’avait-il donc pas écrit, « lui« , « ce livre« -là ?.. mystères !!! Cela faisait partie de mon trouble, mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ ce jour-là de 1972 (= « un soir de  blizzard que je m’étais attardée plus que de raison (celle des trop étroitement rationnelles horloges !), dans l’espoir d’une accalmie qui ne viendrait pas, dans l’emmêlement _ un délicieux labyrinthe ! où se perdre afin, peut-être, de parvenir à « se trouver » !.. _ de coursives, de passerelles suspendues, d’échelles et de monte-charges, d’une de ces bibliothèques de la Nouvelle-Angleterre (l’université de Yale, à New-Haven, se trouve dans le Connecticut) dont les portes restent ouvertes jour et nuit, où s’entretient sans discontinuer, tous les jours de l’année, jusque dans les heures les plus hostiles du petit matin, le feu vacillant (mais vaillant : ou la luminescence d’autres sortes de lucioles que celles acclimatées par Antoine Lambert, de Toscane, à La Grande Sauvagerie limousine : celle du regard s’éclairant et de mieux en mieux éclairé des lecteurs de livres !) des lectures buissonnantes (= tous azimuts), la veille patiente (activement : voilà !) de ceux qu’on appelle, dans la langue cornucopienne de la Renaissance, les Lychnobiens (ceux qui vivent à la lueur des lanternes _ coucou les revoilà, les « lanternes des morts » du tout début du roman ! _ ). ») ; fin de l’incise du rappel de l’année, 1972, et du lieu, « les stacks de la Sterling Library« , selon une expression de la page 85… _

Cela faisait partie de mon trouble mais ne suffisait pas à l’expliquer

_ je reprends l’énoncé par la narratrice, page 53, du début de la découverte de son sésame (ou début de fil d’Ariane) ; car elle a l’intuition que la révélation viendra de sa lecture d’un livre :

« J’entretenais, sans trop me l’avouer _ dit-elle aussi, page 52, la narratrice a alors vingt-six ans _, la certitude parfaitement déraisonnable, transposition dans le monde des adultes de je ne sais quelle superstition enfantine _ cf déjà La souterraine, le premier opus romanesque fictionnel de Christophe Pradeau ! _, qu’un livre (j’avais écrit un « monde » !) m’attendait, caché parmi les centaines de milliers à jamais indéchiffrables ou indifférents, un livre écrit non certes à mon usage exclusif mais pour lequel il y avait dans ma vie une place réservée. (…) J’étais en quête d’un livre dont je ne savais rien, si ce n’est qu’il m’arracherait à ce retrait

_ familial et limousin : ce terme de « retrait » est important, en sa timidité à combattre et surmonter ! Page 67, la narratrice dira aussi, en mettant la main, à la bibliothèque Sterling, de Yale, sur le petit livre à « la reliure bleu nuit » : « J’avais le sentiment grisant et un peu inconfortable d’être sur le seuil d’une pièce défendue » : interdite ! voilà ! _,

qu’il m’arracherait à ce retrait,

ce quant-à-soi (figé : tel le sommeil, sous l’effet de quelque « carole« , telle celle dont fut victime la Belle au bois dormant des Contes de ma mère l’oye de Perrault : la narratrice évoque, en plus de ce conte, à la page 25 et de celui de La Barbe bleue, à la page 61, l’inspiratrice, Dorothea Viehmann, de ceux des frères Grimm, à la page 95, ainsi que celle, Arina Rodionovna, qui « enluminerait les nuits de Pouchkine enfant« , à la page 34 ; une « carole magique« , c’est quasi un pléonasme, telle celle qu’infligea la fée Viviane à Merlin, le privant ainsi, en ce « cercle«  immobilisateur, de sa propre puissance d’« enchantements«  : l’expression « carole magique«  se trouve page 85 :

« plus je progressais dans ma lecture (des deux articles se rapportant à Saint-Léonard dans « le petit livre à la reliure bleu ciel«  du magicien de Lucques), plus je sentais se refermer autour de moi la carole magique dont je croyais bien pourtant avoir pour toujours brisé le cercle _ voilà ! _ en fuyant au loin, à des milliers, des dizaines de milliers de kilomètres de Saint-Léonard. Je sus immédiatement que j’étais faite _ comme un rat ! _, condamnée à tourner en rond dans la ratière _ la voilà _ jusqu’à ce qu’on _ quelque prédateur supérieur ! _ se décide enfin à me briser l’échine« , pages 34-35 ;

à la façon dont Octave « épouillait La Grande Sauvagerie«  des lucioles que son frère Antoine y avait (de Toscane) « acclimatées«  (en Limousin) : « elles émettaient un bruit sec quand on les brisait sous l’ongle du pouce«  ; si bien qu’« au matin, lorsqu’Octave rentrait se coucher, il avait le bout des doigts vaguement lumineux« , page 150 ; « il restait longtemps, penché sur la cuvette de la salle d’eau, à regarder ses mains avant de les plonger, d’un geste brusque, d’une violence rentrée _ là aussi _, toute tournée en dedans _ voilà ! _, dans l’eau bouillante, encore frémissante, qu’Annette ou la mère de celle-ci avait versée dans la vasque de porcelaine blanche« , page 150 aussi)

qu’il m’arracherait à ce retrait
ce quant-à-soi dont je n’arrivais pas à trouver la sortie,

à l’impossibilité où j’étais de dire nous _ nous tous, entre nous tous… _ sans rougir,

tellement j’avais le sentiment depuis que mamie nous avait abandonnés _ la date de sa disparition n’est pas laissée à déduire d’indices (en 1957 ? quand Thérèse est envoyée à Aigues-Mortes « éloignée pour (la) déshabituer de mamie » ?.., page 16)  ; non plus que celle (trois ans auparavant) du décès de la sœur aînée de Thérèse, sa « ur Anne«  « qui ne voyait rien venir du haut de sa tour abolie«  _de n’être plus autorisée à me réclamer d’une aventure _ familiale _ commune

_ et la mère de Thérèse, surtout, s’acharnant à détruire, « avec une obstination sauvage _ voilà ! _ que je ne lui connaissais pas encore«  (tiens ! tiens !), page 18, en les brûlant, tous les papiers (ou « papillotes« ) que sa mère avait préservés et conservés,

notamment des articles de journaux (datant de 1934) ; dont Thérèse ne parvient à sauver que des bribes...

Si bien que Thérèse :

« Je me crus longtemps incapable de lui pardonner le regard sans compassion qu’elle avait posé sur la morte,

la brutalité _ voilà ! _ avec laquelle elle avait entrepris de déraciner _ rien moins ! _ sa mémoire,

affectant, entreprenant la souche à coups de masse _ mazette ! _, de faire comme si mamie n’avait jamais été parmi nous (…).

Maman avait décrété une fois pour toutes et pour chacun que l’histoire de nos vies continuerait sans hoquet, sans hiatus,

avec les mêmes mots qu’elle l’avait fait trois ans plus tôt à la mort de sa fille aînée,

mais sa résolution avait, cette fois, une âpreté, une intransigeance _ voilà ! _ dans le ton qui coupaient _ bigre ! _ le souffle« , lit-on aux pages 21-22…

Se découvre ainsi peu à peu comme un secret de famille,

dont la clé ne sera jamais explicitement, noir sur blanc, donnée par Thérèse Gandalonie,

qui n’en propose (ou laisse transparaître) que des commencement d’indices,

et surtout au dernier chapitre,

quand nous découvrirons que »le jardin au figuier » luxurieusement abondant de la tante Marie-Lou _ comment est-elle apparentée aux Gandalonie ? par quels liens se trouve-t-elle la belle-sœur de la mère de Thérèse ?.. cela reste flou… _ était celui qu’arpenta les trois dernières années de sa mélancolie de vie, Antoine Lambert,

après sa « rupture » de cohabitation irréversible avec son frère jumeau (mais « aîné« , tout de même !), Octave.

Ainsi lit-on, d’abord page 37, et au détour d’une phrase,

cette remarque-ci de Thérèse à propos du « parcours » (ascensionnel : vers « les hauts« …) de sa famille,

à l’occasion de sa participation, « l’été de ses dix-huit ans« , en juillet 1965, aux opérations de « recensement du canton« , vers « les bas » marécageux des fonds de l’Auvézère :

c’était une « occasion inespérée de voir s’incarner tous les lieux que je ne connaissais que par leur nom, déchiffrés sur les cartes d’État-major ou sur les panneaux de la signalisation routière, ou saisis au vol dans les conversations, le tohu-bohu de toponymes dont était fait pour moi le pays _ alentour _ de Saint-Léonard et que j’étais bien incapable de situer vraiment _ voilà ! _ les uns par rapport aux autres, je veux dire autrement que sur une carte, dans une réalité _ oui ! _ faite de broussailles et de pêcheries, de chemins de traverse dissimulés sous les fougères ou la bruyère, de tourbières _ en effet ! _ et de haies d’épines infranchissables,

faute d’avoir été initiée à la réalité _ voilà : à parcourir à pied ! et par son corps, en ses muscles _ de la campagne

autour du bourg où ma famille,

qui avait réussi depuis peu à s’extirper _ voilà ! _ de l’existence boueuse des hameaux,

vivait retranchée, depuis deux générations,

accrochée de toutes ses forces aux hauteurs minérales _ surplombantes, elles _ conquises de haute lutte _ oui ! _,

que nous ne quittions pour ainsi dire jamais,

si ce n’est pour quelques brèves échappées, toujours les mêmes ;

campagne dont je devais me contenter _ toujours ! indéfiniment ! _

de scruter avidement _ mais oui ! _ le mystère _ en forme informe de troubles tourbillons (et torsades) _,

des heures durant,

du haut _ à distance, ainsi _ de la motte féodale où j’étais assignée à résidence« , aux pages 36-37, donc…

Puis, aux pages 57-58, ceci :

« Un soir de printemps, alors que Marie-Lou, arrachée à la boue de son hameau _ voilà ! _ par la grâce d’un mariage morganatique _ avec quel mari, donc ? Pourrait-ce être Antoine Lambert ? _ venait tout juste de monter _ voilà ! _ à Saint-Léonard,

de s’installer _ largement _ dans la grande maison sous les arcades,

acquisition récente de sa belle-famille _ qu’est-ce donc à dire ? s’agit-il de la famille des Gandalonie ? ou bien de celle de la mère de Thérèse ? ou bien encore de celle des Lambert, en l’espèce d’un mariage avec un époux de quarante ans plus âgé qu’elle ? Et Antoine est né, lui, en 1871… _,

dont elle ferait son royaume _ avec jardin luxuriant de palais _

et où elle me donnerait si volontiers asile _ en situation de tempête ou de guerre (intestine) _ ,

insoucieuse des reproches, des remarques perfides, de la jalousie rentrée _ elle aussi : pour quelles sombres raisons, donc ?.. _ de sa belle-sœur _ par quels liens précis de famille ? cela demeure imprécisé par Thérèse (et par Christophe Pradeau) _,

bien décidée à ignorer, fut-ce contre vents et marées, l’interdiction qui lui serait faite de m’ouvrir sa porte,

un jour que maman et moi nous nous étions affrontées plus sauvagement _ voilà ! _ que de coutume ;

interdiction que Marie-Lou traita en riant de baroque,

un mot que jamais je n’avais entendu dans sa bouche et que jamais plus je ne lui entendrais dire ;

un soir donc, c’était dans les dernières semaines de la guerre… » etc.

_ en 1944 : comment entendre donc le rapport entre l’expression d’« installation récente » à Saint-Léonard (du fait et de « la grâce d’un mariage pour ainsi dire morganatique« , et de « l’acquisition récente » par « sa belle-famille«  de « la grande maison sous les arcades« ) ?.. Thérèse nous laisse dans l’indétermination… Quid de la justesse des dates ? et de l’inconcordance flottante, ainsi, des temps?..


Enfin, il y a les confidences de la dernière des Lambert, Agathe (la fille d’Octave, rencontrée par Thérèse au tout dernier chapitre), soit lors de leur unique rencontre à Paris, en 1990 _ semble-t-il _, au domicile d’Agathe, « dans son appartement de la rue de Babylone« , page 126 ; soit en leur correspondance suivie et nourrie (« nous nous écrivions chaque mois de très longues lettres qui prolongeaient en tous sens _ voilà ! _ des récits dont nous savions par avance qu’ils resteraient inachevés, que nous échouerions à leur donner une fin« , page 151) : « plus d’une centaine » de lettres « que nous avons échangées la dizaine d’années que dura notre amitié épistolaire » : ces révélations, d’une écriture beaucoup plus linéaire que celle des chapitres qui les ont précédées, font l’essentiel du tout dernier chapitre « Un trou à la nuit« , en une expression poétique (empruntée au langage populaire, en 1822) dont la signification est magnifiquement plurivoque !

Un peu plus tard, encore, Thérèse « eut le sentiment de tomber au fond d’un puits« , page 152, quand, d’une des deux lunettes (la méridienne !) de l’observatoire astronomique d’Octave Lambert (mort en 1938 : « on découvrit son corps, déjà en voie de putréfaction, allongé sur le siège de cuir rouge qui commandait la lunette méridienne, dans le secret d’un observatoire où il n’avait plus laissé pénétrer personne depuis le scandale«  de la fuite de son fils « tout juste âgé de dix-sept ans« , « Léonard, le frère cadet d’Agathe, l’héritier du nom, l’espoir de la famille, brillant sujet qui secondait déjà son père à l’observatoire« , page 148, « avec la jeune femme qu’avait épousée Antoine deux ans plus tôt, au retour de sa dernière expédition dans la mangrove indonésienne« , toujours page 148, « le 9 mai 1929″…), ce qu’elle aperçut la transit d’effroi…

« Les deux frères n’avaient plus échangé un mot depuis plus de deux ans _ à dater de ce 9 mai 1929 ! _ quand Antoine, à la stupéfaction de tous, quitta La Grande Sauvagerie pour s’installer _ en 1931, ou 32 _ à Saint-Léonard« , apprend-on page 150.

« J’eus beau batailler avec Agathe, l’étourdir de questions et d’objections, il fallut bien à la fin que j’accepte, comme elle m’y invitait, de reconnaître dans la maison où Antoine s’installa, le royaume de Marie-Lou,

la maison élue entre toutes

qui incarnait pour moi l’esprit d’enfance, le plus cher, le mieux aimé, le plus secret de mes lieux de mémoire », page 150.

« Antoine y mourut, moins de trois ans plus tard _ en 1934, probablement… _, emporté par une embolie pulmonaire, à l’âge de soixante-cinq ans _ ce qui donne, maintenant, à la lecture, en 1936 : il était né en 1971… Il y vécut seul avec une jeune femme de quarante ans sa cadette _ Marie-Lou ? « extraite«  de son « hameau marécageux«  d’origine ?.. Née en 1911, elle aurait été la contemporaine d’Agathe, née en 1909… _, dont il ne prenait même pas la peine de dissimuler, au grand scandale des bien pensants, qu’elle ne se contentait pas de tenir son ménage, mais partageait aussi bien volontiers son lit« , page 150 toujours…

« Je sentais monter en moi une irrépressible envie de vomir, déclare alors Thérèse, page 154, à l’idée que j’avais hérité d’Antoine et d’Octave _ en leur inimitié _ cette lunette restée braquée après leur mort sur la maison qui fut pour moi celle des jours heureux, à l’idée qu’elle m’avait tenue enfermée _ en un regard virtuel, ou en quelque « carole«  _, vingt ans durant ; et je n’avais pas été sans obscurément le soupçonner _ même _, dans la prison d’un regard«  _ virtuel…

Cependant,

« hier, en me promenant sur le boulingrin ensauvagé _ qui n’est pas sans m’évoquer celui (bien peigné) des promenades « enchantées«  de la marquise de Sévigné en son château des Rochers, en Bretagne… _, lentement reconquis par la broussaille,

alors que je venais de saluer, comme je ne manque jamais de le faire chaque soir, en manière de rituel, ma vieille amie la centauresse,

j’aperçus une toute petite lumière,

tic-tac fébrile, intermittent,

froissement furtif dédoublé, de farfadet ou de gobelin _ souvenir ou résurgence, je ne sais, des lucioles

qu’Antoine avait su naturaliser (en Limousin) sur les hauteurs de La Grande Sauvagerie _ ;

elle disparut presque aussitôt dans les sous-bois mystérieux, pour nous à jamais inconcevables, de la bruyère,

si vite que je suis incertaine si je l’ai vraiment vue

mais sa lumière demeurera en moi _ voilà ! _ :

je ne désespère pas

de la cultiver _ mieux encore ! c’est une activité ; ainsi qu’une méthode : un art ! _ dans mon regard _ d’où le titre de mon article pour rendre compte de ce si beau La Grande Sauvagerie _,

de l’acclimater _ c’est aussi une affaire de pratique régulière ; et d’accommodation _ dans les profondeurs aériennes _ musicales ! _ du vitré« , page 154 _ et nonobstant la maladie des mouches

La Grande Sauvagerie est ainsi le roman de la naissance, compliquée, retardée par des obstacles (et des tabous), mais finalement impuissants à l’étouffer,

d’une curiosité (mobile !)

celle d’une femme, Thérèse Gandalonie, née au mois de juillet 1946 _ ce n’est pas explicitement précisé, mais on peut en cerner à peu près l’année (et Thérèse passe le bac en 1964… : à l’âge de dix-huit ans ; et l’été dans la foulée, elle participe, de son initiative, aux opérations de recensement du canton) _

Le récit proposé par l’auteur est en effet celui d’une narratrice : « moi, Thérèse Gandalonie« , se lit-il dès le premier (long et dense : deux pages ; mais excellemment rythmé : ô combien musical ! ;

enfin un auteur (français) qui n’a pas le souffle court !!!

tel le jubilatoire Mathias Énard, en son époustouflant Zone ! cf mes 2 articles sur celui-ci : « Emérger enfin du choix d’Achille !.. » et « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard« … ;

mais très différemment de lui, aussi… ; deux vrais styles ; chacun en sa pleine « nécessité » !!!) ;

dès le premier paragraphe, soit à la page 12 :

« Aujourd’hui encore,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ hum ! hum ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant,

que l’horloge _ celle de « la Place _ la place municipale s’entend, mais on disait la Place«  alors… (il s’agit de l’horloge du « Vieux Logis,

et son toit à la Mansart« , lira-t-on, encore, page 117,

avec « son horloge, la girouette qui la surmonte« ) : page 11 _,

aujourd’hui encore _ donc : je reprends _,

à chaque fois que le sujet revient dans la conversation,

il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle _ quelle mode ! _

l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge

l’occulte _ le prétendu « occulté«  (par l’horloge) étant l’énigmatique « lanterne des morts« 

lanterne.jpg

par l’évocation de laquelle commence, page 11, immédiatement, le récit de Thérèse :

« Elle (= la « lanterne des morts« , donc) domine le village, lui-même haut perché«  ; et qui donne son titre, « La Lanterne des morts« , à la première partie (pages 11 à 73) du roman ; la seconde et dernière (pages 77 à 154) s’intitulant, elle, « L’Observatoire«  _ ;

Aujourd’hui encore, à chaque fois que le sujet revient dans la conversation, il y a toujours quelqu’un pour proposer comme une hypothèse personnelle l’idée, assez largement partagée pourtant, que l’horloge l’occulte,

qui est encastrée _ cette « horloge » (toute moderne, en quelque sorte), donc _ dans les combles du Vieux-Logis,

sonnant les quarts, les demies et carillonnant les heures,

entretenant au plus profond des sommeils l’image _ toute de confiante modernité ! _ de roues dentées et de tempêtes de sable dans des ampoules de verre.

C’est ce que j’ai longtemps cru, comme tout le monde _ poursuit la narratrice (qui ne va pas tarder à se nommer, quatre lignes plus bas) _ ;

ce que je répondais aux voyageurs _ on ne disait pas alors « touristes« , en ces années cinquante-soixante : il semble, à un peu calculer, que Thérèse ait vu le jour à Saint-Léonard au mois de juillet 1946… _ qui répugnaient à prendre la route sans l’avoir ne serait-ce qu’entraperçue.


C’est ce que je continuerais
_ on remarquera la préférence donnée ici au conditionnel ! _ à prétendre des années après que j’aurais découvert _ à quelle date ? à quelle époque de son enfance-adolescence ? _,

moi Thérèse Gandalonie,

qu’il n’en était rien _ en matière d’« occultation » des « repères«  _ ;

et que, sur ce point comme sur tant d’autres _ voilà à quoi peut « servir » la littérature en façon de « formation » (non didactique !) de la « jugeotte » (plus large que la raison, trop étroite, elle, de la modernité de la « techno-science« , donc) de tout un chacun d’un peu plus « éveillé » ou d’un peu plus subtilement « curieux » (que pas mal d’autres)… _,

il ne fallait pas accorder une confiance aveugle _ voilà l’œuvre de la crédulité ! _ aux rengaines _ et autres « clichés«  (ce mot est le dernier du chapitre 2, page 50) rapportés et compulsivement partagés _ qui faisaient le fonds des bavardages quotidiens.

Une fois rappelé, ce que les guides touristiques ne précisaient jamais ou presque, que l’accès en est interdit _ cette « lanterne des morts«  étant incluse dans les murs d’une propriété privée : le Domaine de « La Grande Sauvagerie«  _,

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter

_ un mot assez important : la narratrice apprenant (un peu plus tard : page 36) à cesser de « se contenter«  ainsi :

« Mon enfance prit fin le jour où je compris _ surprise que j’ai longtemps (cependant encore) éprouvée en moi comme une trahison _ que j’étais passée de l’autre côté,

dans le camp _ voilà ! _ des vies mobiles et des curiosités indiscrètes » :

ce fut « l »été de (s)es dix-huit ans« , lors de sa contribution (volontaire) à l’opération de recensement du canton, en 1965 ;

elle qualifiera aussi sa nouvelle « curiosité insatiable« , page 65, de rien moins que de « faim de loup«  qui lui « brûlait le ventre«  :

la révélation, au Mas Fargeau, pages 42 à 50 (et qui concerne le défi d’un « ça ne s’écrivait pas«  qu’oppose à sa question, à propos du prénom du « petit dernier« , quant à la parole en patois, le père de famille _ de « onze enfants, quatre garçons et sept filles« , page 44 _, à la page 46), est proprement bouleversante ; je n’en transcris ici que la conclusion :

« J’avais vu _ au cœur de la forêt toute voisine, résume-t-elle en conclusion de son « expédition«  _ un monde autre que le mien,

et pourtant suffisamment proche _ c’était celui, pour moi désormais inhabitable, de mes aïeux, d’ancêtres dont je ne savais plus rien, pas même le nom _ pour que le choc de l’incompréhensible _ en l’énigme (brûlante) de sa si proche altérité même ! _ résonne indéfiniment _ voilà _ en moi :

impossible de m’en détourner ou de le tenir à distance,

de le circonscrire ou _ même _ de _ seulement _ l’émousser

en le réduisant _ voilà encore ! _ aux dimensions oublieuses d’un cliché » :

quelle écriture ! quelle vision ! quelle pensée ! chapeau l’écrivain !.. ; il s’affronte au défi d’énoncer l’irréductible ; et il y réussit sublimement ! ;

se découvrant une irréversible et irrémédiable ! curiosité : « de loup«  ! _

et qu’il leur faudrait de toute façon se contenter, donc,

de la regarder à bonne distance,

cette intrigante et fascinante « lanterne des morts«  sise en un domaine privé,

j’indiquais bien volontiers aux étrangers _ au village de Saint-Léonard _ comment s’y prendre pour la voir au plus près _ de ce qui leur était accessible, du moins ! _ : traverser le quartier de l’église et gagner les hauteurs du village (…). Nulle part ailleurs le village ne s’ouvre aussi largement vers le nord : il faut se contenter _ encore ! _ de coup d’œils furtifs _ au lieu de regards accédant à la précision de détails mieux parlant : tel le relief des (remarquables) sculptures (dont, tout spécialement, une « centauresse« ) des chapiteaux de la lanterne qui ne se laisse pas même deviner (à tout uniformément « figer dans un noir et blanc charbonneux« , page 14) sur les cartes postales ;

cf les remarques de la narratrice (bien des années plus tard, et dans une tout autre « position«  à l’égard du Domaine « interdit » (de visite) autrefois, aux pages 118-119 :

« je préférais de beaucoup rester ici _ voilà ! _ à observer la ronde des heures sur les toitures d’ardoises _ des maisons du village en contrebas (désormais) _ (…) adossée à la lanterne des morts et comme confondue en elle, la peau grêlée sous ma robe légère par le contact du granit, avec au-dessus de ma tête, veillant sur moi, la grâce insondable _ voilà aussi… _ de la centauresse, le sourire que je lui découvrais (maintenant), qu’aucune photographie n’avait su me montrer, parce qu’aussi bien sans doute il faut pour l’apercevoir prendre le temps (eh oui !) de tourner autour de la lanterne, d’épouser (baroquement en quelque sorte !) la torsion (voilà !) qui donne vie (soit l’œuvre de tout art vrai ! son chant ! sa danse ! son mouvement tournoyant nous introduisant, enfin, au réel !) à toutes ces figures sculptées, que l’on peut croire entassées à la va comme je te pousse dans l’étroitesse malcommode des chapiteaux, mais qui gagnent, à être ainsi recroquevillées, à se voir imposer les plus étranges postures, une force de propulsion (comme c’est parfaitement pensé ! et dit !) telle qu’il suffit de les effleurer _ mais avec comme une « mozartienne tendresse » (cf encore l’expression à la page 132, à propos de l’interprétation par Erich Kleiber des Noces de Figaro gravée au disque ! : « un feu qui crépite, suprêmement gai et secrètement mélancolique », « pour la plus libre et la plus aérienne, à la fois la plus méridienne et la plus nocturne des Folles journées...« ) _ ;

telle qu’il suffit de les effleurer du regard

pour les retrouver l’instant d’après fichées à tout jamais (car tel est le pouvoir de l’Art vrai !) dans votre mémoire« … ; fin ici de l’incise consacrée aux pages 118-119… _,

il faut se contenter de coup d’œils furtifs _ je reprends l’élan de la phrase de la narratrice (et de Christophe Pradeau), page 12 _,

coupés par un mur,

gênés par un treillis de branchages« , page 12 _ j’y reviens donc : c’est le point de départ de l’« énigme«  qui ne sera résolue qu’à la fin du récit de La Grande Sauvagerie

C’est que « s’il multiplie les points de vue sur la vallée, aménagés en promenades où il fait bon bavarder le soir sous les tilleuls,

le village,

avec ses façades uniformément tournées vers les séductions méridionales,

affecte d’ignorer le relief _ mais pas que lui ! nous le découvrirons au fur et à mesure du récit de Thérèse Gandalonie… _ auquel il est adossé,

l’amas d’éboulis, l’horizon fermé par la roche abrupte, les arbres sombres de la Grande Sauvagerie _ le Domaine incluant cette « lanterne des morts« , donc, dans l’enclos de sa propriété _, et, en position de léger surplomb _ favorisant la visibilité le plus loin possible dans le pays alentour du feu entretenu, à ce dessein de « repérage des égarés«  (par un gabiou à demeure, en sa cabane) à son sommet _, la lanterne (donc !)

http://mw2.google.com/mw-panoramio/photos/medium/15869791.jpg

signalée par les guides : une tour de granit un peu courtaude, rongée par la mousse, d’un appareillage fruste, sans grâce«  _ seulement ainsi aperçue, du moins, de (trop) loin, ou (trop) mal rendue par les photographies (pas assez soignées en leur focalisation, ni leur grain) des cartes postales.

Le récit de la narratrice saura revenir judicieusement là-dessus, en détaillant bien plus justement (et avec cette  « tendresse«  même que nous venons de percevoir, à la page 118, puis à la page 132…) le relief « suave«  des sculptures des chapiteaux et particulièrement le mouvement (« sa grâce insondable » !..) de la « centauresse« 

A cette « idée assez largement partagée », selon l’expression de la page 12, en ce qui concerne l’ordre de priorité des « repères » _ lanterne des morts (archaïque) versus horloge (moderne) de la Place : sur une maison Renaissance… _ que se destinent les humains,

répondra ceci, à la page 115,

en conclusion, cette fois, de l’avant-dernier chapitre,

et à propos de Jean-François Rameau _ un peintre d’ex-voto, surtout, « cousin à la mode de Bretagne du grand Rameau«  : Jean-Philippe, le musicien, auteur des plus beaux opéras de la tradition française ! _ s’étant affronté à l’énigme _ américaine : québécoise, au départ de Montréal et du Saint-Laurent _ de la « grande sauvagerie » _ sans majuscules, cette première fois ! _,

au point de livrer

(grâce à la « gibecière que l’on avait retrouvée près de lui et les quelques pages du Journal qu’elle contenait encore » _ surtout : remis plus tard à sa veuve, Marie Rameau, à Beaune, en Bourgogne, « par un nommé Paul Garenne, maître-teinturier de son état, qui avait bien connu le peintre d’ex-voto à Montréal« , page 133 _ quand ce dernier fut découvert et retrouvé, « le 7 mai 1763 » _ page 108 _ par « un groupe d’enfants jouant sur la berge d’un bras mort du Saint-Laurent » : en « un canoë qui dérivait doucement au fil de l’eau« … _ page 105)

au point de livrer _ à tricoter (et broder)… _

cette expression, en forme de « légende » rassembleuse d’une « tribu » (plus qu’une famille !), à ce qui sera sa descendance, descendue de Bourgogne (Beaune) en Limousin (le Saint-Léonard du roman) ;

où elle traversa le village « un matin tempétueux de la fin octobre 1822« , « dédaignant d’y faire halte, pour s’installer quinze kilomètres plus loin, aux Mayéras, une grosse bâtisse abandonnée depuis plus de vingt ans, qui avait appartenu, avant la guillotine et les aristocrates à la lanterne, à une dynastie de maître de forges« , page 136 ;

« Deux jours plus tard, on observa une demi-douzaine d’hommes en habit qui allaient et venaient sur le rocher avec des gestes de géomètres. Les travaux commencèrent peu après par lesquels les Lambert prirent officiellement possession du rocher haut-perché sur l’Auvézère

qui deviendrait, de leur seul fait, La Grande Sauvagerie« , toujours page 136 ;

« c’est Jérôme et Jeanne-Marie qui auraient baptisé les lieux, en souvenir de Jean-François, dont la mort glorieuse, ou à tout le moins tenue _ et plus encore proclamée _ pour telle, avait grandi _ voilà ! _ avec les années à la hauteur d’un mythe fondateur« , page 137…

« Et moi _ c’est Thérèse Gandalonie qui parle de son travail de déchiffrage (des carnets) et d’édition (du livre) à New-Haven-Yale : « Il m’avait fallu un peu plus de cinq ans pour venir à bout de l’édition du Journal« , de 1973 à 1978, page 121, pour ces Carnets de Jean-François Rameau _ qui le déchiffrais,

mêlant sa mémoire à la mienne,

comment aurais-je pu soupçonner que les carnets de cuir rouge de Jean-François

me reconduiraient _ on lit bien : à la page 115, donc _, au prix d’un très long _ en temps (plus de « quarante ans d’errance« , l’expression se trouve à la page 32 : soit d’août 1970 à passé 2001, ou davantage…) comme en espace (de par le monde et à travers mers et océans : Thérèse travaillant et résidant alors en permanence aux États-Unis : à l’université de Yale, à New-Haven, dans le Connecticut, de 1970 à 1978 ; puis, ensuite, et continument, à New-York, pour « un poste d’enseignement« , page 121) _ détour ;

comment aurais-je pu soupçonner _ et nous, lecteurs, donc ! _

que les carnets de cuir rouge de Jean-François me reconduiraient, au prix d’un très long détour,

vers le Saint-Léonard de mon enfance,

qu’ils m’introduiraient sur les hauteurs si longtemps _ proustiennement, en quelque sorte, dans le mouvement même du Temps retrouvé : quand se rejoignent pour s’ajointer (et se fondre, voire confondre) « le côté de Guermantes«  et « le côté de chez Swann«  _ crues inaccessibles _ durant l’enfance de Thérèse, jusqu’à son départ de septembre 1964 (de Saint-Léonard et du Limousin) _ de la Grande Sauvagerie,

au pied du monolithe noir _ l’immémoriale (archaïque) « lanterne des morts«  ! _ qui veille sur les maisons endormies,

inquiétant et bienveillant tout à la fois,

plus haut dressé dans le ciel,

plus universel

repère _ voilà ! c’est de cela qu’il s’agit au fondamental ! _

et plus efficace

que l’horloge de la Place municipale _ en sa (relative) modernité ;

idem quant aux « lunettes«  de l’Observatoire astronomique d’Octave Lambert (1871-1938) ! _,

que j’entends _ de la chambre aux glycines du Domaine : mais cela n’a pas été réellement dit, détaillé, explicité encore, ni vraiment déchiffré par nous (à de menus et rares indices), les lecteurs : cela fait partie de l’« énigme«  qui aimante (tout du long !) la curiosité, à son tour (après celle de Thérèse, la narratrice, en soixante ans de vie de « recherche«  en Histoire de l’Art : à Yale, puis à New-York), du lecteur de ce très riche et merveilleux roman qu’est La Grande Sauvagerie _, au moment même où j’écris ces mots _ écrit donc Thérèse Gandalonie _, sonner la minuit ?« …

C’est que Thérèse avait « appris de bonne heure à reconnaître la signature même du réel » à de « foudroyants renversements de perspective« , écrit _ superbement ! (et proustiennement ; il faudrait citer aussi Giono, et sa Thérèse et son « contre«  des Ames fortes…) _ la narratrice, dès la page 34.

De même qu’un peu auparavant, pages 28-29, faisant le point sur ses premières interrogations quant au Domaine de « La Grande Sauvagerie« , vers 1960-1961 (Thérèse a quatorze-quinze ans au terme du récit du premier chapitre, celui intitulé « Cache-cache« ),

et même si « je ne fus rien moins qu’éclairée, à vrai dire, par les anecdotes répétitives et les souvenirs confus dont on s’ingénia à nourrir _ très partiellement et très insuffisamment _ ma curiosité _ toute débutante, alors…

Les récits _ en effet qu’elle osa commencer encore timidement à solliciter _ s’entremêlaient et se se contredisaient ; les noms se superposaient en s’excluant mutuellement ; j’avais l’impression d’être enfermée _ _ dans un labyrinthe _ oui : pas la géométrie (simplifiée !) du boulingrin du Domaine ! il me rappelle celui de Madame de Sévigné en son château de Bretagne ! celui où elle se promène certaines nuits « enchantées« , à la clarté de la lune… _ de données incompatibles qui ruinait _ pour lors, du moins… _ l’idée même de certitude _ désirée.

Alors, lorsque l’oppression se faisait trop forte _ de la part de sa mère, tout particulièrement ! jusqu’au « baroque«  ! comme la alla la qualifier un jour la tante Marie-Lou, à la page 58… _, je me glissais, le plus furtivement possible, jusqu’à mon poste de guet, d’où je voyais bien que rien ou presque ne concordait entre ce que j’avais sous les yeux et ce que l’on me racontait. Je n’en chérissais que davantage ma découverte. C’était une cachette superlative, creusée dans l’épaisseur même des choses _ voilà _, un secret dont je devais rester l’unique dépositaire. (…) Vous étiez _ nous confie-t-elle, en nous prenant à témoins ! _ ailleurs, retiré dans une forteresse inviolable, d’où vous ne sortiriez que par votre libre volonté, aux aguets _ voilà ! _ dans un bastion _ avancé _ qui commandait de troublants couloirs perspectifs _ voilà encore davantage ! nous progressons… _, tout un réseau _ à percer à jour ! _ de communications entre le passé et le présent _ encore indéchiffrées… Je restais immobile à regarder _ d’en-bas _ La Grande Sauvagerie, oublieuse de l’heure, les yeux écarquillés, comme s’il y avait quelque chose à déchiffrer que je ne distinguais pas _ = pas encore ! _, une histoire défaite _ quelle juste intuition ! déjà, pour une gamine de quatorze-quinze ans… _, oubliée de tous _ = refoulée, plutôt ; tue ! _, mais qui était là, pourtant, en suspension _ oui _, infusée dans le paysage«  _ entre « lanterne des morts«  et « observatoire«  : c’est superbe ; cela lance l’intrigue vers l’espoir de la résolution (par Thérèse ; puis par nous, à sa suite !) de quelque « énigme« , dès la fin du premier chapitre, « Cache-cache« , aux pages 28-29.

Tout un apprentissage ; et une résistance aussi !

C’est ainsi que de la fresque du Déluge de Paolo Uccello, au Chiostro Verde, de Florence (telle qu’elle est commentée par le « reclus de Lucques«  (l’expression se trouve page 84), en son livre découvert par Thérèse « au cours d’une semaine caniculaire de la fin juillet _ je venais tout juste de fêter mes dix-sept ans » (ce qui donne, si mes calculs sont justes, 1963),

Thérèse tire un enseignement de « résistance« , page 66 :

« Malgré toute la détresse représentée, je trouvais, surmontant la sensation première de vertige, un réconfort inattendu dans le sentiment que nous avions le devoir de lutter, de ne pas céder sans combattre (voilà !) mais de nous hisser, ne serait-ce qu’un instant, sur la scène (c’en est une ! et elle nécessite de s’y exposer !), faite de mémoire et d’oubli (en l’acte même de l’œuvrer de l’artiste ! si on le prend en son sens métaphorique, cette fois), ballottée par le temps, que l’Uccello nous donne à voir, avec une franchise et une grandeur fortifiante, comme notre lieu propre (voilà !) : l’arène tempétueuse de l’aventure humaine«  : rien moins !

soit une vocation !.. et bien plus que vitale !

Et c’est ainsi que « sur le tard, page 62,

de la lanterne des morts était née petit à petit une autre histoire, secrète celle-là, plus troublante, que personne jamais ne me raconterait, qu’il me faudrait (voilà !) inventer _ c’est-à-dire découvrir en une enquête, méthodique et opiniâtre, de la « curiosité«  ! avec la grâce d’un minimum de chance, aussi ! énonce Thérèse _, en recueillant (patiemment et même follement) indice sur indice _ à la Carlo Ginzburg… _, en recoupant les sources, en ajointant les fragments, en les emboîtant tant bien que mal ;

tessons brisés de la réunion desquels

résulterait la solution d’une énigme

dont j’ai eu les premiers soupçons en avril 1956

_ ou plutôt 1954 ?.. le « 16 avril 1954«  : cf aux pages 15 et 16 ce que révélaient « de simples coupures de journaux«  qu’avait mises de côté la grand-mère de Thérèse : « ce matin du 16 avril 1954, la lanterne triompha et pour toujours des réserves d’indifférence feinte qui m’avaient si longtemps protégée d’elle. Je ne devais plus dès lors cesser de la sentir en moi, présence étrangère, un peu douloureuse, mais si durablement mêlée à ma vie qu’aucune force ne saurait aujourd’hui l’exciser sans faire voler en éclats ce que je suis devenue. Elle est incrustée dans mon regard«  _

en lisant, donc, de vieilles coupures de journaux _ préservées et conservées, pour elle, par sa grand-mère _, mais qu’il m’aura fallu près d’un demi-siècle avant d’être capable de la résoudre ;

et de me décider à mettre en récit le drame secret qui s’enroulait en elle

comme le serpent dans le couffin d’osier« , page 62…

Avec Christophe Pradeau,

en ce magnifique de richesse et densité (et musicalité : nous percevons le souffle de Thérèse, jusqu’en ses non-dits) La Grande Sauvagerie,

un écrivain de première grandeur, et avec quelle maîtrise, est d’ores et déjà ici, à chanter !

Titus Curiosus, ce 16 juin 2010

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