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Plongé passionnément dans le cinquième volume (2016 – 2020) de ce généreux et très précis trésor de justesse sensible qu’est le « Carnet de notes » de Pierre Bergounioux…

18mai

Ce soir,

je viens d’arriver au 31 décembre 2017, à la page 427, du cinquième volume (2016 – 2020) du monumental Carnet de notes de Pierre Bergounioux,

qui vient _ tout juste _ de paraître, comme les quatre précédents, aux Éditions Verdier :

et je m’y suis, bien sûr, précipité.

Ce cinquième volume-ci comportant 917 pages.

Cf, par exemple, ces deux articles-ci,

du 29 février 2016 : l ;

et du 18 avril 2016 :

La tonalité, forcément, évolue un peu, au fil des ans _ ou plutôt âges _ qui passent _ s’ajoutent _ ;

mais c’est bien un fil continu qui est magistralement, et en parfaite humilité, continué ;

celui, aussi, tant d’une géographie que d’une histoire _ précises et éloquentes : justes ! en leur sobriété _dans lesquelles nous arrivons très bien, et fraternellement, à nous repérer…

À suivre !!!

Ce mardi 18 mai 2021, Titus Curiosus – Francis Lippa

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (IV)

08juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté jeudi 5 juillet dernier,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le quatrième volet :

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le vendredi 21 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Et maintenant,

passés les trois « volets » de mon « introduction«  au « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann _ tels un seuil « obligé«  vers quelque « saint des saints«  _,

voici la « clé« , à mes yeux, de cet immense « Lièvre de Patagonie » !.. :

le « débusquage » _ le mot « débusquer » revient plusieurs fois dans le livre ! _ par Claude Lanzmann,

en son effort de « rétrospection« , en ce livre-ci, du tissage complexe et riche

d’abord _ comme de règle pour tout un chacun « se cherchant« , touffu et « opaque« ; et, a fortiori, pour « un homme des mûrissements longs« , page 249… _

de sa vie et de son œuvre _ au tout premier chef duquel se situe l’aventure, quasi hors-temps, même si ce fut douze ans durant, du film « Shoah » :

cf l’expression, si parlante, de la page 545 : « Le temps un jour, et dans des circonstances dont je ne saurai rien _ de parfaitement clair… _ a pour moi _ devenant alors ainsi véritablement « auteur«  _ interrompu son cours. Cette suspension du temps a été d’une rigueur implacable pendant les douze années de la réalisation _ assez rarement pareil mot est d’emploi aussi juste qu’ici ! _ de « Shoah«  _ cette « réalisation » étant aussi rien moins, proprement, qu’une « incarnation » !.. Ou, dit autrement, le temps n’a jamais _ alors _ cessé de ne pas passer _ du moins pour le « génie » au « travail de l’œuvre » (et « travail de la vérité« , cette expression-ci se trouvant page 504) qui investissait totalement l’artiste créateur… Claude Lanzmann précisant : « Comment pourrait-on, s’il s’écoulait _ ce temps, comme à l’habitude des opérations non créatrices, mécaniques _, travailler douze ans à produire une œuvre ? Cette formulation, « le temps n’a jamais cessé de ne pas passer », indique à la fois l’écoulement inexorable de ce qu’Emmanuel Kant appelait _ en sa « Critique de la raison pure« _ « le sens interne » ; et son interruption _ dans l’activité productrice et créatrice, passionnante, du « génie » : cf du même Emmanuel Kant, cette fois la « Critique de la faculté de juger« .

Et bien qu’il _ le temps, donc : physique, biologique, social ! _ se soit _ depuis l’achèvement de « Shoah« , en 1985 _ remis très lentement _ comment l’artiste « auteur » « vrai » pourrait-il se résoudre à quitter jamais vraiment le presque hors-temps de l’activité créatrice (ou poiesis) ?.. _, convalescent _ dit alors joliment et par anti-phrase Claude Lanzmann _ à passer _ s’égrener « ordinairement« _, j’ai toujours le plus grand mal à m’en persuader«  :

à part les deux ans de rédaction vraiment « à fond«  de ce « Lièvre de Patagonie » (page 14 : « j’en avais le désir, mais, après l’effort colossal de la réalisation de« Shoah« , je n’étais pas _ immédiatement _ sûr de m’attaquer à un travail de si grande ampleur, de le vouloir vraiment«  : et c’est une condition vraiment nécessaire, pour qu’il y ait « œuvre« , que la force de cet « élan« …),

notre analyse devra aussi s’attacher d’un peu près à l’ »esquisse« , absolument magnifique, aux pages 341-342, très précisément, d’une autre « œuvre«  en projet de Claude Lanzmann : son film « nord-coréen« , à tourner à Pyong-Giang (!), qui conclut le récit des deux très beaux chapitres XIII et XIV :

je vais tâcher d’y revenir ici-même : et c’est même un éclairage capital, à mes yeux, sur l’œuvre (et sur la poïétique même !) de Claude Lanzmann !

voici la « clé« , donc, à mes yeux, de cet immense « Lièvre de Patagonie » !.. :

le « débusquage » par Claude Lanzmann,

je reprends le fil et l’élan de ma phrase,

de comment le « placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage« 

_ du « témoignage«  « vrai«  comme « loi » et « mandat » (impératif ! « l’impératif catégorique de la recherche et de la transmission de la vérité« , dit-il très précisément, page 453) de tout l’œuvre : pas moins ! _

permet et autorise la « survenue« , enfin, de cette « joie sauvage« (« bondissante«  !) de l’ »incarnation » réussie de l’ »être vrais ensemble« ,

qui constitue la plus précieuse moisson de la vie d’ »auteur » et de l’œuvre  de Claude Lanzmann  ;

soit une affaire de « rencontres » merveilleusement bien « accueillies« , remarquées _ on peut ne pas même seulement s’en apercevoir et les « relever«  !.. _ ainsi que, ensuite, « conduites« , « menées » ;

selon une « méthode » lentement, patiemment, opiniâtrement _ « je suis ainsi fait : il est difficile de me faire renoncer« , affirme-t-il page 307 _ avec délicatesse,

et beaucoup de courage aussi,

« élaborée » de bric et de broc au travers de pas mal de vrais dangers affrontés ;

quasi « une folie douce » (l’expression, corrigée, en effet, en « une folie, une folie pas douce« , se trouve page 505) :

sa « méthode d’enquête » (« à fond » : afin d’ »entrer dans les raisons et déraisons, dans les mensonges et les silences de ceux que je veux peindre ou que j’interroge« ),

Claude Lanzmann la spécifie même ainsi, page 285

_ c’est à propos d’articles rédigés en 1958 et 1959 : sur le « Curé d’Uruffe« , le premier (pour France-Dimanche : il en rédige

_ « je décidai que je ne pouvais pas en rester là et que j’allai écrire un autre texte, libre de toute contrainte, pour « Les Temps modernes », revue qui par ailleurs avait donné au fait divers un statut et une dignité ne le cédant en rien à ceux de la littérature ou de la philosophie. Sartre et le Castor dévoraient dans les journaux ce qui avait trait aux passions humaines, lisaient des romans policiers ; et la revue ne recula jamais devant la publication du récit des pires déviances, lorsque nous les jugions dévoilantes« , page 282 _ ;

il en rédige, donc, dans la foulée une version plus élaborée, « Le Curé d’Uruffe et la raison d’Eglise« , pour le numéro 146 des « Temps modernes« , au mois d’avril 1958 : « j’étais formidablement fier de ce long texte, qui fut d’emblée reconnu par ceux qui le lurent ; et qui est resté comme une balise inoubliée dans leur mémoire, j’en ai souvent des échos », page 283),

et sur « la fuite (du Tibet) du dalaï-lama« , le second, « pour « Elle », cette fois« , page 285 ; « l’article, fort long, parut dans le numéro 696 de « Elle », daté du 27 avril 1959« , page 260 _

Claude Lanzmann le spécifie même, donc, ainsi, et ce n’est pas qu’un oxymore :

« J’ai travaillé à ces articles ou à mes films de la même façon : enquêter à fond,

me mettre _ = ma subjectivité _ entre parenthèses, m’oublier entièrement,

entrer _ « vraiment«  : par un tel « décentrage » de soi !..  _ dans les raisons et déraisons _ objectives, par là ! _, dans les mensonges et les silences _ facteurs d’ajout d’« opacité«  : à dissiper !.. _ de ceux que je veux peindre ou que j’interroge, jusqu’à atteindre un état d’hypervigilance _ oui ! il le faut ! c’est le sas obligé vers le « dévoilement de la vérité«  recherché ! _ hallucinée

_ le terme, c’est à relever, revient, lui aussi (après « débusquer« ), à diverses reprises :

d’abord, page 494 : « j’étais dans un état second, halluciné » (il faut cette puissance-là de « dévoilement de la vérité«  !)

« subjugué par la vérité qui se révélait à moi«  alors… :

c’est lors de la toute première interrogation, en Pologne et à Treblinka, celle « du paysan en chemise rougeâtre, à la bedaine spectaculaire et heureuse, inoubliable pour ceux qui ont vu « Shoah«  » (page 493), celle de Czeslaw Borowi ;

ainsi que page 503 : « l’hallucination vraie dont j’étais la proie gagnait aussi les protagonistes«  de « Shoah« , tel un Henrik Gawkowski, après un Abraham Bomba… : c’est toujours à Treblinka, mais cette fois au moment du tournage avec le chauffeur de locomotive, Henrik Gawkowski : « de même que Bomba, dans les miroirs du salon de coiffure d’Israël _ lors du tournage de sa séquence _, allait se revoir coupant les cheveux des femmes à l’intérieur d’une chambre à gaz de Treblinka,

de même Henrik Gawkowski,

qui a peut-être effectivement transporté, dans un des wagons qu’il amenait jusqu’à la gare, Bomba, sa femme et son bébé,

hallucine lui aussi complètement lorsque, penché de tout son buste à la fenêtre de sa locomotive, il regarde sous l’œil de la caméra les cinquante wagons imaginaires _ le jour du tournage, n’était présente que la locomotive _ qu’il conduit _ on notera aussi au passage la métonymie _ à la mort _ ainsi « revue« , « réincarnée« , ce jour-là ! Il n’y a en effet aucun wagon, rien d’autre que la locomotive : louer un train entier eût été impossible, d’un coût exorbitant et inutile. C’est Henrik, son corps accablé de remords, ses yeux fous, la réitération du geste mimant l’égorgement, son visage hagard et concentré de détresse, qui donnent vie _ voilà _ et réalité _ = « vraie«  ; non menteuse ! _ au train fantôme _ de ce jour de tournage-là (« le premier tour de manivelle eut lieu six mois plus tard à Treblinka, autour du 15 juillet » 1978 … _ page 502), sans les cinquante wagons d’alors (« de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée de l’activité du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés« , page 491), ni, a fortiori, leur chargement de « pièces à traiter«  ! _ ; qui le font exister pour chacun des témoins _ devant les divers écrans, ensuite : au cinéma ; et maintenant grâce au DVD_ de cette scène stupéfiante«  ;

ou page 504-505 : « et chaque fois qu’il m’arrive de revoir les séquences tournées là-bas _ à « la gare de Sobibor » comme à « celle de Treblinka«  _, je me dis que c’est la même urgence hallucinée _ voilà ! _ qui me pousse, pour comprendre et faire comprendre _ les deux volontés intimement unies et mêlées : en faisant écouter, regarder et ressentir par ce que le film a pu saisir de ces « réincarnations« -là des divers « témoins« des actions on ne peut plus matérielles et « effectives«  de l’extermination, alors, les « revivant » en la difficulté même de leur récit en ces circonstances « hallucinées« -là _ à l’étrange démarche d’arpenteur que j’effectue, traversant les voies, en compagnie _ à Sobibor, cette fois-là _ de Piwonski, l’aiguilleur de 1942.

Je me vois et m’entends lui dire : « Donc ici c’est encore la vie. Je fais un seul pas et je suis du côté de la mort ». Disant cela, je fais en effet le pas _ rien ne pouvant remplacer cela, alors et là-bas ! en lieu et temps !!! _ ; je saute le pas ; et il m’approuve. Vingt mètres plus loin, je monte sur un talus herbeux ; il m’informe de sa voix un peu sentencieuse de colonel communiste : « Ici, vous vous trouvez sur la rampe où étaient déchargées les victimes destinées à l’extermination. » Bordant cette rampe sur toute sa longueur, deux rails d’acier bleui, imperméable au passage du temps. Je demande : « Et ce sont les mêmes rails ? _ Da, da », me répond-il

_ ce n’était donc pas rien que « le XIXe siècle qui existait là-bas«  (en Pologne) et qu’« on pouvait« , ainsi, « toucher«  : « Permanence et défiguration des lieux se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre, analyse magnifiquement Claude Lanzmann à la page 494, ciselant la présence _ oui ! à qui apprend à la « percevoir«  _ de ce qui subsistait d’hier d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante » : les années 40 aussi.

Il fait très beau _ je reprends la citation du passage à Sobibor, avec Jan Piwonski, page 505 _, une beauté du jour qui me désarçonne et me plonge dans le désarroi.  J’interroge : « Et il y avait des beaux jours comme aujourd’hui, j’imagine ? _ avec un peu de difficulté toutefois… Il murmure : « Il y avait des jours encore bien plus beaux qu’aujourd’hui. »« 

Et c’est immédiatement en suivant ce passage-là, et en conclusion (en quelque sorte « synthétique ») de sa conversation de ce jour-là, à Sobibor, avec Jan Piwonski, qu’intervient, page 505, l’expression « une folie pas douce«  :

« Je pense, on peut penser, que la folie, une folie pas douce, m’avait saisi : sur chacun des lieux de mort _ industrielle, de masse, de la dite « Solution finale«  _, j’ai voulu refaire

_ à seule et unique fin, absolument déterminée (= implacable !), d’« incarnation » « vraie » de cette « perception«  de « présence«  !.. sous la garantie conjointe de vérité ! et des paroles, et des gestes du corps, entièrement « ré-investi« 

(en tous ses sens « habités« , ce corps du « témoin«  qui parle et qui « revit« , par une « vision«  « vraie » de ce qui avait pu être éprouvé, en même temps que violemment nié, refoulé et anesthésié ! : cf les mots terribles d’Abraham Bomba, page 452 : « Oh, vous savez, « ressentir » là-bas… C’était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez : travailler jour et nuit parmi les morts, les cadavres ; vos sentiments disparaissaient ; vous étiez mort au sentiment ; mort à tout«  (…) face à l’incommensurabilité de l’extermination de masse d’alors et au quotidien)

des « témoins«  survivants retrouvés  et rencontrés,

en une « reviviscence« , « ravivée« 

(« ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais«  en permettant, par la seule écoute exigeante de leur récit, comme une torrentielle « résurgence«  : page 496)

de ce qui avait été alors accompli ! _

une folie pas douce, m’avait saisi : sur chacun des lieux de mort 

j’ai voulu refaire, par conséquent,

et chaque fois : à Treblinka, à Sobibor, à Chelmno, etc…

le dernier chemin«  des annihilés… ;

jusqu’au « noir« , définitivement invisible, à quiconque et à toute image, de leur asphyxie,

car « le fait est _ indépassable ! incontournable ! irréfractable ! _ que les gens mouraient dans le noir« , page 486 ;

à Auschwitz aussi :

« descendant avec Chapuis caméra au poing les degrés des salles souterraines des grands crématoires II et III de Birkenau, incapable de marcher droit parmi les blocs ruinés recouverts de neige, nous cassant tous les deux la gueule en protégeant l’appareil autant que nous le pouvions ; mais il était bon de se casser la gueule ; il était juste de souffrir , d’avoir par moins vingt degrés, à réchauffer le moteur de la caméra pour pouvoir continuer, absurdement, à faire de longs panoramiques gauche droite et droite gauche, reliant ce qui restait du vestiaire, nommé dans le récit de Filip Müller _ cf aussi son livre « Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz« , aux Éditions Stock _ « centre international d’informations », à l’immense chambre à gaz, et vice versa« , page 505 toujours… _

« J’ai travaillé

_ je reprends maintenant le fil de ma citation après cette incise sur le terme d’« hallucination«  _

à ces articles ou à mes films de la même façon :

enquêter à fond,

me mettre entre parenthèses, m’oublier entièrement,

entrer _ voilà l’objectif ! _ dans les raisons et déraisons, dans les mensonges et les silences de ceux _ = d’autres que soi _ que je veux peindre ou que j’interroge,

jusqu’à atteindre _ afin de pénétrer enfin, si peu que ce soit, le mystère, « opaque« , à l’abord, de leur « vérité » de personne, en son absolue « estrangeté«  _un état d’hypervigilance hallucinée

et précise,

qui est pour moi la formule même de l’imaginaire _ actif et fécond : pour connaître et comprendre « vraiment« , en en « démêlant«  les divers « composants« , le réel (= « la chose même« …) de la personne ;

à rebours de l’autre imaginaire (« la folle du logis«  de Malebranche, la « maîtresse d’erreur et de fausseté«  de Pascal) qui, par ses « feintes«  n’aspire, lui, qu’à divertir, tromper et fuir ce « réel«  « irréfractable » !..

C’est la seule loi _ le terme est décisif ! c’est une règle absolument impérative de l’esthétique de vérité (et son « mandat«  !) de Claude Lanzmann _ qui me permette de dévoiler leur vérité _ s’il le faut (et il le faut parfois ! dans le cas des « tricheurs » !..) de la débusquer _, de les rendre vivants et présents à jamais _ = « ceux« -là mêmes « que je veux peindre ou que j’interroge«  : voilà l’enjeu ! il est magnifiquement élevé !

Il ne s’agit pas de se laisser prendre et « séduire« , tromper, par de simples apparences (et tous les « faux-semblants«  qu’on voudra : et il n’en manque certes pas ! ils sont légion…).

Sur ce point, Claude Lanzmann est, d’ailleurs, on ne peut plus parfaitement dans le droit fil

et de sa mère, Pauline (dite aussi Paulette) : cf « sa tranchante intelligence qui débusquait _ voilà ! _ les compromis, les faux-semblants, le mensonge à soi«  (ou aux autres), page 134 _,

et de sa sœur, Évelyne : d’une part, « elle ne trichait pas, ignorait le compromis, était en proie au démon de l’absolu« , page 166 ;

d’autre part, elle pourtant si belle (« avec son œil de peintre, Serge Rezvani, qui fut son mari, portait un jugement très sûr et admiratif sur la beauté et l’expressivité du visage, sur le corps absolument parfait de sa femme« , page 168), et « alors qu’elle avait autour d’elle une véritable cour d’hommes beaux et attirants (…), ma sœur se sentait bien avec les hommes laids, ils la rassuraient ;

l’amour étant à ses yeux autre chose que le double mirage des belles apparences,

d’abord amour de l’âme« , page 178 ; peut-être parce qu’« elle vivait contradictoirement sa _ propre _ beauté ; évidente sous le regard des autres, problématique pour elle : elle ne s’en éprouvait pas propriétaire ; elle ne se tint jamais pour une « belle de souche » _ elle s’était fait « refaire«  le nez

(cf page 169 : « René Simon avait résolu que ma sœur, avec son corps idéal, devait faire carrière au cinéma ; mais que son nez d’intellectuelle juive était un obstacle dirimant. Il fut franchi. Elle n’eut de cesse, contre l’avis de son mari _ Serge Rezvani _ que de se livrer à la chirurgie esthétique, victime elle aussi du problème ontologique que le nez _ « l’énorme nez juif de ma mère« , page 91 : un peu trop spectaculairement sémite _ de Pauline posa à toute sa progéniture. Se refaire le nez était une mode naissante et fiévreuse à l’époque, une aventure libératrice (…) Le maître chirurgien alors était si couru par les dames qu’il donna éponymement son nom à la chose : on disait « le nez Claoué », qui n’était pas toujours une réussite absolue. Juliette Greco eut un nez Claoué ; Evelyne Rey _ ce fut le nom de scène que ma sœur se choisit _ eut le sien, ravissant en vérité. Je ne le découvris que plus tard, me trouvant la plupart du temps en Allemagne, à Tübingen puis à Berlin, pendant les années de sa vie avec Serge » _ au final de la décennie quarante) _ ;


elle ne se tint jamais pour une « belle de souche » ; et c’était la source constante d’une incertitude, d’une interrogation inquiète à laquelle il n’y aurait jamais de réponse avérée. Une belle femme n’est rien d’autre qu’une laide déguisée, a écrit quelque part Sartre ; et ce n’est pas pour rien qu’elle lisait et relisait sans fin « Belle du Seigneur«  d’Albert Cohen, dont le matérialisme féroce l’enchantait« , pages 178-179.

Fin de l’incise sur l’atavisme familial de la féroce allergie aux « faux-semblants«  ;

et retour à la décisive « loi«  lanzmannienne du « dévoiler la vérité« 

C’est ma loi en tout cas _ la chose est capitale ! et Claude Lanzmann l’assume jusqu’au bout !

Je me tiens pour un voyant ;

et j’ai _ même _ recommandé à ceux qui font profession d’écrire sur le cinéma d’intégrer le concept de « voyance » à leur arsenal critique« 

_ nous voici ici très proches de ce que, pour ma part, et en suivant la leçon de Marie-José Mondzain dans son fondamental « Homo spectator« , je me suis autorisé à nommer la faculté d’« imageance« .

De Marie-José Mondzain, sur le même sujet, consulter aussi la participation à un tout récent recueil d’articles : « La Bataille de l’imaginaire« …

Je précise maintenant ici tout de suite ce que j’entends par cette expression _ clé de mon analyse ici _ de

« placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage«  :

advenant, la dite « vérité » du « témoignage« , dans l’expérience « véritablement » partagée elle-même,

d’une façon ou bien consentie,

et même heureusement mutuellement désirée, en pleine confiance

_ l’exemple sans doute le plus achevé d’une telle « pleine confiance » étant celui, magnifique, des « dialogues« 

_ tout à la fois « partage« , « confrontation » et « échange« ,

comme cela s’avèrera bien davantage, cependant, avec le plus mutique Simon Srebnik, page 455 : « Quand Bomba, dans sa cabane, me parlait de Treblinka, j’entendais pleinement tout ce qu’il me disait ; l’idée de confronter son récit au lieu ne m’effleurait pas ; il le faisait revivre _ voilà ! _ par sa parole » ;

tandis que « les bribes que je recueillais avec Srebnik étaient les souvenirs fragmentés d’un monde éclaté, à la fois dans la réalité _ de Chelmno, cette fois (différent de Treblinka)_ et par la terreur qu’il lui _ âgé de treize ans et demi seulement alors _ avait inspirée« , page 454… _

l’exemple achevé et magnifique des « dialogues »

de Claude Lanzmann avec Abraham Bomba,

d’abord lors des « deux journées cruciales »  _ oui ! en 1977 _ dans sa « cabane de vacances dans les montagnes de l’État de New-York« , du côté d’Albany _ « cruciales, non seulement par ce qu’il m’apprenait, que j’ignorais, que tous ignoraient, et qui faisait de lui un témoin unique ;

mais encore parce qu’elles me livrèrent la clé de ce qui devait être ma posture _ d’écoute et d’enquête : voilà ! un apport éminemment capital ! _ face aux protagonistes juifs de mon film.

Dans son mauvais anglais rocailleux, Bomba le coiffeur était un orateur magnifique ; et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté _ oui ! _ en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse attention _ un point capital ! _, qui le contraignit, par tous les détails avec lesquels je lui demandais _ « en guetteur implacable et émerveillé » (tout à la fois, selon l’expression magnifique de la page 385) que Claude Lanzmann apprenait toujours mieux à être… _ de fouiller _ une opération difficile _ sa mémoire, à se réimmerger _ un terme décisif ! _ de plus en plus profondément dans les indescriptibles _ certes _ moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz.

Je compris qu’afin d’être capable de le filmer, lui et ses pareils, je devais à l’avance tout savoir sur eux ; ou du moins en savoir le plus possible, on ne sait jamais tout.

Car obtenir semblable reviviscence _ encore un concept absolument fondamental ! la clé même de « Shoah » ! _ requérait _ comme condition sine qua nonde l’« incarnation » de l’expérience traumatisante (à quel incommensurable degré !..) passée _ que je pusse leur apporter à tout instant mon aide ; aide (…) signifiant d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil _ infiniment délicat et déterminé, tout à la fois, c’est un travail à deux _, pour poser les bonnes questions à leur heure _ le timing de l’échange que requiert la « menée » de la production du « témoignage«  (de l’indescriptible : « l’administration _ industrielle _ de la mort«  ! ici…) est lui aussi capital ; et requiert une « hypervigilance« , en effet, et « hyper hallucinée«  et « hyper précise » ! des deux !..

Entre Bomba et moi, lorsque je le quittai, l’une d’elles en tout cas était résolue : la question de confiance : il savait pouvoir compter sur moi et à qui il parlerait« , pages 447-448 _ ;

comme, ensuite _ « deux ans plus tard« , « à l’automne 1979« , page 448 _, lors des séances de tournage en Israël _ avec le récit à filmer de « la coupe des cheveux des femmes juives à l’intérieur de la chambre à gaz (de Treblinka), point d’orgue du pire » et « raison essentielle de notre commune entreprise«  de filmage, page 449 _, pour la poursuite et l’achèvement, au tournage, de ces « entretiens » avec Abraham Bomba :

« Au fur et à mesure de l’avancée du tournage _ « je le filmai face à la Méditerranée, sur la belle terrasse d’un appartement de Jaffa que m’avait prêté Théo Klein« , page 449 _, je sentais Bomba gagné par une nervosité à laquelle répondait ma propre anxiété. Nous savions, lui et moi, que le plus difficile était devant nous ; qu’il nous faudrait bientôt en venir à la coupe des cheveux des femmes juives à l’intérieur de la chambre à gaz, point d’orgue _ peut-être _ du pire, raison essentielle de notre commune entreprise.

A plusieurs reprises, à la fin des journées précédentes, il m’avait pris à part : « Cela va être très difficile ; je ne sais pas si je pourrais le faire », m’avertissait-il. Je voulais l’aider, m’aider moi-même ; il n’était pas question de continuer à le faire parler sur la terrasse, face à la mer bleue _ edénique, idyllique.

C’est moi qui eus l’idée du salon de coiffure. Bomba n’était plus coiffeur, il était retraité, et sa retraite était le motif majeur de sa « montée » en Israël, de son aliyah. Mais ma proposition lui agréa ; il se chargea de trouver lui-même le salon« , page 450 ; « il choisit une vraie boutique de coiffeur pour hommes, avec un patron entouré de plusieurs garçons qui officiaient sans un mot ; et des clients qui entraient librement, non prévenus de ce qui se passait à l’intérieur«  ; « C’est Abraham aussi qui choisit son client, un ami à lui, de Czestochowa probablement, à qui il coupa les cheveux, maniant presque sans interruption les ciseaux pendant toute la durée de la séquence, c’est-à-dire au moins vingt minutes. Ou plutôt à qui il fit semblant de couper les cheveux : l’eût-il fait vraiment, son « patient » eût terminé pratiquement tondu.« 

« Pourquoi le salon de coiffure ? Les mêmes gestes, pensais-je, pourraient être le support, la béquille des sentiments ; lui faciliteraient peut-être le travail de parole_ de « témoignage » : le « travail de vérité » au cœur ardent, « fulgurant« , même,  du« travail de l’œuvre » de (et qu’est) « Shoah« … _ et de monstration qu’il aurait à accomplir devant la caméra. Bien sûr, ce n’étaient pas les mêmes gestes ; un salon de coiffure n’est pas une chambre à gaz ; faire semblant de couper les cheveux d’un homme seul n’a rien à voir avec le récit que j’avais entendu dans la montagne américaine : nues , affolées par les coups de fouet des gardes ukrainiens, les femmes juives pénétraient par fournées de soixante-dix, dans la chambre à gaz où les attendaient dix-sept coiffeurs professionnels qui les faisaient asseoir sur des bancs de bois disposés à cet effet ; et les dépouillaient de leur chevelure entière en quatre coups de ciseaux. »


Quand, durant le tournage, je demande à Abraham de refaire les gestes d’alors, il empoigne, ciseaux brandis, la tête de son ami, son faux client, et montre comment il procédait et à quelle vitesse, faisant le tour de son crâne : « On coupait comme ça, ici… là… et là… ce côté… ce côté, and it was all finished. » Deux minutes par femme, pas plus.

« Sans les ciseaux, la scène eût été cent fois moins évocatrice, cent fois moins forte.

Mais peut-être même n’aurait-elle même pas avoir eu lieu : les ciseaux lui permettent d’incarner _ en son corps, en ses gestes, en ses moindres sensations : une« reviviscence«  _ son récit _ de « témoignage » de ce qui de fait advenait là, dans la chambre à gaz de Treblinka _ ; et de le poursuivre, de reprendre souffle et force, tant ce qu’il a à dire est impossible et épuisant« , page 451 ;

avec le moment « impossible » de l’arrivée dans cette chambre à gaz de Treblinka « des femmes de ma ville natale, que je connaissais qui me connaissais« , dit Bomba.

Car « il y a deux moments dans cette longue séquence : au commencement de son récit, Abraham adopte un ton neutre, objectif, détaché ; comme si tout ce qu’il doit raconter ne le concernait pas ; comme si l’horreur aller pouvoir s’engendrer sans son implication, harmonieusement presque« , page 451 ; musicalement sans « point d’orgue« « Mes questions ne lui permettent pas de continuer comme il voudrait ; elles sont d’abord topographiques ; réclament des précisions d’espace et de temps. (…) Ces questions permettent la recréation _ voilà _ la plus exacte possible des lieux et de la situation ; mais elles m’autorisent aussi à oser aborder _ émotionnellement _l’interrogatoire le plus difficile, qui ouvre le deuxième moment de la séquence :


« Qu’avez-vous éprouvé la première fois _ voilà l’objet précis de la question _ que vous avez vu déferler dans la chambre à gaz toutes ces femmes nues et ces enfants, nus également ? » Abraham esquive, répond à côté ;

la conversation se poursuit par d’autres précisions sur la coupe de cheveux, destinée à leurrer les femmes aux derniers instants de leur vie, en leur faisant croire, à cause de l’utilisation de ciseaux et de peignes et non d’une tondeuse _ jusqu’où peut aller la technique de la manœuvre de tromperie ! _, qu’il s’agit d’une coupe normale, comme la pratiquent les coiffeurs pour hommes.


A cet instant, quelque chose sur le visage de Bomba, dans le timbre de sa voix, dans les silences qui espaçaient ses paroles

_ données subtiles auxquelles l’« addiction » au théâtre de Claude Lanzmann l’avait très précisément sensibilisé, au moment de son mariage avec la magnifique comédienne Judith Magre, la décennie des années soixante ; cf pages 383 à 385 :

« j’étais devenu tellement sensible que le plus infinitésimal écart _ un concept leibnizien ! _ dans un mouvement du corps, dans la hauteur d’un timbre _ le registre du musical est spécialement ultra-sensible _, prenait pour moi une importance démesurée, me changeant, tout à la fois _ et la nuance est d’une vérité magnifique ! _ à mon insu et au comble de la lucidité, en guetteur implacable et émerveillé » : une expression magnifique de justesse ! Avec ce commentaire, alors, page 385 :  » C’est l’addiction même. J’aimais acteurs et actrices, l’univers du théâtre qui m’était chaque jour offert. On s’était tellement habitué à ma présence dans le sillage de Judith, à mes commentaires et à mes réflexions, qu’un échange, une forme d’entraide amicale s’instauraient _ même _ parfois entre les metteurs en scène et moi » ; avec, encore, cette remarque rétrospectivement prémonitoire, si j’ose l’expression : « J’apprenais peut-être les balbutiements d’un métier que j’exercerais plus tard, autrement, bien ailleurs…« ,page 385, donc  ; fin de l’incise

A cet instant, quelque chose sur le visage de Bomba, dans le timbre de sa voix, dans les silences _ musicaux, eux aussi _ qui espaçaient ses paroles,

m’alerta. Une tension visible, palpable montait dans la pièce _ de ce salon de coiffure _ ; j’ignorais quoi, quand, je n’en étais pas sûr ; mais j’eus le sentiment qu’un événement essentiel allait, pouvait se produire.

J’étais placé juste derrière le caméraman et je pouvais lire sur le compteur de la caméra combien de minutes de pellicule vierge restaient dans le magasin : cinq minutes. C’est beaucoup, c’est peu ; j’obéis _ alors _ à une intuition _ de « génie » (poïétique) d’« auteur«  _ brutale ; je dis à voix basse à Chapuis : « On coupe; et on recharge immédiatement ». Avec la caméra 16 mm Aaton que j’utilisais, il faut changer de magasin toutes les onze minutes. Des magasins pleins étaient prêts ; le changement s’opéra en un éclair ; et la conversation se poursuivit comme s’il n’y avait eu aucune interruption ; Bomba ne s’en avisa pas.


Après un temps, je reposai
_ revenant à la charge au service du « travail de la vérité«  et de sa « monstration«  _ la question laissée sans réponse.

Celle-ci fut _ alors _ magnifique et bouleversante ; il ne biaisa pas _ cette fois _ :

… 

« Oh, vous savez, « ressentir », là-bas… C’était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez

_ c’est là tout l’enjeu de « représentation« , si difficile, de la « transmission » du« témoignage«  ; la force (ou la faiblesse) d’« autorité«  de celui-ci

à faire enfin, outre « vraiment«  écouter, « vraiment«  ressentir (à d’autres : nous, en l’occurrence, ici !) et enfin « vraiment«  comprendre l’incrédibilité

trop extra-ordinaire de l’absolument insupportable qui était, de fait, advenu…

Ce à quoi a, de fait (« un secret » est le sous-titre de son livre) échoué Jan Karski, avec « Mon Témoignage devant le monde« , au moment même où se perpétrait au quotidien (de toutes ces années), en sa Pologne, la « Shoah » ;

ou encore, à sa première publication, en 1947, à Turin, à 2500 exemplaires seulement, le « témoignage«  de Primo Levi, « Si c’est un homme » ;

ou encore ce que s’emploie à narrer le « génie«  (« littéraire » aussi : récompensé du « Prix Nobel de Littérature 2002« …) du grand Imre Kertész au retour (d’Auschwitz, Buchenwald et Zeitz, « comme lui« …) du narrateur, de quinze ans (à son retour, l’été 45, à Budapest, « comme lui-même« , aussi…d’« Être sans destin« , aux personnages de ses deux voisins juifs, Steiner et Fleischmann, demeurés eux à Budapest : mais « ils ne comprenaient pas trop«  ; « et je parlais, en vain peut-être, et aussi un peu à tort et à travers«  (pages 357), aux pages 348 à 359 de ce magnifique livre… : « je voyais qu’ils ne voulaient rien admettre _ de l’analyse de son « témoignage«  _, et ainsi, prenant mon sac et ma casquette, après quelques paroles, quelques gestes embarrassés, mouvements inachevés, au milieu d’une phrase inachevée, je suis parti« , page 359 d’« Être sans destin«  _,


imaginez,

travailler jour et nuit parmi les morts, les cadavres,

vos sentiments disparaissaient ; vous étiez mort au sentiment ; mort à tout ».

Puis il ajouta : « Je vais vous raconter quelque chose qui s’est produit pendant que je travaillais à la chambre à gaz quand sont arrivées des femmes de ma ville natale _ Cestochowa _ que je connaissais, qui me connaissaient ». 

« A cet instant précis, ce mort au sentiment fut submergé par le sentiment, avec une violence telle qu’il ne put aller plus loin, faisant de la main un petit geste qui signifiait à la fois la futilité et l’impossibilité de continuer à raconter ; et aussi, ce qui est la même chose, l’impossibilité, la vanité de comprendre.

La scène est célèbre _ le dialogue se trouve aux pages 168-169 de la transcription sur papier seulement de « Shoah«  (même si « un livre ? Quelle idée débile ! « Shoah » n’est pas un livre, c’est un film. C’est impossible que ce soit un livre« , répond abruptement Claude Lanzmann à la question de Jean-Michel Frodon : « Si vous aviez choisi de faire de « Shoah » un livre, ce serait une autre création, mais qui aurait amené d’autres choix« , à la page 118 du recueil d’articles « Le Cinéma et la Shoah« , paru en 2007 aux Éditions des Cahiers du Cinéma…) _ : Abraham efface d’un coin de serviette les larmes qui perlent à ses yeux, se mure dans le silence tout en continuant à tourner ciseaux en main autour de la tête de son ami ; et tandis qu’il tente de se ressourcer, parlant à ce dernier en yiddish d’une voix confidentielle _ il lui dit : « Ils mettaient ça dans des sacs et c’était expédié en Allemagne« ... _, s’instaure alors entre lui et moi le dialogue de deux suppliants, lui me pressant d’arrêter, moi l’exhortant fraternellement _ oui _ à poursuivre parce que je considère qu’il s’agit de notre tâche commune _ pour la mémoire (versus l’annihilation !) des exterminés _ de notre devoir _ envers eux _ partagé _ oui !

Tout ceci advint au moment où il n’y aurait plus eu de pellicule dans la caméra si je n’avais pas donné l’ordre de recharger. C’eût été une irréparable perte, car je n’aurais jamais pu demander _ certes : et c’est là un article puissant de la « loi« d’esthétique du « mandat«  de l’« œuvre de vérité » du cinéma de Claude Lanzmann _ à Bomba, comme cela se peut dans une répétition de théâtre, de recommencer à pleurer _ l’« incarnation« , ici (de « témoignage« ), n’est pas « théâtrale« 

La caméra ne s’est pas arrêtée de tourner ; les larmes d’Abraham étaient pour moi  _ comme « metteur en œuvre«  de la « vérité » même de la « Shoah«  (telle qu’elle est advenue) dans et par le film « Shoah » :

qu’on se souvienne des mots mêmes du « mandat » énoncé, « au début de l’année 1973« , par Alouf Haleken : « réaliser un film qui soit _ et « du point de vue des Juifs » : celui des annihilés eux-mêmes, à l’heure du plus noir de la chambre à gaz… _ qui soit la Shoah« , page 429 du « Lièvre de Patagonie«  _


les larmes d’Abraham étaient pour moi précieuses comme du sang, le sceau du vrai, l’incarnation même.

Certains ont voulu voir dans cette scène périlleuse la manifestation de je sais quel sadisme _ de ma part _, alors que je la tiens au contraire pour le paradigme de la pitié, qui ne consiste pas à se retirer sur la pointe des pieds face à la douleur, mais qui obéit d’abord à l’impératif catégorique de la recherche et de la transmission _ aussi ; ou « partage« , face aux comportements de mutisme et de censure des complices de l’annihilation… _ de la vérité _ objective.

Bomba m’étreignit longuement après le tournage ; et plus longuement encore après avoir vu le film : nous passâmes plusieurs jours à Paris ; il savait qu’il resterait _ par ce « témoignage«  de vérité désormais visible et audible...  _ comme un héros inoubliable« , pages 452-453…

Je reprends ici le fil de mon raisonnement interrompu par l’incise à propos du « partage«  du « témoignage« , dans le « travail de la vérité« , dans l’exemple, en deux temps (dans les montagnes de l’État de New-York, en Israël) d’Abraham Bomba :

je précise maintenant ici tout de suite ce que j’entends par cette expression de

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage«  :

advenant, la dite « vérité« , dans l’expérience « véritablement » partagée elle-même

d’une façon ou bien consentie _ voilà où nous en sommes restés, avec l’exemple éloquent d’Abraham Bomba ; un parmi pas mal d’autres _ ;

ou bien d’une autre : dérobée

_ dans l’exception des « témoignages » arrachés par un dispositif de ruse (avec la « paluche » ; cf tout le chapitre XIX), aux bourreaux nazis _ qui constitue une autre version, un peu plus paradoxale, certes (car « piégée«  !.. via le dispositif de la « paluche« ), de cet « être vrais ensemble« , encore, par lequel et sur lequel Claude Lanzmann conclut, page 546,  tout le livre !

Ici, on peut se reporter à l’exemple de « l’ »être vrais ensemble«  arraché par la ruse à l’Unterscharführer SS Suchomel

_ « à la fin mars 1976« , « à Braunau am Inn, la ville natale d’un certain Adolf Hitler !« , page 471 ; « je louais des chambres à l’Hôtel Post : nous transformâmes l’une d’elle en studio d’enregistrement, punaisant au mur le plan de Treblinka, choisissant l’endroit où se tiendrait William _ Lubtchansky, le cameraman _, assez loin de celui que j’assignais à Suchomel afin qu’il ne soupçonnât rien« , page 472 _,

rapporté aux deux pages 472-473,

quand, chantant « par deux fois le chant de Treblinka que les Juifs du Sonderkommando devaient apprendre dès leur arrivée », « la dureté soudaine de ses yeux manifeste _ à tous, désormais _ qu’il est à cet instant entièrement ressaisi _ voilà la vérité (de l’homme Suchomel) qui se trouve alors « révélée » à l’image « saisie« , et pour jamais, par le film _ par son passé d’Unterscharführer SS ; et quel homme impitoyable il était lorsqu’il avait pouvoir de vie et de mort«  :

« ce fut une journée éprouvante et éreintante. J’étais horrifié par ce que j’apprenais ; je savais en même temps qu’il s’agissait d’un témoignage extraordinaire, car personne n’avait jamais décrit, avec un tel luxe de détails, généré par mes questions précises et d’allure purement techniques, dépourvues de toute connotation morale, le processus de la mise à mort dans le camp d’extermination de Treblinka« …

« Le même soir, dans un restaurant de Munich, William _ Lubtchansky, « mon chef opérateur » : lui « qui affina et approfondit mon éducation cinématographique« , a proclamé au passage, à propos du tournage de son premier film « Pourquoi Israël« , au début des années 70, Claude Lanzmann, page 427 _ et moi eûmes une dispute violente. Il était à bout, aussi sonné que moi par les risques encourus et les horreurs que nous avions entendues ; mais il n’avait pas supporté que j’invitasse Suchomel  _ ainsi que son épouse _ à déjeuner _ le mari et sa femme « se goinfrèrent de canard et de crème fouettée, tandis que William, dont le père avait été gazé à Auschwitz, m’assassinait de son regard noir« , page 472… _ ; encore moins que je le payasse _ « en billets de 100 Deutsche Mark, prix de ses « douleurs »« , page 473Je comprenais William, il avait raison ; mais sans la discipline de fer que je me suis imposée, il n’y aurait pas eu un seul nazi dans le film. Ma froideur et mon calme étaient partie intégrante du dispositif de tromperie«  _ au service de la manifestation de la vérité, par la « saisie« , au son et à l’image conjointement, le point est essentiel !, de tels « témoignages«  de « vérité«  ; et de pareille (fulgurante !) « incarnation«  !..  

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage« , disais-je :

advenant, la dite « vérité« , dans l’expérience « véritablement » partagée elle-même,

d’une façon ou bien consentie ou bien dérobée,

dans l’expérience « véritablement » partagée du « témoignage » de quelqu’un

_ ou de quelque chose :

même si c’est, somme toute, un poil plus complexe, pour elle, la-dite chose, de se mettre à « parler« 

(sauf médiation d’un « génie«  tel que celui, poétique s’il en est, de La Fontaine en ses « Fables«  :

« Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons :

Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes » !..) ;

et de « s’adresser«  à une personne qui se mette, elle, de son côté, « en partenaire«  en quelque sorte, à enfin et « vraiment » l’« écouter«  !..

Toutefois, je note tout de même ceci, page 506 : « le dernier jour du tournage en Pologne _ à Chelmno _, en décembre 1981 (…), nous étions trois, Chapuis _ le caméraman _, moi-même et Pavel, l’ingénieur du son, qui n’avait nulle voix humaine à enregistrer puisque je n’interviewais _ alors plus _ personne ; mais simplement le chant des forêts, du vent et des rivières ; j’aurais besoin de cela aussi«  : voilà !..

Et encore, en suivant : « Avant Chelmno, nous étions restés quatre jours à Treblinka pour filmer encore et encore les pierres _ purement symboliques, commémoratives _ du camp ; et des locomotives trouant la nuit de leurs phares après avoir franchi le Bug sur le pont dont j’ai déjà parlé. Chapuis s’allongeait, caméra braquée, le long du ballast, presque au ras des roues ; et je lui enserrais le dos de mes bras pour qu’il ne bouge pas ni ne tombe. Pavel enregistrait su son Nagra le tonnerre du train«   _

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage » de quelqu’un, donc,

ainsi que de quelque chose _ « le chant des forêts, du vent et des rivières » et « le tonnerre » « des locomotives » « après avoir franchi le Bug » : les moindres nuances d’expression sont éloquentes ! _, par conséquent…

« Placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage » de quelqu’un,

ainsi que de quelque chose, aussi, par conséquent,

qui, rompant avec le silence, le bavardage et le déni caractéristiques du mensonge, endémiques, si on les laisse faire, proliférer, gagner

_ dont il faut cependant distinguer le silence « vrai« , non trompeur, lui,

tel celui, atrocement traumatisé, d’un Dov Paisikovitch : « Sa jeunesse et son absolu mutisme avaient leur place éminente dans la tragédie que le film aurait à incarner« , car « le silence _ du mutisme qui ne peut pas être surmonté _ est aussi un mode authentique du langage«  ; et pour le « témoignage » au film de Dov, Claude Lanzmann s’était « dit : « On ne parlera pas, on pêchera ensemble ; et je raconterai son histoire en voix off« … » Solution palliative que « Dov avait acceptée«  ; mais qui ne put cependant pas être réalisée, parce que Dov « mourut malheureusement d’une crise cardiaque avant que je pusse tourner. J’eus beaucoup de regret. Et de peine« , page 441… _,

quelqu’un (et quelque chose) qui se mette, enfin, à parler « vrai« 

grâce _ aussi ; et c’est crucial ! _ à quelqu’un d’autre qui,

rompant, de même, lui aussi _ est-ce donc si fréquent ? _, avec l’inattention, la distraction, la surdité, et aussi l’hypocrisie, la sournoiserie, la tromperie,

se mette, enfin, à écouter « vrai« , de même ;

suscitant, aussi, par là un mode « vrai » de la parole de l’ »interlocuteur » ; et de l’ »interlocution » elle-même

et cela, l’un par _ et avec ! la condition est exigeante, rare ; mais aussi rédhibitoire ! _ l’autre ! ces « interlocuteurs« …

celui « écoutant » ainsi, suscitant, très sûrement, en effet, « l’élan » _ minimum _de « confiance » _ cf l’expression, à propos du lien avec Abraham Bomba, page 448 :« était  résolue la question de confiance« _,

« l’élan » de « confiance« , enfin, donc, de la « confidence« 

_ « confiance«  et « confidence«  : mots de la même famille ! et, surtout, ici, peut-être une qualité idiosyncrasique de quelques uns des Lanzmann-Grobermann,

notamment

la mère de Claude, Pauline (ou Paulette : cf aux pages 134 : « De ma mère, tous mes amis

_ « les provinciaux qui furent admis en khâgne à Louis-le-Grand à la rentrée suivante, celle de 1946«  et pour lesquels « ma mère devint « La Mère », être générique, Alma Mater, non pas la mienne seule » : « elle les aimait comme des fils, autrement et plus que les siens propres, puisqu’elle entretenait avec sa descendance, on l’a vu _ Claude Lanzmann dit même à propos de son rapport à sa mère, page 93 : « la question de l’amour filial fut lancinante tout au long de notre vie » ; « c’était abandon contra abandon, inépuisable réserve de conversations, serments et tentatives de paix ultérieurs« …  _, une relation spectaculairement dépourvue d’indulgence. A la suite de _ Jean _ Cau _ le meilleur copain d’hypokhâgne et khâgne de Claude à Louis-le-Grand _, tous l’appelèrent « La Mère » _

n’étaient sensibles qu’à la curiosité formidable qu’elle avait de la vie et des amours de chacun, à la façon dont elle attirait, attisait leurs confidences à tous avec une géniale avidité. Elle les fascinait par sa tranchante intelligence qui débusquait les compromis, les faux-semblants, le mensonge à soi ; par sa culture (…), son humour, sa vitalité«  ;

ainsi que 149 : « Monny _ de Boully : son nouveau compagnon et mari _ et Paulette_ qui « tint, donc chaque samedi un véritable salon littéraire« , recevant, dans le « petit appartement de deux pièces de la rue Alexandre-Cabanel, encombré de tableaux, de livres, d’objets précieux«  (page 130) « Éluard, Aragon, Cocteau, Ponge, d’autres encore« (page 147), tel que le philosophe et ami des Surréalistes, Ferdinand Alquié, dans les années qui ont suivi la Libération (page 148) _ savaient mettre les gens en confiance et avaient tous les deux _ par leur charme puissant _ le don de susciter les confidences les plus intimes«  ;

sur la puissance du « charme«  de Paulette (et de Monny), ceci, page 165, à propos des circonstances de la « rencontre«  de Claude avec Judith Magre, en 1946 :

« Une âme bien née _ on notera l’expression _, si elle avait la chance de croiser un jour Monny et Paulette, ne pouvait pas ne pas être ensorcelée _ rien moins ! _ et tomber immédiatement sous leur charme. Le foudroiement _ autre terme capital ! _en vérité fut réciproque ; ils se connurent par hasard au café de Flore _ Café de la Coupole, Café de Flore, Café Royal : une histoire de la « grande sociabilité«  parisienne est aussi une histoire des cafés ! cf  en partie là-dessus le très intéressant « Cafés de la mémoire » de la très remarquable Chantal Thomas… _ ; et s’enchantèrent _ oui : le chant des Muses est de la partie ! accompagnant le malicieux (et cruel aussi : d’une main, il donne ; de l’autre, armée de son rasoir, il tranche !) Kairos ! _ tant les uns des autres et les autres de l’une qu’après plusieurs heures de conversation Judith revint avec eux dîner rue Alexandre-Cabanel. Je me trouvais là, je fus présenté, couvert comme à l’accoutumée de lauriers _ d’Apollon _ et d’éloges, tandis que j’étais à mon tour et d’emblée foudroyé par cette merveilleuse liane de vingt ans, au corps mince et dur, à la voix profonde et riche de toutes les inflexions, par ce visage aux pommettes hautes, ce regard de feu, cette bouche rouge et sensuelle sous un nez puissant. elle ne s’appelait alors ni Judith, ni Magre : obéissant à un appel intérieur impérieux, elle avait fui sans un sou la province _ la Haute-Marne _ et ses parents industriels _ les Dupuis _, s’était inscrite au cours Simon où elle apprenait à devevenir la très grande actrice que l’on sait. Nous nous étreignîmes dans l’ascenseur » ; etc… « Nous vécûmes pendant près de six mois une passion torrentielle« , mais cela c’est une autre histoire que celle du « charme«  si puissant de Pauline-Paulette Grobermann-Lanzmann-de Boully : page 165 ;

ce « charme« -là de sa mère _ enfuie du cercle familial des Lanzmann quand Claude n’avait pas encore neuf ans, « cela se passait en 1934«  (page 81), Claude n’y accéda « vraiment«  que « le jour _ « c’était une aube du printemps 1942« , page 77 _ où Monny tapota à la porte de la cour brivadoise«  _ = de Brioude _, « cela faisait huit ans que nous ne vivions plus avec notre mère et plus de trois ans que nous ne l’avions pas revue_ les quelques lettres que nous avions échangées ne disaient rien d’important. Elle s’était estompée de ma mémoire, était devenue lointaine ; elle ne me manquait pas ; et s’il m’arrivait de penser à elle ou de l’imaginer, ce n’était pas sous la figure de la caresse et du gazouillis tendre que je l’évoquais, mais au contraire par tout ce qui, dans son être, démentait les représentations ordinaires de l’amour maternel, par tout ce qui, en elle et par elle avait fait honte à l’enfant conformiste que j’étais. Son bégaiement terrible, inexpugnable ; son énorme nez (…) que je percevais d’abord comme emblématiquement, spectaculairement juif ; ses colères qui faisaient rouler dans leurs orbites ses beaux grands yeux, mais qui étaient seules capables de dompter son bégaiement _ la fulmination chez elle désentravait la parole _ ; sa radicale absence de pitié (…).

Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes se présentifiait _ voilà ! _ à moi tout autre, par l’amour _ sa puissance est extraordinaire _ que lui vouait un extraordinaire magicien _ Monny de Boully. Elle m’apparaissait _ pour la première fois, via le « magicien«  amoureux et poète, Monny _comme une inconnue mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité, je serais passé sans la voir _ comme c’est la norme de ceux qui ne sont ni amoureux, ni devins, ni poètes : cf l’électrisant « Ion » de Platon… _, sans pressentir sa richesse, sans comprendre _ en ressentant « vraiment » : l’« expérience » de la sensation étant un sas absolument crucial et fondamental pour toute personne « vraiment«  « humaine« … : d’où la « plaque tournante«  capitale (et tellement sacrifiée, aujourd’hui !) de toute « éducation«  de l’aesthesis !.. ; cf là-dessus « Le Partage du sensible«  de Jacques Rancière… _ qui elle était vraiment« , pages 81-82…

« Contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer. Monny se montra éblouissant pendant toute la semaine qu’il passa à Brioude, logé dans la chambre _ à donner ou louer _ de M. Legendre. Mon père était subjugué par lui autant que moi-même. Il comprit que Monny apportait à ma mère tout un universvoilà : de culture, de poésie, de pensée ; et un « génie » aussi, pour s’y mouvoir avec brio !.. _ qu’il n’avait pas eu, lui, les moyens _ proprement poïétiques _ de lui donner«  ;

aussi « quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être _ certes _ aux circonstances _ de la guerre et de l’Occupation (et de la « chasse aux Juifs« ) _ se noua(-t-il alors, dit Claude Lanzmann aux pages 82-83) entre nous trois (mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans) : Monny ne contait pas seulement la Gestapo, mais les jours et les nuits passés par ma mère dans un placard ; les déménagements, les fuites, l’entraide, les héros, les trahisons. Il incarnait Paris, la grande ville, la culture, la poésie et la pensée dans cette sous-préfecture endormie et alarmée tout à la fois«  de Brioude

Brioude où Armand Lanzmann venait, lui (avec les siens), chercher, avec la santé (le bon air de Haute-Auvergne :

« mon père adorait cette région où ses poumons avaient été soignés à la fin du premier conflit mondial : engagé volontaire à l’âge de dix-sept ans, tandis que son propre père combattait en première ligne depuis août 1914, il avait été gazé à l’ypérite sur la Somme« , page 34), de la tranquillité (« nous quittâmes Paris, dès octobre 39, après la déclaration de guerre, pour regagner Brioude« , toujours page 34) ;

de même, je le remarque au passage, que les parents d’Armand Lanzmann, Itzhak (qui « avait changé son nom barbare en celui, plus policé et complètement gratuit, de Léon« , page 96) et Anna Lanzmann (« aux cheveux de bon pain« , tous deux, pour Claude _ l’expression se trouve page 103 _ pour lesquels « les diastases de l’assimilation étaient à l’œuvre« , cette expression se trouve, elle, à la page 92), étaient venus chercher en Normandie, à Groutel, aux environs d’Alençon, semblable paix :

« mon aïeul de Wilejka _ shtetl où il « avait vu le jour en 1874«  : « shtetl à l’orthographe incertaine et changeante, aux environs de Minsk, en Biélorussie«  (page 97) ; et devenu « M. Léon », de même que « ma grand-mère Anna (…) _ née Ratut, à Riga _était connue comme Mme Léon«  (page 97), donc _ ;

mon aïeul de Wilejka, mû peut-être par une étrange prescience, avait coupé tout lien avec le monde juif et ses anciennes connaissances. Sauf un Joseph Katz, camarade de guerre et de la même origine biélorusse que lui, dont j’adorais l’accent et le visage, qui parut deux ou trois fois à Groutel, il

_ le bon « M. Léon« , donc : Claude l’adorait ! « Je l’ai connu longtemps et aimé aussi longtemps que je l’ai connu. Il ressemblait trait pour trait à Charlie Chaplin ; nous faisait rire, enfants, par toutes sortes de mimiques et grimaces empruntées à coup sûr à son illustre modèle. Mes rires étaient inextinguibles, et je ne pouvais les étouffer qu’en enfouissant mon visage dans les cheveux de mon aïeul, dont l’odeur de pain frais imprègne encore mes narines« , page 96 _

il ne vit, une fois installé là-bas, aucun Parisien, ses enfants et petits enfants exceptés. Lorsque Anna et lui voulaient se cacher de nous, ils se parlaient en une langue incompréhensible, rauque et gutturale avec des douceurs,langue du secret, de la honte peut-être. C’était le yiddish. Des énormes familles de douze ou treize enfants dont ils provenaient, nous ne connûmes jamais aucun membre, sinon une fois, à Paris, un rouquin anglais, boxeur professionnel de son état, qui me fut présenté comme le cousin Harry. Beaucoup ont dû périr dans la Shoah, mais pas tous. L’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli« , commente alors ce « trait«  familial des Lanzmann, Claude, page 105.

Et pour ma part, je regrette un peu que Claude Lanzmann n’ait pas consacré un « tombeau« , en une page de ce « Lièvre de Patagonie« , à ses grands-parents maternels Lanzmann,

retirés depuis leur retraite (de leur commerce de mobilier ancien auprès de l’hôtel des ventes de la rue Drouot), en 1934, à Groutel (« hameau primitif d’une dizaine de fermes entre Le Mans et Alençon« , page 92 _ Groutel se trouve dans la Sarthe, mais tout près d’Alençon),

non plus, d’ailleurs qu’à son père Armand et à sa seconde « Manou« ,« la belle Hélène«  _ une normande (de Caen), elle aussi _

un « tombeau« , tel que celui de la page 83, à sa mère, Monny et Evelyne…

Peut-être parce que ses rapports, avec ces Lanzmann-là, furent moins agités (remords compris), plus paisibles…

Pour conclure cette incise sur le « charme«  puissant de Paulette (et de Monny ; formant un couple fusionnel : « il était ses yeux, ses mains, ses oreilles, son cœur, sa chair, son esprit ; il était elle. Jamais pareille fusion n’exista, j’en témoigne« , page 81),

voici, donc, cette superbe conclusion, page 83, du chapitre IV du « Lièvre de Patagonie« , en forme de « tombeau«  (avec « stèle » gravée d’une inscription) :

« J’ai fait graver sans peur ce défi immortel sur la stèle qui surplombe la tombe de ma mère, au cimetière du Montparnasse.

Ils _ Monny et elle _ y sont enterrés côte à côte, auprès de ma sœur _ Évelyne Rey-Lanzmann _, qui disparut la première en se donnant la mort à l’âge de trente-six ans, le 18 novembre 1966. Deux ans plus tard, Monny fut terrassé par une crise cardiaque en traversant, au bras de ma mère, l’avenue des Champs-Élysées

_ Paulette, elle, a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans, en 1995 ; Claude cite, page 78, ce mot de condoléances reçu de Marthe Robert :

« Mon cher Claude, j’apprends la mort de Paulette par « Le Monde » d’aujourd’hui. Vous savez que je l’ai bien connue. A une certaine époque, j’allai très souvent la voir ; et je me plaisais beaucoup en sa compagnie. Surtout j’admirais sa beauté ; elle me semblait incarner toute la noblesse des antiques filles d’Israël« «  

Sur la même stèle, on peut donc lire aussi quatre vers d’un de ses poèmes _ il s’agit de Monny, « le Rimbaud serbe« …  _, déchirant poème sur la mort et le néant impensables, impensable pensée :

  « Passé, présent, avenir, où êtes-vous passés

   Ici n’est nulle part

   Là-haut jeter le harpon

   Là-haut parmi les astres monotones« 

Fin de l’incise sur Pauline-Paulette, la mère de Claude, et son talent à susciter la « confiance » des « confidences » ;

place, maintenant, au « talent d’écoute«  et « dialogue » d’Évelyne… 

Évelyne : cf page 185 : « elle était curieuse de tout ; instaurait avec les gens un rapport de confiance ; savait les faire parler et révéler d’eux-mêmes le plus essentiel« 

La remarque ci-dessus s’applique plus particulièrement à un « travail«  de reportage et d’« interviews«  filmé, qu’à un moment difficile de sa carrière de comédienne au théâtre et à la télévision elle avait entrepris, pour une émission d’Éliane Victor, à la télévision, quatre mois avant sa mort.

Déjà, en 1960 : « La politique eut, en 1960, de dures conséquences sur la carrière et la vie de ma sœur : elle signa avec nous tous _ et contre mon avis car je prévoyais ce qui arriverait _ le Manifeste des 121, appelant les conscrits à refuser de servir en Algérie ; et les représailles ne tardèrent pas. Elle travaillait alors beaucoup _ comme comédienne_ à la télévision, télévision d’État, qui la sanctionna immédiatement en annulant tous ses engagements et en lui fermant ses portes pour plusieurs années. Elle avait trente ans » (page 180).

Et « en septembre 1965, pour la reprise des « Séquestrés« 

_ « d’Altona«  : pièce que Sartre avait écrite pour elle ! « Toutes les pièces de Sartre, on le sait, furent écrites pour des femmes ; et comme le dit joliment Cau, dans « Croquis de mémoire«  : « Plutôt que d’offrir des fleurs, il leur offrait des pièces. » Mais « Les Séquestrés » furent la seule et unique pièce qu’il conçut pour Évelyne, avec laquelle il n’avait plus de relation amoureuse depuis plusieurs années« , pages 179-180.. _,

elle eut une crise de trac terrible : « elle tremblait de tout son corps ; tremblement qui culmina et explosa soudain en sanglots convulsifs, en hurlements coupés d’une longue plainte déchirante couvrant le bruit de la salle. (…) L’annonce d’un incident technique fut faite« . Mais « elle se reprit tout à coup, incompréhensiblement ; sécha ses yeux ; fut repoudrée et entra en scène. Elle joua très bien, la voix sèche et comme sans émotion ; je ne l’avais pas vue, dans les « Séquestrés«  aussi bonne« , page 182.

Mais « cette crise terrifiante était annonciatrice d’une défaite existentielle dont elle tira sans faillir les conséquences _ soit la renonciation à se produire sur scène au théâtre ! Elle tomba malade aussitôt la fin des représentations« , page 183.

Alors « elle ne voulait plus entendre parler de théâtre, mais pensa _ nous le pensions tous _ qu’elle serait très capable de réaliser des films, et, d’abord, des reportages pour la télévision.

Elle était curieuse de tout ; instaurait avec les gens un rapport de confiance ; savait les faire parler et révéler d’eux-mêmes le plus essentiel.

Éliane Victor, qui dirigeait alors une célèbre émission de télévision, « Les Femmes aussi », et qui l’aimait beaucoup, lui confia la réalisation d’un film sur les femmes tunisiennes.

Elle partit en août, puis en septembre faire là-bas des repérages ; en octobre pour le tournage proprement dit ; et elle commença le montage de l’émission dès son retour.

Avec Beya, une des femmes tunisiennes qu’elle avait choisie comme héroÏne de son film, elle noua une relation de tendresse bouleversante et fut littéralement adoptée par toute une famille.

Elle avait le sentiment d’avoir découvert quelque chose de central, qui ne serait pas fugitif « , page 185…

Mais le 18 novembre 1966, elle se suicidait…

«  »Beya ou ces femmes de Tunisie« , l’émission de télévision à laquelle Évelyne avec raison tenait tant, fut diffusée deux ans après son suicide, le 3 janvier 1968 ; elledurait cinquante minutes ; et fut unanimement saluée comme un comble d’intelligence et d’humanité. C’est Robert Morris qui tenait la caméra. Ma sœur, très belle, très jeune, svelte, la chevelure nattée, est à l’image en compagnie de Beya au tendre visage, pendant presque toute la durée du film« , page 189…

« confiance«  et « confidence«  : peut-être une qualité idiosyncrasique, donc, de quelques uns des Lanzmann-Grobermann,

telles Pauline-Paulette, la mère de Claude,

et Évelyne, sa sœur,

qui a « précédé«  en quelque sorte Claude sur les « chemins » du « reportage«  et de l’« entretien«  cinématographiques… ;

auxquelles j’associerai, aussi, le très remarquable « don » pour l’« écoute » de Simone de Beauvoir :

ainsi, page 270, « sa façon unique et toujours pour moi bouleversante d’écouter, sérieuse, grave, ouverte, totalement confiante«  ;

je cite tout le passage : « Pendant les douze années très difficiles _ de 1973-74 à 1984-85 _ qu’a duré la réalisation de « Shoah« , je venais vers elle chaque fois que je le pouvais ; j’avais besoin de lui parler ; de lui dire mes certitudes, mes doutes, mes angoisses, mes découragements. Je sortais toujours des soirées que nous passions ensemble, sinon rasséréné, du moins fortifié. Cela ne tenait pas tant à ce qu’elle savait et que nous pouvions partager _ comment eût-elle pu connaître toutes les horreurs que je découvrais ? C’est moi qui les lui apprenais _ qu’à sa façon unique et toujours pour moi bouleversante d’écouter, sérieuse, grave, ouverte, totalement confiante. L’écoute la transfigurait _ rien moins ! _, son visage se faisait humanité pure ; comme si sa capacité à se concentrer sur les problèmes de l’autre la délivrait de son souci, de sa propre angoisse et de la fatigue de vivre qui ne la quitta plus après la mort de Sartre » _ qui eut lieu le 15 avril 1980 ; Simone, elle, s’est éteinte le 14 avril 1986

(cf à la page 544 : « A l’aéroport international de Los Angeles, ceux qui m’accueillaient _ pour la remise de « la Torch of Liberty Award », « prévue et organisée depuis des mois » et « dont la date ne pouvait être changée » ; tandis que « les médecins m’avaient dit : « Elle sera encore là à votre retour » _ avaient une mine consternée , un télégramme venait d’arriver, annonçant le décès du Castor«  ; le lendemain, après « une nuit blanche, incapable de dormir« , je « repris l’avion, arrivai à Paris à l’aube pour prendre en mains aussitôt, comme je l’avais fait pour Sartre, l’organisation des obsèques du Castor. Elle ne se trouvait plus dans l’unité de soins intensifs, mais à la morgue de l’Hôpital Cochin« …).

mais aussi, page 251, à propos, cette fois, de la façon de s’écouter et d’échanger entre eux (ainsi que chacun d’eux avec un autre), de Simone et de Sartre, et de ce qu’eux-mêmes qualifiaient du principe pratique (duel ; et pas pluriel) : « chacun sa réception«  :

« Nous étions tous les trois _ du temps de la « vie commune » de Simone et de Claude, de 1952 à 1959 ; et du « partage«  de pas mal de moments avec Sartre _ très faciles à vivre. Elle comme lui _ et c’est aussi depuis longtemps ma conviction _ pensaient qu’on ne discute bien qu’avec ceux avec lesquels on est d’accord sur le fond. C’est pourquoi ils détestaient les mondanités et les grandes tablées françaises, privilégiant _ nous y voici _ la relation duelle… Être deux, se parler deux à deux était selon eux _ selon moi aussi, ils m’ont appris cela _ la seule façon de se comprendre, de s’entendre _ en commençant par « vraiment«  s’écouter ! _, d’avancer, de réfléchir. La formule de cette relation était : « Chacun sa réception »« , pages 250-251. Je ne reprends pas le récit, déjà donné dans un de mes articles d’introduction (le tout premier, et vers la fin de l’article : « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« ) à ce « Lièvre de Patagonie« , de l’« application«  quasi comique de cette « réception«  séparée, lors des déjeuners au restaurant, lors d’un séjour de vacances d’« avant-printemps«  à Saint-Tropez, en 1953..

Cependant, Simone était aussi sujette à des crises d’angoisse (« il s’agissait toujours d’une prise de conscience suraiguë, intolérable, de la fragilité du bonheur humain, du destin mortel de ce que les mortels appellent précisément « le bonheur », dont la nature est d’être toujours compromis. La seule pensée de la mort de Sartre, qu’il mourrait avant elle, ou encore qu’il y aurait une fin à notre relation d’amour, ce dont elle s’était pourtant dite certaine dès son début _ Claude et elle avaient dix-sept ans d’écart _, pouvait déclencher la plus violente crise« , page 278). Par exemple ainsi, toujours page 278 : « elle était habitée par la croyance compulsive que la narration des faits, ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine, était toujours, à tout moment possible _ sans nulle « incompossibilité« , en quelque sorte. Il convenait de tout se dire, de tout se raconter _ selon quelles « focalisations » ?.. _, tout de suite, dans une précipitation haletante ; comme si se taire ou vouloir parler à son heure renvoyait au néant ce qui ne lui était pas rapporté sur-le-champ.

Il s’agissait véritablement d’un « rapport » inaugural _ à l’entame de toute retrouvaille _ et quasi militaire « d’activité » ; sa volonté de tout savoir ; ou sa crainte d’oublier ce qui restait à passer en revue interdisant _ aussi _ qu’on s’attardât sur tel ou tel événement saillant. Elle était si pressée _ sus et malheur aux tempi lents et aux « ralentendi » !.. _ d’aller au point suivant qu’à la lettre _ et c’est fâcheux ! _ elle n’entendait pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout _ jusqu’à des conséquences tragiques (telle, peut-être, celles, en 1990 _ « quatre ans à peine après la mort de Simone de Beauvoir« , quand « furent publiées en totalité par sa fille adoptive« « les lettres de celle-ci _ Simone _ à Sartre«  et « sans masquer«  le « nom de gens encore vivants« _, du suicide de Josie Fanon ; cf aux pages 365-367…). Les relations, orales ou épistolaires, qu’elle faisait plus tard, à Sartre par exemple _ car comme dans le miroitement tropézien que j’ai évoqué _ dans l’épisode quasi comique des deux cafés contigus sur le port, et des « réceptions séparées«  !.. _, le récit premier devenait toujours récit du récit du récit… _, témoignent de cette confusion, symptôme névrotique par excellence.


C’est plus tard, après notre séparation _ en 1959 _, quand la voyant deux soirées par semaine, je venais la chercher pour l’emmener au restaurant, que sa hâte avide dès les retrouvailles me fut souvent insupportable, parce que ayant des choses importantes ou difficiles à formuler, j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps _ absolument ! et musicalement… _ afin de pouvoir _ « vraiment » _ lui parler _ = se faire « vraiment » entendre d’elle… _, ce à quoi je tenais plus que tout. Les scènes _ entre Simone et Claude _ naissaient toujours au début des rencontres _ par la faute de tempipas encore accordés _ ; j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait ; je le lui disais ; elle se fermait, prenait son visage offensé et sa moue boudeuse ; seul le vin appariait nos temporalités _ la formule est assez délicieuse ! et le phénomène est parfaitement musical ! _ ; nous pouvions alors passer de longues heures heureuses, où, son angoisse dissipée, la merveilleuse capacité d’écoute  _ la revoilà ! _ dont j’ai parlé se donnait libre carrière« , pages 277 à 279…

Fin, ici, de l’incise sur la capacité

_ de Pauline, d’Évelyne et de Simone (sans aller jusqu’à celle aussi, non négligeables, non plus, de Juliette Simont et de Sarah Streliski, auxquelles le « travail«  de ce « récit de vie«  de ce « Lièvre de Patagonie«  a été « confié« , davantage que simplement donné à « transcrire« , à la frappe « à bon rythme« (sans « tuer l’élan« , page 14), sur le clavier d’un ordinateur; ou à celle de Dominique (page 14 aussi) _

d’écouter et converser pleinement !.. _

celui « écoutant » ainsi 

suscitant, très sûrement, « l’élan » de « confiance« , enfin, de la « confidence« 

de pareil « témoignage »

(cf sur cette situation, l’ami Montaigne, en son sublime essai d’ouverture du livre III des « Essais » : « De l’utile et de l’honnête«  : « Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin _ le revoilà _ et l’amour« … ;

et pour une lecture experte et magnifique de cet essai majeur de notre immense bordelais , se reporter à l’indispensable « Montaigne _ Des règles pour l’esprit » de l’ami Bernard Sève)

je veux dire, dans le cas du « travail« ,

de longue haleine et de patience, autant que de tenace et implacable, sans faillir,détermination

de Claude Lanzmann,

la « vérité » du « témoignage« 

comme « loi » et « mandat » de l’œuvre

le « placement » « dans l’imminence de la fulguration » de la « vérité » du « témoignage« ,

donc,

tel est le sujet de ma proposition principale,

autorise et permet, très effectivement, à l’auteur de l’œuvre, la « survenue« ,

ô combien peu probable, certes, au départ ; et, par là même, quasi « miraculeuse« 

_ en tout cas pas « sur commande«  !.. ; c’est bien plus complexe ; et surtout « innocent » !.. :

une « grâce » donnée ; et qu’il faut apprendre à, et délicatement, en s’en rendant presque « prêt » a priori, « recevoir« , « accueillir«  ; presque « réceptionner« , au cas par cas, et en hôte bien humblement reconnaissant… _,

la « survenue » bondissante de cette « joie sauvage » de l’ »incarnation » réussie,

en tant que cette « incarnation » est bien _ et enfin ! après avoir été « entrevue« ,« désirée« , « espérée« … ; elle s’« annonçait«  un peu déjà, en quelque sorte… _ ; et même bel et bien,

un « être vrais ensemble » :

l’ »être vrais ensemble« 

de la rencontre « vraie » de certaines personnes, chaque fois singulières ;

de la rencontre « vraie » de certains lieux, chaque fois singuliers ;

la rencontre « vraie » de certains animaux, tels quelques lièvres, eux aussi assez particuliers :

des lièvres de Serbie

_ « dans les grandes forêts de Serbie« , selon l’expression de la toute dernière page, la page 546 ;

ou, d’abord : « nous nous dirigeons _ au présent _ vers le nord de la Yougoslavie« , à la page 256 _,

à moins que ce ne soit « les grandes forêts » de Bosnie, ou de Croatie, voire de Slovénie ; en l’ex-Yougoslavie, en tout cas :

cf l’indication, donnée deux pages auparavant (à la page 254), de l’itinéraire de « nos premières vacances d’été »

_ celles de Claude (Lanzmann) et de Simone (de Beauvoir) depuis qu’ils avaient entamé leurs sept ans (« nous vécûmes ensemble conjugalement, pendant sept ans, de 1952 à 1959« ) de « véritable vie commune« , page 250 _

brossé, cet itinéraire de vacances, à grands traits :

« nous avions prévu un voyage compliqué : les montagnes suisses d’abord, pour que je reprenne force et santé

_ après un stupide accident de ski (« je me laisse emporter sur le verglas ; je dévale à toute vitesse, sans savoir ni pouvoir tourner ; et c’est un sapin heurté de plein fouet qui arrête ma course en m’ouvrant le front. Je saigne considérablement« , page 253) aux précédentes (et premières, ensemble, Simone et Claude) vacances d’hiver, « deux semaines en décembre-janvier, au moment du plus grand froid, à la Petite Scheidegg (Kleine Scheidegg), un col battu des vents de l’Oberland bernois, à 2061 mètres d’altitude, au pied de la Jungfrau, vue sur les terribles faces nord

_ tiens : les voilà déjà ! cf l’expression de la page 429, à propos de « l’aventure« proposée de « Shoah«  (« avec une gravité et une solennité que je ne lui connaissais pas« , par son « ami Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien », la « conversation dut avoir lieu au début de l’année 1973«  :

« Il ne s’agit pas de réaliser un film sur la Shoah, mais un film qui soit la Shoah. Nous pensons que toi seul es capable de le faire. Réfléchis. Nous connaissons toutes les difficultés _ certes ! _ que tu as rencontrées pour mener à bien « Pourquoi Israël « . Si tu acceptes, nous t’aiderons autant que nous le pourrons« …)  :

« je me sentais au pied d’une terrifiante face nord, inexplorée, dont le sommet demeurait invisible, enténébré de nuages opaques«  !! _

à la Petite Scheidegg, donc,

au pied de la Jungfrau, vue sur les terribles faces nord de l’Eiger et du Mönch« .

Fin de l’incise sur l’accident de ski bernois et le « défi«  des « terribles faces nord«  d’une vie non dépourvue de dangers affrontés, plus ou moins volens nolens, à l’unité, de divers ordres : « même si la Shoah est centrale dans « Pourquoi Israël« , je n’avais jamais envisagé de m’attaquer frontalement à pareil sujet« , toujours page 429…

Et retour à l’itinéraire « yougoslave«  de l’été 1953

et la « rencontre«  de Claude avec les tous premiers de ses lièvres (sauvages)« bondissants«  _

« nous avions prévu un voyage compliqué, les montagnes suisses d’abord, pour que je reprenne force et santé, donc,

une brève escale à Milan chez Hélène de Beauvoir, dite Poupette, la sœur du Castor, mariée à un attaché culturel, Lionel du Roulet, dont chacune des paroles était fardée d’une conscience seconde et légèrement pompeuse.

L’aventure se poursuivrait _ nous y voilà ! _ par Trieste, la Croatie, la côte dalmate, jusqu’à Dubrovnik, remontée par Sarajevo, toute la grande pleine serbe _ ou plutôt croate ? celle de la Slavonie, entre Vukovar et Ossijek et Zagreb ?.. _, Ljubljana, entrée en Italie à Tarvisio, Suisse derechef ; tout dépendrait du temps, le temps qu’il ferait et celui qui nous resterait. C’est moi qui conduisait la Simca Aronde… » pages 254-255. Fin de l’incise serbo-yougoslave ! Et retour aux autres lièvres bondissants (ou se glissant sous des barbelés) du livre… _

l’ »être vrais ensemble« 

de la rencontre « vraie » de certains animaux, tels quelques lièvres :

des lièvres de Serbie, donc,

_  « nous nous dirigeons _ donc _ vers le nord de la Yougoslavie. Je conduis. Dans le faisceau des phares, de grands lièvres bondissent _ le récit est toujours au présent ! et nous, lecteurs, les voyons « bondir« , à notre tour, autour de notre faisceau de lecture… _ des deux rives de la route. Ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter ; je roule doucement, je slalome dangereusement pour les épargner. Je n’en tue que trois, et c’est un exploit. (…) J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre. »

Avec encore cette annotation, en suivant immédiatement :

« S’il y a une vérité de la métempsycose

_ est-ce la poésie et le fantastique que pratiquaient allègrement, à Buenos Aires, Silvina Ocampo (d’elle _ 1903-1993 _, sont présentement disponibles en français : « Faits divers de la terre et du ciel«  ; et, avec Bioy « Ceux qui aiment haïssent« ), Adolfo Bioy (cf, de lui _ 1914-1999 _ « L’Invention de Morel« , « Le Journal de l’année du cochon » ou  « Le Songe des héros« ) et Borges (de lui _ 1899-1986 _ avec Bioy, à deux donc, notamment « Les Chroniques de Bustos Domecq« ), qui ont pu, en quelque façon, donner un peu de cette inspiration, ici, à Claude Lanzmann ? A quelle occasion Claude Lanzmann rencontra-t-il donc « La Liebre dorada » de Silvina ?.. Je n’ai pas pensé lui poser la question… _


« S’il y a une vérité de la métempsycose

et si on me donnait le choix,

c’est, sans hésitation aucune, en lièvre _ « bondissant » !.. _ que je voudrais revivre« , poursuit-il sa rêverie à propos des lièvres, page 256 ;

avec encore ceci, onze lignes plus loin, et en forme de conclusion, page 257 : « A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux : toute chasse _ dont celle à des « hommes«  ! _ est interdite. Nul ne tient le compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux _ l’espèce est bien connue pour sa prolificité…: elle est vivace ! _ ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens _ qu’on avait voulu là « annihiler« , de mai 1940 au 27 janvier 1945 ; et avec leur progéniture _ ont choisi _ sic _, comme je le ferais _ re-sic _, de se réincarner _ et survivre ainsi et comme espèce et comme individus _ en eux« 

l’ »être vrais ensemble« 

de
la rencontre « vraie » de certains animaux, tels quelques lièvres, je poursuis l’élan de ma phrase :

des populations « bondissantes« , donc, de lièvres « de Serbie« ,

mais aussi un lièvre « intelligent » de Silésie-Pologne

_ celui « au pelage couleur de terre«  filmé à Auschwitz-Birkenau, « arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination de Birkenau » et présent, pour qui y fait assez attention, sur les images de « Shoah » : « deux plans rapides mais centraux pour moi« , indique Claude Lanzmann à la page 256 :

« on ne perçoit _ soi, spectateur subjectif :

la perception a toujours de fort complexes (et parfois même, sinon toujours, labyrinthiques) conditions : d’attention, de « focalisation« , de mémoire, de vocabulaire, de culture : de liaisons mentales (ou d’images mentales) à foisons, ou pas, maigrelettes et raréfiées ; de connexions cérébrales plus ou moins riches et plus moins rapides ; une phantasia en permanence en action, ou, a contrario, inhibée, ralentie, formatée, figée : endormie, anesthésiée, paralysée ; ou même carrément annihilée et détruite, aussi… ; ce que j’ai pu qualifier, en un article, à propos du très beau et majeur ! « Homo spectator » de Marie-José Mondzain, de « faculté d’imageance«  _

on ne perçoit ce que la caméra montre pourtant clairement _ objectivement, cette fois : sur la pellicule impressionnée _  qu’après un temps infinitésimal

_ un concept leibnizien, cet « infinitésimal« , lié (en leur « amont » : il les « conditionne«  …) aux importantes (au quotidien !) « petites perceptions » d’où sourdra la perception consciente, évidente et massive, elle… ; cf les « Nouveaux Essais sur l’entendement humain« , par exemple ; ou « la Monadologie« , de Leibniz _

de latence _ l’œil de l’esprit ayant dû procéder à une opération de« focalisation » impromptue : s’attendait-il à « découvrir » parmi les barbelés d’Auschwitz un lièvre ? _ :

un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination de Birkenau« 

pendant qu’on entend, défilant sur la bande son, la voix off du slovaque Rudolf Vrba :« une voix off

_ un des facteurs cruciaux de l’idiosyncrasie d’ »auteur de cinéma«  de Claude Lanzmann : dans tout l’œuvre cinématographique de Claude Lanzmann, jamais une voix off n’intervient pour « commenter« , en surplomb, l’image ; et en « imposer une signification«  qui soit fermée, totalisante (ou totalitaire), figée… ; c’est à un spectateur actif, d’esprit alerte et vif, d’opérer ses propres « connexions » attentives, vives, si possible « sagaces«  ;

en relation avec ce que Claude Lanzmann appelle, page 509, « la construction du film« 

« qui«  seule, « étant donné le parti que j’avais pris d’une absence totale de commentaire« , pour « Shoah« , « est la clé et le moteur de son intelligibilité, qui permet au récit

_ non univoque, à plusieurs voix (« les hérauts (« du peuple tout entier« ), oublieux d’eux-mêmes, suprêmement conscients de ce que le devoir de transmission, requérait d’eux, s’exprimeraient naturellement au nom de tous« , se dit, page 442, l’auteur et maître d’œuvre de « Shoah » très tôt, en l’élaboration complexe, d’abord « opaque« , de ce « film immaîtrisable« , page 441),

polychoral, du film : comme toutes les œuvres vraiment majeures, désormais, depuis l’« Ulysse«  de Joyce et « Le Bruit et la fureur«  de Faulkner _

qui permet au récit, donc,

d’avancer et d’être compréhensible pour le spectateur _ tant soit peu attentif et « mobilisé«  : en éveil, et pas endormi ; véritablement vigilant

Il n’y a _ dans « Shoah« , ni en aucun des films de Claude Lanzmann _ aucune voix off pour indiquer ce qui va arriver, pour dire quoi penser, pour relier de l’extérieur les scènes entre elles. Ces facilités propres à ce qu’on appelle classiquement un documentaire ne sont pas autorisées dans « Shoah« , page 509 ;

la voix off « témoigne«  seulement ;

ou bien « traduit«  (d’une langue à une autre : et toutes les opérations de traduction ont été scrupuleusement conservées _ même les maladroites et contestables : par déontologie à l’égard des traducteurs (Barbara Janicka, Francine Kaufmann) et à l’égard de l’œuvre elle-même s’élaborant ainsi, peu à peu (cf par exemple, les significatives pages 500 à 502 : « même les meilleures, surtout les meilleures, cèdent à leurs craintes, à leurs émotions«  : « elles gauchissent«  et « édulcorent« ) _ au montage) ;

« accouche«  aussi

(cf l’emploi du terme à la page 454 ; c’est à propos des difficultés du « témoignage« du « premier « revenant », Michael Podchlebnik«  : avec lui, « le problème ne se posait pas ainsi« 

_ = comme avec le mutique Simon Srebnik, pour lequel il fallut inventer un « commun langage : il me corrigeait, je le corrigeais. En un sens, j’en savais plus long que lui, car j’avais été partout _ à Chelmno _ en homme libre, tandis que lui marchait les chevilles entravées, souffrant de la faim, des coups, de l’humiliation, et de la peur de la mort à tout instant possible. Pourtant, le partage, la confrontation et l’échange, par le dessin, du savoir de chacun, furent une joie puissante et neuve : nous nous mîmes à parler ; je sus l’interroger ; il voulut raconter« , page 455 _ ;

avec Michael Podchlebnik, donc, « tout est dans son visage, son merveilleux visage de sourire et de larmes ; ce visage est le lieu même de la Shoah. Et chaque fois que je le revois sur l’écran, devinant ma main qui lui presse et lui masse l’épaule _ ainsi que Freud commença par procéder afin de faciliter l’expression de ses patients dans les tâtonnements de l’invention (magnifique !) de la psychanalyse _ pour l’aider à accoucher_ nous y voilà ! et c’est aussi la (magnifique encore !) méthode socratique ! cf les « dialogues » de Platon !.. _ le plus difficile des récits _ la découverte par lui de sa femme et de ses enfants parmi les cadavres à l’ouverture des portes de son premier camion à gaz _, instant où il passe soudain de son courageux sourire à de pudiques sanglots ; je ne peux que l’accompagner de mes propres pleurs. Héroïque et rigoureux Michael Podchlebnik, qui, dès sa première intervention dans le film, dit : « Il ne faut pas parler de cela » ; alors que Srebnik l’a précédé d’un « On ne peut pas se représenter cela ». Héroïque Podchlebnik qui ne raconte rien de sa fantastique évasion, car son histoire personnelle était selon lui sans importance. Rien non plus de la force et de la ruse qu’il sut mobiliser, des souffrances subies : il s’évada en effet dès le début de la première pétriode de l’extermination à Chelmno, et il lui fallut survivre en Pologne, sous les Allemands, pendant presque quatre années« , pages 454-455 ; sans autre commentaire de ma part… ;

mais aussi à la page 359 : « j’ai été véritablement un accoucheur«  ; et c’était lors de son séjour ultra-clandestin à l’état-major de l’Armée de Libération Nationale de l’Algérie, au mois d’août 1961 :

« un chauffeur du FLN est venu me chercher à cinq heures du matin pour m’emmener de Tunis à Ghardimaou, à la frontière algérienne. C’est à Ghardimaou qu’était cantonné l’état-major de l’A.L.N. Le conducteur prenait un plaisir visible à me terrifier en roulant à toute allure sur des routes impossibles, pour m’épater, ou pour me tester, me tuer peut-être. Après quelques heures de voyage, nous arrivâmes enfin dans une grande cour de caserne ensoleillée où des hommes jeunes, vêtus en civil, déambulaient. Plusieurs m’ont aussitôt entouré, très aimables, parlant un très bon français« , page 357 ;

« J’ai passé environ une semaine à l’état-major

_ où se trouvaient, entre autres, le colonel Boumediene (« Je n’en revenais pas : le grand rouquin au transistor « en tournée d’inspection », c’était lui ; il n’avait pas jugé bon de se présenter, même si je l’avais vu le premier jour, puis midi et soir, à chaque repas, depuis mon retour de la montagne !« , page 360) ;

mais aussi « un jeune capitaine de l’ALN aux magnifiques yeux bleus, un de ceux qui m’avaient parlé le premier jour, m’a pris en charge ; il me racontait presque poétiquement son bouleversement et la beauté de l’aube à l’instant du premier coup de feu d’une embuscade dans le Sud algérien. Sachant que j’étais juif, il avait ajouté : « Après l’indépendance, nous devrons envoyer des missions en Israël » ; et comme je m’étonnais :« Oui, nous avons énormément à apprendre d’eux _ En quel domaine ? demandai-je. _ Oh, les kibboutzim, l’irrigation, l’afforestation, l’amélioration des sols ». Ce capitaine qui n’a pas cessé de me piloter pendant le reste de mon séjour s’appelait Abdelaziz Bouteflika. On sait qu’il est aujourd’hui président de la République algérienne« , page 359 _

« Tous venaient me parler avec une extrême franchise ; chacun me confiant des pensées intimes ou secrètes dont ils osaient à peine s’ouvrir à leurs camarades. J’ai été véritablement un accoucheur« 

Fin de l’incise sur le terme « accoucher«  et le recueil des « confidences«  auprès du bras armé du FLN…

Et retour aux fonctions de la voix off selon le cinéma de Claude Lanzmann…

la voix off _ donc, je reprends l’élan de ma phrase _

« témoigne«  seulement, ou bien « traduit« , « accouche«  aussi et surtout

dans le cas, pour quarante minutes (sur les 550 que dure le film « Shoah« ), de la voix de Claude Lanzmann lui-même :

« accouche«  fraternellement les « revenants«  (des chambres à gaz) ;

ou implacablement les « bourreaux«  qui se vont se faire piéger par le dispositif de la « paluche« 

_ « avec les bourreaux, il fallait apprendre à tromper les trompeurs ; c’était un devoir impérieux« , page 468 ;

et à l’avocat engagé pour se défendre au procès intenté par Heinz Schubert (« l’un des chefs des Einsatzgruppen », « condamné à mort gracié par McCloy, responsable de l’immense tuerie de Simferopol, en Crimée« , page 477 ; « les Schubert avaient appelé la police, lui avaient remis le sac et la paluche _ dont s’était débarrassé, dans la bagarre et la fuite, Claude Lanzmann, après la découverte par les Schubert du dispositif de piégeage _; pris un avocat ; et, sur les conseils de celui-ci, porté plainte« , page 483) ;

et à l’avocat engagé par Claude Lanzmann (« choisi au hasard dans un annuaire professionnel de Hambourg« , page 484) :

« je lui expliquai que je travaillais pour l’Histoire et la vérité ; que, moi-même Juif et réalisant un film sur l’extermination de mon peuple, je ne pouvais pas me passer du témoignage des nazis ; j’exposai combien j’avais été franc et honnête pendant des années ; et que seule leur lâcheté profonde m’avait contraint à utiliser à mon tour la tromperie et le subterfuge pour briser le mur épais de silence qui empoisonnait l’Allemagne « , page 484 ;

et de fait, lors de ce procès, « le procureur, un homme d’une droiture remarquable, me répondit que mes arguments l’avaient convaincu, et qu’il renonçait à me poursuivre. Plus encore, il m’annonça qu’après un laps de temps de quelques mois imposé par la loi, la paluche, le sac et les étoiles _ qui constituaient un camouflage _ me seraient restitués. Ce qui fut fait« , page 484 _ ;

ou encore, cette même voix off« laisse parler«  « torrentiellement«  (en « une déferlante de paroles capitales », page 496) les « témoins«  polonais des camps d’extermination : nul n’ayant jusqu’alors, ces années-là, pensé venir chercher, sur le « lieu du crime«  (toujours page 496), à « vraiment » les « écouter«  _

une voix off _ donc _ parle sur cette première image _ du lièvre « au pelage marron«  face aux barbelés du camp de Birkenau, en un lien (de pure concomitance) non surligné, souligné… _,

celle de Rudolf Vrba,

un des héros du film, héros sans pareil

puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit _ de Birkenau _, gorgé de cendres.


Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine
_ un geste crucial ; déjà emblématique… _, ployer ses hautes pattes

et se glisser sous les barbelés.

Lui aussi s’évade« 

_ et va pouvoir continuer ses courses folles, ses gambades et cabrioles, dans les champs et la forêt ; ainsi que, comme tous ceux de son espèce (bien connue pour être prolifique), se reproduire _ ;

et de fait aujourd’hui « à Auschwitz-Birkenau (…) nul ne tient le compte

_ les comptabilités étant rarement, et cela depuis Galilée, Descartes, Adam Smith, et les autres, « innocentes«  ;

cf la comptabilité exhaustive, elle, par « les statisticiens de l’Aktion Reinhardt« , des dépouilles prises sur les victimes juives « dans les trois camps de Treblinka, Belzec et Sobibor« , pages 497-498 :

« S’ils ne se sont pas souciés de tenir le compte exact du nombre de Juifs gazés là-bas » _ certains de ces chiffres, en effet, manquent… _, ces « statisticiens« -ci « ont par contre calculé au centime près les sommes _ en dollars, en drachmes, en florins, en francs, en devises de toutes sortes _ que les commandos, dont Suchomel avait la charge, trouvaient en décousant les manteaux, les vestes, les corsets des victimes, ou en faisant sauter les talons de leurs chaussures«  _ même si « bien sûr une partie de cet argent échappait aux comptables du WVHA (Wirtschaftsverwaltunghauptamt, organisme administratif des affaires économiques de la SS) pour aller dans les poches des préposés à la mort, SS, Ukrainiens, Lettons ; ou bien encore être enfouie dans le sol par les membres juifs des sonderkommandos, afin de servir dans le cas improbable d’une évasion.

C’est cet argent que villageois et prostituées recevaient contre de la vodka, du porc ou du plaisir« .

Et « Henrik _ Gawkoswki, le magnifique « témoin« , chauffeur de la locomotive des convois de Treblinka _, dans les larmes, me confessa au cours de la nuit _ de sa première « confession« _ avoir perdu au poker, jouant entre deux convois, 50 000 dollars, pactole alors fantastique. Il avait ajouté : « Bien mal acquis ne profite jamais ». Et « je le vis plus tard, quand je revins pour tourner, chanter de toute son âme et de toute la puissance de sa voix, dans la chorale de l’église » de Malkinia ;

cf aussi l’extraordinaire vénalité, congénitale peut-être, d’un Suchomel, « à la fin mars 1976«  : « dans sa dernière lettre«  avant le rendez-vous fixé à Braunau (et où il allait être filmé à son insu grâce à la mise au point, délicate et complexe, d’une « paluche« ), celui-ci spécifiait, le passage se trouve à la page 472 : « Cela me réjouit beaucoup que vous ne reveniez pas sur la somme promise de l’argent des douleurs (Schmerzensgeld). J’ai encore une prière : qu’il me soit versé en devises allemandes«  ; et « quand nous eûmes terminé _ l’entretien à l’Hôtel Post de Braunau _, je comptai très lentement devant lui et Frau Suchomel les billets de 100 Deutsche Mark, prix de ses « douleurs ». Il était si content, si sûr de lui, et de moi désormais, qu’il me proposa de remettre ça une autre fois. Je dis oui, mais ne donnai pas suite ; ce fut lui qui me harcela par de nouvelles lettres : mon argent l’intéressait vraiment. A Treblinka, il était le chef des Goljuden (les « Juifs de l’or »), un commando chargé de récupérer l’argent et les bijoux cachés dans les vêtements ; ou d’extirper les dents en or des mâchoires de ceux qu’on venait de gazer« , page 473… Fin de l’incise sur la comptabilité des « dépouilles«  prises sur les Juifs assassinés. Et retour aux lièvres ! _

et de fait aujourd’hui « à Auschwitz-Birkenau

nul ne tient le compte

des lièvres.

La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux« , page 256-257 ;

mais aussi, et encore,

Claude Lanzmann évoque un lièvre qui,

pour ne pas être trop « oublieux » de « la rumeur fantasque du monde« ,

savait se révéler particulièrement « capricieux » et « sagace » :

en Argentine ;

dans la « fantaisie« , tout le moins, du « génie » original de la poétesse Silvina Ocampo :

le lièvre « que la rumeur fantasque du monde qu’il gardait en mémoire, peuplée d’animaux préhistoriques, de temples semblables à des arbres secs, de guerres vaines et inopportunes« 

_ maintenant c’est Silvina Ocampo, « la poétesse argentine«  si merveilleuse qui se trouve être aussi l’épouse de mon cousin le, merveilleux lui aussi, écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (et amis très proches, tous deux, de Borges) ;

c’est Silvina Ocampo qui s’exprime, dans l’« exergue de ce livre«  (lit-on, page 256 toujours), page 11 du « Lièvre de Patagonie«  _

le lièvre « que la rumeur fantasque du monde qu’il gardait en mémoire (…)

rendait plus capricieux _ en son « indomptable«  liberté _ et plus sagace«  que d’autres… ;

« indomptable«  : un adjectif que Claude Lanzman utilise, lui aussi, page 100, pour qualifier sa propre mère, à propos de ce qu’il va jusqu’à qualifier de « la guerre entre mon père et ma mère

_ au début des années trente : cette mère qui, n’ayant « pas d’autre choix _ écrivit-elle alors _ que de partir« , « déserta«  définitivement leur « maison de Vaucresson » un beau matin : « cela se passait en 1934«  (Claude n’avait pas encore neuf ans ; page 81) _,

la guerre entre mon père et ma mère qui s’étaient rendus fous mutuellement. (…)

L’un avec l’autre

_ lesquels , plus tard, « elle, avec Monny _ de Boully (Belgrade, 1904 – Paris, 1968) : Claude Lanzmann parle, page 87, de leur « rencontre » et « foudroiement réciproque sur une rouge banquette de la Coupole, boulevard du Montparnasse » et de leur « amour fou«  _, lui, avec la belle Hélène _ « une belle, plantureuse et sensuelle Normande, originaire de Caen et pas juive du tout« , page 71  _, vécurent chacun à sa façon une relation passionnée et pacifique«  _,

de surprenantes périodes d’accalmie mises à part,

ce fut _ de « scène«  « si violente«  en « scène«  « si violente« , ce début des années trente _ une tempête sans répit, une escalade de défis et de provocation ; mon père cherchant à asseoir son autorité sur une créature indomptable _ voilà l’adjectif ! _, à terrifier une femme qui n’avait peur de rien et qui crânerait jusqu’à sa mort«  : en 1995.

Page 101, Claude Lanzmann apporte cette précision rétrospective sur le goût de la liberté de sa mère : « elle ne le trompait pas ; il fallait _ seulement… _ qu’elle sorte _ par dessous d’invisibles barbelés _ ; elle n’en pouvait plus ; le confinement du mariage et de la maternité l’étouffait« .

Et ce n’est sans doute pas pour rien qu’elle, Paulette, qui habitait depuis 1934 rue Myrha (« ma mère quitta le foyer _ de Vaucresson, en 1934 _ sans un sou et partit travailler en usine, où elle sertissait des boites de sardines. Elle vécut, jusqu’à sa rencontre avec Monny, dans un hôtel garni du XVIIIe arrondissement, rue Myrha, face au quartier de la Goutte d’Or« , page 81),

et qui était « en adoration devant tout ce qui avait trait à la culture« , page 148,

rencontra son nouveau compagnon, le poète apprécié des Surréalistes _ « il avait été mandé à Paris par André Breton et Louis Aragon qui, après avoir lu ses poèmes de jeunesse, voulurent absolument l’intégrer au surréalisme français« , page 87 _ et qui est« considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe« , page 87 aussi,

Monny de Boully _ qui « incarnait Paris, la grande ville, la culture, la poésie et la pensée« , page 83 ; et « apportait à ma mère tout un univers dont elle avait un besoin vital« , page 82 : là est donc l’essentiel ! _

« sur une rouge banquette de la Coupole, boulevard du Montparnasse« , page 87 encore…

Fin de l’incise sur l’adjectif « indomptable » ; et retour au lièvre de Silvina Ocampo_

le lièvre « que la rumeur fantasque du monde qu’il gardait en mémoire (…)

rendait plus capricieux

et plus sagace«  ;

voici la suite de l’extrait, au tout début du conte telle qu’elle est donnée, dans une traduction d’Elisabeth Pagnoux, par Claude Lanzmann, dans « l’exergue«  de la page 11 :

« Un jour il s’arrêta

_ ce lièvre qui mobilise le conte de Silvina Ocampo (raconté au petit Jacinto) ; et dont elle déclare, à la troisième phrase du conte, que « ce qui le distinguait des autres lièvres »,

« ce n’était pas son pelage », « pas plus que ses yeux de Tartare ou la forme capricieuse de ses oreilles.

C’était quelque chose qui allait bien au-delà de ce que nous, les hommes, appelons personnalité« .

Voici donc de quoi il s’agissait :

« Les innombrables transmigrations de son âme lui avaient appris _ c’est décisif _à se rendre invisible ou visible _ voilà une faculté cruciale _ dans les moments propices à la complicité de Dieu ou quelques anges audacieux.

Pendant cinq minutes, à midi, il faisait toujours une halte au même endroit dans la campagne.

Les oreilles dressées, il écoutait _ toujours _ quelque chose.

Le bruit assourdissant d’une cataracte qui fait fuir les oiseaux

et le crépitement d’un bois en feu qui effraie les animaux les plus téméraires

_ c’est dire ! _ n’auraient pas dilaté autant ses yeux.

Un jour, donc, il s’arrêta

comme à l’accoutumée à l’heure où le soleil donnant à pic empêche les arbres de faire de l’ombre,

et _ cette fois particulière-là _ il entendit les chiens aboyer ;

non pas un chien,

mais beaucoup de chiens _ une meute lancée ! _,

dans une course folle à travers la campagne _ pas à l’Est, ici, pas en Pologne (ou Biélorussie ou Ukraine) ; mais dans la Pampa ; ou en Patagonie.

D’un bond _ ce lièvre un peu « plus capricieux et plus sagace«  car un peu moins oublieux des temps « préhistoriques«  et de leurs « guerres vaines et inopportunes«  : « les oreilles dressées, il écoutait quelque chose«  _

le lièvre traversa le chemin et se mit à courir.

Les chiens le prirent en chasse dans la plus grande confusion _ de la meute canine déchaînée…

« Où allons-nous ? » criait le lièvre d’une voix tremblante,

vive comme l’éclair.

« A la fin de ta vie », criaient les chiens d’une voix de chien (…) ».

L’extrait cité en exergue s’interrompant là…

D’où, sans doute, et enfin,

un peu plus tard, en 1995 _ c’est l’année de la mort de Paulette :

serait-il donc possible qu’elle, elle aussi _ « sagace«  _, toujours vive et « bondissante », coure ,« réincarnée«  en lièvre ocampien, en « lièvre de Patagonie« , la campagne à l’autre bout de la planète ?.. _,

D’où, donc,

l’émerveillement de l’ »incarnation » patagonienne

de ce lièvre ocampien

sur « le dernier tronçon de route, non asphaltée, après le village d’El Calafate

_ « en remontant seul (…) la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux (lui-même !..) glacier du Perito Moreno« , page 192 _,

quand la Patagonie tout entière « s’incarna tout à coup, au crépuscule« , pour Claude Lanzmann, « dans le balayement de mes phares,

quand un lièvre _ bien effectif, lui ; et pas du tout rien que fantasmatique !.. _ haut sur pattes bondit comme une flêche

_ c’est un point décisif ! de ce processus de « présentification«  intensive !.. :

celui-là même par lequel l’amour et le « génie » poétique de Monny de Boully, fit « découvrir » enfin à Claude sa propre mère

« auprès de laquelle« , sans cela (sans cette « présentification« -là !), « il serait passé sans la voir, sans pressentir sa richesse, sans comprendre qui elle était vraiment« , je rappelle jubilatoirement cette phrase magnifique de la page 82 ! _

quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche

et traversa la route devant moi.


Je venais de voir _ voir vraiment !!! croiser ; et rencontrer ! _ un lièvre patagon,

animal magique _ depuis la révélation du conte fantastique ocampien ?.. _ ;


et la Patagonie tout entière _ par la seule vertu de la rencontre de ce « bond« , de ce« surgissement » prodigieux ! de lièvre _ me transperçait soudain le cœur

de la certitude _ rien moins ! _

de notre commune présence« 

_ « présence«  les uns aux autres  : c’est une relation, un rapport, un lien, une tension ! cette « co-présence » à l’autre comme à soi ; et à soi comme à un autre, dirait peut-être ici Ricoeur… :

le lièvre, plus (et mieux) « lièvre« , lui, alors, que jamais ;

la Patagonie, plus (et mieux) « Patagonie«  elle-même, alors, que jamais

au delà des clichés touristiques courant :

courant mille fois trop vite, eux ; sans rien « arpenter«  du tout !.. tant ils ne font, toujours, rien que tout « résumer«  ! sans la vraie « maîtrise du temps«  ; qui demande un « rien » plus de patience, lui… ; et de ténacité ; de force d’âme ;

cf l’expression, à propos du temps qu’a pris la réalisation de « Shoah« , page 234 :

«  »Shoah » fut une interminable course de relais _ douze ans durant; sans savoir si le « travail« , lui, « l’œuvre« , elle, parviendrait à son terme ;


« pourtant je n’ai cédé à rien, ni à personne : ma seule règle a été l’exigence interne du film ; ce qu’il me commandait. J’ai été _ au final ; mais ce n’était pas du tout le plus probable _ le maître _ du moins face aux pressions des autres _ du temps ; et c’est sans doute là _ face à eux, comme adversaires, à commencer par les formidables forces d’inertie _ ce dont je suis le plus fier _ face à eux ! avec justesse ! bravo !!!

courant, et par « circuits« , les touristes comme _ et avec : ils font la paire ! _ les clichés,

courant, donc, les grandes avenues du monde :

cf la confession rétrospective de Claude à propos du premier voyage en Algérie de Simone et de lui-même, « au printemps 1954, en pleine passion amoureuse » _ page 345 _, il est vrai  :


« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire au concret et à la complexité du monde« , conclut-il, en en résumant la leçon en effet rétrospective, l’analyse, page 347 :

c’est que « notre intérêt était _ alors _ coupablement folklorique : le Castor tenait absolument à ce que je vois, à Laghouat, les danses du ventre des Ouled Nails, prostituées qui portaient sur leur corps tout ce qu’elles avaient capitalisé au cours de leur vie, en bijoux et pièces d’or »  _ page 346 _ ;

« nous étions le paradigme du touriste à l’état pur, et jusqu’au ridicule«  _ page 348 _ ;

le touriste, le benêt (« Monsieur Homais« ) qui ne part un peu loin de son terrain, terrier ou territoire, que rechercher pleine (et circulaire) confirmation de ses clichés (d’exotisme de pacotille) simplificateurs de départ ! Lui, « touriste » tournant en rond telle une toupie qui s’excite un peu de sa vitesse, sur son vide, sa propre vacuité _ fort communément partagée ; mais il ne pourrait jamais le croire ! _  sans « arpenter«  si peu que ce soit, de l’un peu moins connu, n’apprendra jamais rien ; lui ne « rencontrera« jamais, nulle part, nul « estrangement«  ! ; car il n’est en rien dans l’ordre du « témoignage«  ; et de la « vérité » !

le lièvre, plus (et mieux) « lièvre« , lui, alors, que jamais ;

la Patagonie, plus (et mieux) « Patagonie«  elle-même, alors, que jamais

ainsi que soi, un peu plus (et mieux) « soi », ainsi, enfin, que d’habitude,

face au « bond«  du liévre « lièvre » (« patagon« )

et face à l’« évidence«  « poignante« , enfin, de la Patagonie « Patagonie«  ;

voyageur autre que « touriste » qui les « rencontrait«  ainsi, au sortir des centaines de kilomètres de plaine, vains, vides, en dépit de « quelques troupeaux« , trop placides probablement (non « bondissants » !.. eux…), « de lamas blancs«  : il a fallu ce « bond »magique !, page 192,

ou, autre vocable proche, ce « surgissement«  !

Les toutes dernières lignes du « Lièvre de Patagonie« , page 546, rappelant à nouveau l’« effraction« , dans la somnolence d’une trop longue route de plaine, de « l’animal mythique qui surgit _ voilà ! Hic Rhodus, hic saltus !.. _ dans le faisceau de mes phares après le village patagon d’El Calafate,

me poignardant littéralement le cœur de l’évidence _ absente, sinon ! _ que j’étais _ mais « vraiment » ! sinon, je n’aurais été qu’un des milliers de touristes « effleurant«  de ma quasi non-présence ces lieux de tourisme de cartes postales, comme il en est tant ! _ en Patagonie ;

qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble« , page 546…



Titus Curiosus, ce 21 août 2009

Ce dimanche 8 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

la rafraîchissante nouvelle d’un prix littéraire à un livre non faisandé : Mathieu Lindon, Prix Médicis 2011 pour le récit « vrai » « Ce qu’aimer veut dire »

04nov

C’est une nouvelle rafraîchissante de voir, ce 4 novembre 2011,

en ces temps de cynisme dévergondé (sous prétexte d’efficacité réaliste, bien sûr !),

un récit « vrai » _ et de profonde et « vraie«  humilité de son auteur _ d’un long et un peu tardif, dirait l’auteur, mais en fait seulement lentement progressif (comme il se doit !) « apprendre à vivre » (c’est-à-dire « apprendre à aimer » !),

le récit de vie rétrospectif de Mathieu Lindon Ce qu’aimer veut dire, paru l’hiver dernier aux Éditions P.O.L.,

et auquel j’ai consacré deux articles :

_ le premier, le 14 janvier, à ce très beau récit « vrai » lui-même :

Les apprentissages d’amour versus les filiations, ou la lumière des rencontres heureuses d’une vie de Mathieu Lindon

_ le second, le 12 février, à l’entretien (superbe ! profondément émouvant : de « vérité« , justement…) que Mathieu London a accordé à Xavier Rosan, dans les salons Albert Mollat :

les humbles progrès en amour lents de Mathieu Lindon : l’admirable délicatesse de sa conférence-entretien avec Xavier Rosan

recevoir, plus de dix mois après sa parution le 13 janvier, le Prix Médicis du roman.

Mathieu Lindon ne concourait à rien.

Son écriture est simplement vitale ; il donne _ sur le tard de sa maturité d’éternel « pur » jeune homme qui a (un peu) appris à « aimer«  ; et c’est toujours à son corps défendant, et en ouverture (et c’est peu dire !) à l’altérité profonde d’un autre ; de l’autre !.. _ ce qu’il a reçu en matière d’apprentissage d' »aimer« .
Son récit « vrai« , donc, est aux antipodes des produits faisandés de carriéristes gens de lettres !

Ce beau « vrai » livre, à mille lieues de tout didactisme !,

rencontrera surement ainsi de nouveaux lecteurs

qui, le lisant « vraiment« , réfléchiront un peu mieux peut-être

en faisant, avec lui,

quelque « point » _ fraternel ! « Ô vous, frères humains« , chantait Villon, « n’ayez le cœur contre nous endurci !«  ; et par l’exemple narré… _ un poil plus clair (!)

sur eux-mêmes et les autres,

quant à ce qu' »aimer veut dire » vraiment…

Bravo !

Et encore merci à lui !


Titus Curiosus, ce 4 novembre 2011

L’aventure d’écriture d’un curieux généreux passionné de musique, Romain Rolland : le passionnant « Les Mots sous les notes », d’Alain Corbellari, aux Editions Droz

20août

En troisième volet à une enquête sur ce qu’est « écouter la musique »,

soit après la lecture des Éléments d’Esthétique musicale  _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui, aux Éditions Actes-Sud/Cité de la musique ; cf mon article du 15 juillet Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui ;

et après  la lecture de L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, de Martin Kaltenecker, aux Éditions MF ; cf mon article du 2 août comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » ;

voici une présentation de ma lecture de ce passionnant travail d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz, sur l’esthétique en mouvement (passionné !) d’un des esprits les plus curieux et généreux (et amoureux fou de musique) du XXe siècle, Romain Rolland : Les Mots sous les notes _ Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’oeuvre de Romain Rolland

Je partirai de la synthèse de la quatrième de couverture de ce livre riche de 383 pages,

pour présenter ce qu’Alain Corbellari nomme, page 14, « une réévaluation du projet de Romain Rolland« , en entrant « véritablement«  _ enfin ! _ « dans le pourquoi » de sa « poétique musicale« , page 17 ;

Alain Corbellari précisant, page 18, que « c’est d’abord le système des jugements de Romain Rolland sur la musique et la façon dont sa pensée esthétique permettait de réévaluer l’ensemble de son œuvre » qu’il a « cherché à reconstituer ici«  _ voilà !

Tout en indiquant, page 21, en aboutissement de son très éclairant Avant-propos, que

« les opinions de Romain Rolland _ enfin prises pour objet de l’analyse de fond qu’elles méritent (et attendaient depuis si longtemps !) _ forment un système cohérent, quoique moins facile à cerner qu’on ne pourrait le croire de prime abord, tant les détails de ses jugements sont riches de nuances, de subtilités et de contradictions _ mais toujours parfaitement probes (et « sincères«  !) _ qui infléchissent la première impression que l’on pourrait avoir de l’axiologie qui les sous-tend » ;

car « Romain Rolland est _ d’abord et fondamentalement _ un victorien (comme son ami Zweig qui restait attaché aux conventions du « monde d’hier », tout en félicitant Freud de les avoir fait voler en éclats) ; il est ainsi toujours resté fidèle _ tel est et demeurera le socle de son appréhension et évaluation, in fine, de la musique, colorant les approches curieuses et généreuses de la nouveauté… _ à son goût des musiques postromantiques à la fois somptueuses et rigoureusement construites,

mais _ d’autre part et aussi, avec une très grande exigence de vérité _, sur ce socle, combien de découvertes ont assoupli _ voilà une des qualités de l’esprit de Romain Rolland ; tel un Montaigne _ les premières appréciations« .

Aussi Alain Corbellari précise-t-il, toujours page 21, se défendre « d’avoir voulu décrire un système clos et rigide. » Car « pour arrêtées qu’elles soient, les opinions de Rolland restent _ en conformité avec la générosité exigeante (éminemment noble) de sa personnalité _ ouvertes et malléables, fidèles à une pensée qui est d’abord acceptation de la vie en toute sa diversité«  _ toujours tel un Montaigne ; Alain Corbellari reliant (on ne peut plus excellemment !) le « frisson vitaliste«  rollandien à Bergson, Renan et Nietzsche, en plus de Wagner et Schopenhauer, page 22.

Et s’il n’est « pas question ici, précise-t-il encore page 22, de récrire la genèse de la pensée de Romain Rolland, ce travail ayant déjà été fait _ et bien fait _ par d’autres » _ David Sices, in Music and the musician in Jean-Christophe, en 1968 ; Bernard Duchatelet, La Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, en 1978 _, on ne saurait jamais trop insister sur le fait que, « entre la fidélité à ses goûts et l’espérance du futur, entre la foi dans les vieilles valeurs de l’Europe des nations et la quête de celles qui formeront la nouvelle Europe unie, Romain Rolland s’est voulu _ au plus fondamental ! _ un homme qui cherche, un être toujours _ voilà ! inlassablement et avec pleine confiance ! _ en mouvement _ cf encore Montaigne (et le beau Montaigne en mouvement de Jean Starobinski)… _, qui, pour cette raison même, n’en était pas _ c’était un généreux et un enthousiaste ! _ à une contradiction près.« 

Mais « nous n’en tenterons pas moins de respecter une passion et une sincérité _ voilà ! les deux consubstantiellement liées _ qu’il est difficile de mettre en doute _ certes : Romain Rolland est d’une absolue et pure probité ! _ et qui fondent _ oui _ la valeur _ puissante _du témoignage de notre écrivain.

Or, dans la quête de vérité de Romain Rolland,

c’est bien la musique, comme il l’avouait sans détour dans ses Mémoires _ toujours disponibles, dans l’édition de 1956 : à la page 148, en un chapitre de complément intitulé « Musique«  _, qui aura été son fil d’Ariane _ voilà ! _ :

« La musique _ qui relie dans l’épaisseur mélodique et harmonique riche du temps : avec la délicatesse des modulations subtiles de ses jeux _ m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier. Je l’ai aimée, enfant comme une femme, avant de savoir ce qu’était l’amour d’une femme.« 


Voici, assortie de quelques farcissures de commentaires de ma part,

cette éclairante quatrième-de-couverture des Mots sous les notes d’Alain Corbellari :

« La postérité retient _ quand elle s’en souvient encore… _ de Romain Rolland qu’il fut _ très effectivement _ une figure emblématique du pacifisme _ cf, ainsi, son Au-dessus de la mêlée, en 1916 _ et de l’idée européenne. Plus méconnue, sa contribution majeure à la musicologie _ il fonda, rien moins !, la musicologie française au tournant du siècle _ témoigne cependant de sa véritable passion, la musique : « La musique m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier ».

Cette dévotion à la musique dont est empreinte  _ jusque dans le souffle des phrases _ l’ensemble de son œuvre fournit la trame de son plus grand succès populaire, Jean-Christophe, où Romain Rolland retrace, tout le long d’un « roman-fleuve », l’histoire d’un compositeur, dans laquelle on voit poindre la figure admirée de Beethoven. De fait, la musique infléchit l’ensemble de son œuvre _ c’est à montrer cela que s’attelle ici en effet Alain Corbellari. Fondateur de la musicologie française, artisan de la redécouverte de l’opéra baroque _ mais oui ! avec sa thèse pionnière Les Origines du théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, en 1896 ; ainsi que de l’ensemble de la musique dite aujourd’hui « baroque« , avec son Musiciens d’autrefois, en 1908 ; et Voyage musical au pays du passé, en 1919 _, ardent défenseur de la musique du début du XXe siècle _ cf son Musiciens d’aujourd’hui, en 1908 aussi… _, Romain Rolland fut sans doute, avec Rousseau _ hélas !!! le fossoyeur de la musique française, adversaire niais de Rameau ! je ne partage pas du tout cette thèse ! un Vladimir Jankélévitch a bien davantage ma faveur : mais Alain Corbellari reproche à ce dernier un sectarisme anti-germanique… _, le plus profondément musicien de tous les écrivains français. Il convenait donc de réévaluer la singularité de son projet esthétique _ voilà l’objet de ce travail ici d’Alain Corbellari _ à l’aune de la conjugaison _ subtile et difficile en leur feuilletage (Martin Kaltenecker dit, lui, « tressage«  !) : mal accepté de la plupart ! toujours aujourd’hui ! _ de ces deux arts auxquels Romain Rolland a voué sa vie entière : la littérature et la musique.

C’est précisément l’ambition de Les Mots sous les notes que de retrouver _ et lui rendre justice  _ le mouvement _ oui ! _, proprement symphonique _ absolument ! _, d’une œuvre et d’une vie _ étroitement tissées, en effet, l’une avec l’autre _ qui restent exemplaires d’un désir de communion fraternelle _ civilisationnel, plus encore que politique _ dont « L’Hymne à la Joie » de Beethoven a en définitive toujours constitué, pour Romain Rolland, la suprême expression« 

De fait,

la conclusion du livre (pages 329 à 332) rend très clairement compte de cette  position rollandienne _ conçue en terme d’« alliance« , davantage que d’« aporie« , page 330 _ entre musique et écriture ;

et aide à expliciter l’expression de « mots sous les notes« ,

ainsi que celles du sous-titre de ce travail d’Alain Corbellari, de « musicologie littéraire » et de « poétique musicale«  (dans l’œuvre _ multiforme : théâtre, romans, essais et articles (dont ceux de musicographie et musicologie : ces deux concepts ainsi que leur articulation subtile sont présentés pages 19-20)… _ de Romain Rolland)…

A cet égard, deux citations _ pages 17 et 330 _ empruntées à une lettre du 9 novembre 1912 à l’écrivain autrichien Paul Amann, sont particulièrement éclairantes.

La première : « Ne vous y trompez pas, je suis un musicien qui s’est armé de l’intellectualisme français« , est commentée ainsi par Alain Corbellari : « De fait, nous touchons là au plus profond, sans doute, des paradoxes qui ont taraudé notre auteur : ce musicologue post-romantique, profondément imprégné de l’idée que la grandeur de la musique résidait dans sa capacité à évoquer l’inexprimable _ du moins dans le discours premier et la prose ordinaire : Bergson, lui aussi mélomane, succombe aussi parfois à ce pessimisme à l’égard du pouvoir du discours ! _, a été, dans le même temps, l’un des hommes les plus « engagés » dans les débats socio-politiques de son époque » ; de même qu’il saura « garder intact jusqu’à la fin (son) élan idéaliste« , page 17.

La seconde : « Seules des circonstances hostiles m’ont empêché de me consacrer à la musique, ainsi que je le voulais« , Alain Corbellari, à la conclusion de son essai, peut la commenter ainsi, page 330 : en déclarant cela, « Rolland exprime certes un regret, mais ce n’est pas l’écriture qu’il rend responsable de cette frustration. Au contraire, écrire lui permet d’oublier _ et compenser, en partie : par les élans de l’écriture même ! _ l’appel de sa vocation première, au point que dans l’entre-deux-guerres, il avouera _ on l’a vu _ ne presque plus avoir le temps de simplement jouer du piano _ tant jouer bien requérait aussi d’exigences ! L’urgence _ dynamique ! _ d’une morale de la vie, de l’action et de la fraternité, qui fait de l’écriture un devoir _ sacré : la dimension éthique (avec sa vocation d’universalité) est fondamentale chez (et en) Romain Rolland _, semble ainsi constamment primer chez notre auteur l’interrogation _ mélancolique : une compulsion qui lui est étrangère ! _ sur l’adéquation des moyens à une fin pourtant décrite en des termes profondément mystiques.

L’écriture est bien, au sens rousseauiste (et derridien) un supplément : elle comble une carence de musique, mais elle possède aussi sa vie propre _ et il y a bien ainsi un « style« , sinon de la phrase même, du moins de l’œuvre (en son entièreté) envisagée d’un peu loin (mais toujours en l’élan), de Romain Rolland ;

cf ici la métaphore de la fresque (« faite pour être vue de loin«  ; et pas « à la loupe« ) empruntée par Romain Rolland à Gluck (« à qui on demandait la raison de certaines pauvretés d’harmonie« ), en une lettre (du 15 juin 1911) à Louise Cruppi, citée par Alain Corbellari pages 10-11 : telles « les peintures de la coupole du Val-de-Grâce » visibles seulement d’en-bas que donne Gluck en exemple, « certaines œuvres _ commente Romain Rolland en une sorte de plaidoyer pro domo en faveur de son propre « style«  d’écriture, de phrase et d’œuvre) ! _ sont faites pour être vues de loin, parce qu’il y a en elles un rythme passionné qui mène tout l’ensemble _ voilà : c’est une dynamique généreuse féconde : quasi dionysiaque… _ et subordonne tous les détails à l’effet général. Ainsi Tolstoï, ainsi Beethoven. (…) Mais jusqu’à présent aucun de mes critiques français _ (si, un seul, mais il n’est pas connu) _ ne s’est aperçu que j’avais un style.« )… _,

(l’écriture, donc, de Romain Rolland) possède aussi sa vie propre,

rêvant de transcender les limitations _ a-musicale qu’elle demeure, en un sens, cette écriture : malgré l’enthousiasme de ses élans, rythme et profusion emportée (au moins idéalement) _ dont elle se plaint d’être affectée.

Cette aporie explique sans doute, du même coup, que la revendication par Romain Rolland d’une poétique musicale

ait, aux yeux de ses lecteurs, très généralement _ même auprès des plus scrupuleux et savants _ passé,

au mieux comme une figure de style _ davantage idéalisée que proprement incarnée en son « style«  et ses phrases, de fait : eu égard à ce qui demeure de pesanteur en le victorianisme (puritain) endémique de Romain Rolland _,

au pire comme la preuve de sa nullité littéraire.

Que, de surcroît, cette poétique ait été fondamentalement infléchie par un désir d’améliorer à tout prix l’humanité

achève de brouiller son appréhension _ voilà où lui et nous en sommes en 2010-11 _,

sauf à imaginer _ et tel est l’apport de ce travail de fond d’Alain Corbellari avec ce livre-ci _

qu’il y a finalement une cohérence _ c’est la thèse du livre _

dans cette double disqualification du discours littéraire _ tel que s’en sert (noblement, et en vertu de sa formation : il est normalien) Romain Rolland ; au-delà du pire sens du mot « littérature«  : au sens de divagation divertissante ou lénifiante mensongère _ :

contestée en amont du sens par la musique,

et en aval par le discours humanitaire,

la littérature _ en son sens le meilleur, cette fois, et telle que la pratique Romain Rolland, en le déroulé de ses phrases _ se révèle peut-être, en fin de compte, le moyen

_ relativement complexe, en sa subtilité ; d’où le devoir (que s’impose Romain Rolland à lui-même) : « Parle droit ! Parle sans fard et sans apprêt ! Parle pour être compris ! Compris non pas d’un groupe de délicats _ et c’est ce que reproche Romain Rolland à bien des arts et des discours _, mais par les milliers, par les plus simples, par les plus humbles. Et ne crains jamais d’être trop compris ! Parle sans ombres et sans voiles, clair et ferme, au besoin lourd« , in l’Introduction (finale, a posteriori) à Jean-Christophe, cité par Alain Corbellari page 13 _

le plus adéquat

d’affirmer la fondamentale identité de ces deux revendications extrêmes,

car c’est au point où se rejoignent

l’ineffable _ cf mon article comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » sur l’indispensable L’Oreille divisée de Martin Kaltenecker : à propos de l’écoute de la « musique ineffable« , aux pages 223-224 de ce livre majeur ! _ de la communication musicale _ en son idéalité musicalement incarnée dans la suite (mélodique et harmonique) des notes _

et l’idéale _ encore : en son pressant appel ! _ univocité _ désirée rassembleuse _ du mot d’ordre _ de vraie « paix«  construite, de « concorde«  (des cœurs : un pléonasme !), au sens où l’entend Spinoza en sa politique comme en son Ethique _ qui fonde le contrat social

….

que se situe l’écriture

_ passionnée, généreuse et inlassable : « Communiquer sans les mots : cet idéal musical _ de la musique purement instrumentale ; cf Carl Dalhaus : L’idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique romantique _, problématique chez un écrivain, se traduit chez notre auteur par une activité d’écriture absolument frénétique« , avait dit Alain Corbellari, page 13 ; et encore, page 14 : « Pour Rolland, le souffle de la phrase, matérialisé par la ponctuation, est plus important que la correction _ c’est dire ! _ de la langue : « J’aimerais mieux quelques fautes de français, qu’un point final mis à la place d’un point et virgule » _ avait-il affirmé en une lettre à Péguy (le 24 octobre 1906). Cette attention à la respiration du texte ne trahit-elle pas, ici encore, le musicien ?« , commentait à excellent escient, Alain Corbellari… _

que se situe l’écriture

de Romain Rolland. »

Et Alain Corbellari de déduire, toujours page 330 :

« Cette alliance _ voilà ! _ de l’indicible musical et de l’expression sublimée de la pensée politique,

n’était-elle pas déjà le pari de ce parangon de toute musique qu’était pour Romain Rolland (et significativement aujourd’hui pour la Communauté européenne…) _ Alain Corbellari est citoyen neuchatellois _ l’Ode à la Joie qui termine en apothéose l’ultime symphonie de Beethoven ?« 

Et, page 331 :

« Un texte de 1922 publié en appendice de l’édition posthume du Voyage intérieur, et intitulé « Le Maître musicien« , nous fait voir _ sinon entendre, mais ne sommes-nous pas là dans l’inaudible musique des sphères ? _ la suprême métaphore musicale qui a guidé le combat humaniste de Romain Rolland :

« Cette symphonie de millions de voix diverses, c’est, pour moi, l’Unité cosmique vers laquelle _ tel un Kant, un Hegel, un Marx, ou un Spinoza _ je tends mon espoir et mon désir. »

Et Alain Corbellari de conclure l’essai, page 332, sur cette autre expression du Voyage intérieur pour qualifier, in fine, l’œuvre de Romain Rolland : « une œuvre qui a su, dans le même mouvement, développer une haute pensée de la musique et illustrer une souveraine musique de la pensée, fondée sur ce que Rolland appelait sa « conception toujours musicale, symphonique _ voilà ! _, de la vie et de l’univers » »…

Sur le fond,

la volonté de mieux (et enfin) prendre (vraiment) en compte l’inspiration musicienne de tout l’œuvre de Romain Rolland,

constitue, ainsi, le fil conducteur de cette enquête méthodique d’Alain Corbellari :

tout particulièrement en sa première partie, intitulée « Trajectoires« , dont les chapitres sont, on ne peut mieux significativement : « Une vie de musique« , « La culture française et la musique : quelques réflexions sur un amour malheureux« , « Un théâtre rousseauiste« , « Les querelles de l’opéra au XVIIIe siècle« , « Une Naissance de la tragédie à la française » et « Le cas Wagner ou d’une décadence l’autre » _ on remarquera la référence nietzschéenne de ces deux derniers chapitres de « Trajectoires« 

Et cela, à commencer par le sérieux du travail de musicologie(-musicographie), pionnier en France, de Romain Rolland :

à partir de son travail de thèse entamé à Rome _ « en moins de quatre mois« , de novembre 1892 à Pâques 1893, « il réunit la documentation d’un travail sur les origines de l’opéra en fouillant les partitions inédites de la bibliothèque Sancta Cecilia, notamment celles de Monteverdi. De retour à Paris, il la complète et rédige ses thèses« , résume Jean-Bertrand Barrère en son très utile Romain Rolland par lui-même, paru dans la collection Microcosme-Écrivains de toujours, aux Éditions du Seuil, en 1955 _ ; en juin 1895, Romain Rolland est reçu docteur ès-Lettres : avec pour thèse principale : Les Origines du Théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’Opéra avant Lully et Scarlatti ; et pour thèse complémentaire Cur ars picturæ apud Italos XVI sæculi deciderit, et il devient chargé de cours complémentaire d’Histoire de l’Art à l’École Normale Supérieure, où il débute ses cours en novembre 1895.

« Officialisé, ce cours devient en janvier 1897 le premier cours d’histoire de la musique donné en France dans une grande École« , indique Alain Corbellari, page 30.

« Les première années du nouveau siècle voient se réaliser les étapes définitives de l’institutionnalisation de la musicologie en France : en 1902, une École de musique est fondée à l’École des Hautes Études Sociales, et Rolland en est nommé directeur, tenant le 2 mai un discours d’ouverture intitulé « De la place de la musique dans l’histoire générale », qui deviendra l’introduction de son volume de 1908 sur les Musiciens d’autrefois« , pages 31-32.

« En 1903 _ continue Alain Corbellari page 32 _, lors de la réorganisation de l’École Normale Supérieure qui liquide les maîtres de conférence et les redistribue dans l’Université, Romain Rolland devient le premier professeur de musicologie de la Sorbonne ; son premier cours aura lieu le jeudi 17 novembre de l’année suivante, et le nouveau professeur ne cache pas sa joie d’avoir enfin fait accéder la musicologie à la reconnaissance institutionnelle :

« Si j’ai cru devoir (…) donner à ce cours d’histoire de l’art (…) le caractère d’un cours spécial d’histoire de la musique, je pense qu’il est à peine besoin que je m’en excuse ou que je m’en explique. Il y a une vingtaine d’années, ce n’eût peut-être pas été superflu. Beaucoup n’eussent pas admis en France que la musique pût être considérée comme une matière d’enseignement scientifique et historique ; et bien peu eussent reconnu à Bach et à Beethoven une importance égale dans l’histoire générale à Shakespeare et à Goethe, la musique commençant à peine à s’insinuer timidement dans nos manuels d’histoire générale et d’histoire de l’art ; et elle n’y réussit pas toujours« …

« Le 28 octobre 1910, Romain Rolland subit un grave accident : il est renversé par une automobile. Trois mois de lit : le 23 février 1911, il va passer en Italie sa convalescence » ; et « en juillet 1912 : après deux ans de congé, dont le dernier passé en Italie (…), Romain Rolland donne sa démission de la Sorbonne, pour se consacrer entièrement à son œuvre » (d’écriture) _ résume Jean-Bertrand Barrère.

« L’activité musicologique de Romain Rolland se déploie donc essentiellement _ ainsi que le récapitule Alain Corbellari, pages 38-39 _ avant la Première guerre mondiale _ surtout : c’est l’impulsion décisive et la fondation _ et dans les dernières années de sa vie _ et son retour (de Suisse) en France, de 1938 à 1944. De la première époque, datent la thèse sur les débuts de l’opéra et tout le travail effectué, dans la continuité directe de celle-ci, sur la musique baroque, à savoir la monographie sur Haendel _ La Vie de Haendel, en 1910… _ et les deux recueils d’articles Voyage musical au pays du passé et Musiciens d’autrefois ; s’y ajoutent les travaux sur la musique « moderne », c’est-à-dire celle du XIXe siècle et du début du XXe, dont l’essentiel est recueilli dans le volume Musiciens d’aujourd’hui (…).

A Henry Prunières qui lui demande en 1924 pourquoi il ne s’adonne plus à la musicologie, Romain Rolland répond :

« Non, mon cher ami, je n’écris plus d’articles sur la musique. « Tempi passati. » _ Je me contente de m’y retremper, par bains prolongés, comme j’ai fait en mai-juin derniers (plus de 20 concerts et théâtres en 30 jours !) _ Je dois me consacrer aux tâches principales _ politiques, « humanitaires » dirions-nous aujourd’hui… _ qui exigent toutes mes forces. (…) Impossible de faire, au milieu d’elles, une place _ comme elle le mérite, du moins : avec tout le sérieux requis ! _ à la musique. Je l’aime trop pour écrire sur elle négligemment. _ Je ne suspendrais mon vœu de silence que le jour où je rencontrerais un Beethoven vivant. Alors, je lui sacrifierais tout le reste, _ pour un temps. _ Mais nous n’en sommes pas là !«  (lettre du 9 octobre 1924)… _ page 39.

« Romain Rolland rédigera cependant encore la somme en sept volumes qui lui tenait tant à cœur, sur « l’autre », le vrai, le seul Beethoven, le dieu de toute sa vie, travail qui prend sa source dans la petite monographie _ La Vie de Beethoven _ parue aux Cahiers de la Quinzaine en 1903 et dont l’écriture, après deux volumes publiés en 1928 et 1930, s’épanouira surtout après son retour _ de Villeneuve, au bord du Léman, dans le canton de Vaud, en Suisse _ en France en 1938 _ Romain Rolland s’installe à Vézelay : il y mourra le 30 décembre 1944 _, opus ultimum inachevé auquel Romain Rolland, se retirant de plus en plus des affaires du monde, travaillera jusqu’à sa mort.

Sa réputation de musicologue, de fait, ne faiblit guère dans les dernières années de sa vie ; et s’il a refusé la plupart des sollicitations, les rares témoignages qu’il a consentis à livrer dans l’entre-deux guerres, montrent bien son souci de fondre la recherche musicale au sein d’une quête plus vaste _ voilà : tout se tient (plus que jamais !) dans l’œuvre de Romain Rolland ! _ sur les fins de l’homme et de la société humaine«  _ dont la construction est son objectif de fond ! à l’échelle et de sa vie, et de l’Histoire !, page 40. Romain Rolland combattant pour mettre inlassablement en œuvre les fins posées par les Encyclopédistes des Lumières…

« Pas plus que l’on ne saurait établir une différence entre un travail musicologique et un travail musicographique, voire journalistique, de Romain Rolland,  on ne peut pas sans arbitraire dissocier la science de l’art, et encore moins le but social du but moral, ou de la visée métaphysique, dans ses écrits sur la musique _ avance, avec une très juste largeur de vue, Alain Corbellari, pages 40-41. Les œuvres du passé donnent la main à celles du présent, elles en font comprendre les racines, en éclairent les enjeux et, par leur présence toujours vivante, fécondent l’avenir _ ne jamais perdre de vue que la formation de base (et pour toujours) de Romain Rolland a été celle d’un historien ; en 1889, il a été reçu huitième à l’agrégation d’Histoire ; et ses thèses (menées de 1892 à 1895) : entreprises sous l’impulsion de son maître l’historien Gabriel Monod, elles ont été menées à bien pour complaire à son futur beau-père, le linguiste Michel Bréal (1832-1915) : « le père de Clotilde, le grand linguiste Michel Bréal, introducteur des études indo-européennes en France, exige en effet que son futur gendre, pour obtenir la main de sa fille, termine son travail de thèse« , page 26 ) ; ces thèses, donc, de Romain Rolland sont en effet d’abord des thèses d’Histoire. Les travaux de musicologie (et Histoire de la musique) de Romain Rolland entrent ainsi d’abord dans le cadre de l’Histoire de l’Art, conçue comme une des branches de l’Histoire universelle.

Une bonne génération avant Malraux _ et son idée de « musée imaginaire«  total… _, Romain Rolland prend acte de l’extraordinaire élargissement _ largement historiographique ! _ de notre horizon culturel que promeut la civilisation moderne, faisant de nous les contemporains de l’ensemble des manifestations artistiques de l’histoire _ mais déjà Wilhelm Heirich von Riehl (1823-1897) avait ouvert (en Allemagne) cette voie-là avec ses Études culturelles de trois siècles, en 1859 ; ainsi que Hermann Kretzschmar (1848-1924), avec les trois volumes (d’herméneutique musicale) de son Guide de Concert (1888-1890) ; cf les analyses remarquablement riches et pertinentes de Martin  Kaltenecker dans L’Oreille divisée : ici aux pages 343-346…

De la vulgarisation d’un traité du XVIIIe siècle aux considérations les plus techniques sur la déclamation moderne, en passant par la narration, pour le grand public, de la vie de quelques compositeurs plus ou moins oubliés, tout se tient _ voilà ! _ dans les écrits musicaux de Romain Rolland, constamment soulevés par la foi dans l’universalité _ oui ! _ des manifestations temporelles de la musique et par le désir d’accroître _ tant quantitativement que qualitativement ; et pédagogiquement, à la façon des Encyclopédistes des Lumières : ce sont des enjeux de civilisation ! pour ce fervent républicain qu’est Romain Rolland _ l’amour d’un art qui lui apparaît comme celui, par excellence _ par des genres comme ceux de la symphonie ou de l’oratorio, pour commencer _, de la fraternité humaine, en même temps que celui qui permet d’aller le plus loin dans la connaissance du cœur de l’homme » _ considérations cruciales d’Alain Corbellari, page 41.

La formidable curiosité,

notamment pour les musiques anciennes _ Romain Rolland sait reconnaître l’importance (et tant esthétique qu’historique !..) d’un Lassus ou d’un Provenzale ; et je ne parle même pas de son éloge du génie de Monteverdi : rien qu’à lire les partitions (inédites) à la bibliothèque Sancta Cecilia, à Rome ! en 1893… _,

mais aussi pour celles d’aujourd’hui (et de demain…) de Romain Rolland,

est cependant encadrée, notamment en certaines des évaluations de son goût (même très exigeant), par des conceptions largement héritées, certes _ qui donc y échappe ? _, de son temps et ses perspectives,

en particulier une vision centrée sur le schème d’un progrès de la musique « vers un art total« , inspiré de Wagner, ou du wagnérisme, à son plus fort alors, et particulièrement en France ;

même si, d’autres fois, Romain Rolland, toujours et immédiatement _ et sans jamais y déroger ! il est toujours parfaitement probe ! _ sincère, prend un recul davantage critique à l’encontre de ce schéma (et son schématisme)…

De même,

on peut s’interroger, aujourd’hui, sur les critères de ses appréciations sur Bach (par rapport à Haendel), ou Rameau, par rapport à Rousseau et à un certain rousseauisme _ une certaine sécheresse intellectualiste ? _ ; Rousseau et rousseauisme vis-à-vis desquels Alain Corbellari _ du fait de leur commun helvétisme roman ? _ me semble manifester lui-même un peu trop de complaisance ; même si Romain Rolland finit par préférer l’approche esthétique de Diderot à celle du citoyen de Genève… _ Idem à l’égard d’une certaine méfiance à l’égard de la musique française de la part d’Alain Corbellari : il faudrait en discuter plus précisément avec lui…

Il n’empêche : la curiosité et la capacité d’enthousiasme, constituent des facteurs assurément sympathiques (et largement féconds : à l’aune de sa vie) de l’idiosyncrasie de Romain Rolland, et de ce qu’elle colore en son approche de la musique (et de la civilisation ! _ intimement liées en leurs plus hautes exigences _)…

Et en tant qu’écrivain _ et c’est un point fort intéressant : quant à l’existence ou pas ; et à la valeur, ou pas, de son « style«  ! _,

et « si l’on suit la bipartition que propose Jean Prévost, dans son fameux livre sur Stendhal _ La Création chez Stendhal… _, entre deux types d’écrivains, ceux qui accumulent brouillons et ratures, et ceux qui, comme Stendhal justement, « improvisent »,

c’est évidemment dans la seconde catégorie qu’il faut ranger Romain Rolland. (…)

Le prédisposent à cette tendance improvisatrice

non seulement son impatience naturelle et sa passion de convaincre immédiatement,

mais aussi son goût et sa pratique de la musique.

Edmond Privat avait remarqué cette analogie, lui qui parlait de la « manière inégalable de Romain Rolland, qui écrit ses livres en donnant l’impression qu’il est au piano » _ avec un extraordinaire naturel !., note Alain Corbellari, page 12. Cf ici le livre passionnant de François Noudelmann, Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano ; et mon article du 18 janvier 2009 : Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’ »exister »

Et notre auteur _ Alain Corbellari est professeur de littérature aux Universités de Lausanne et de Neuchatel _ d’ajouter, page 12, à propos de l’écriture (et du style !) de Romain Rolland :

« Son écriture, hérissée de tirets et de parenthèses,

encore soulignés par des virgules souvent redondantes,

témoigne éloquemment du feu _ et du souffle : les deux me rappellent ceux de ses deux (géniaux) condisciples de Normale : Paul Claudel (1868-1955), et plus encore, André Suarès (1868-1948) ! quel génie scandaleusement méconnu aujourd’hui ! Commencer par lire Le Voyage du condottiere _ qui a présidé à la composition de ses phrases ;

ses essais sont envahis de notes qui s’étendent parfois sur plusieurs pages,

signes sûrs de son goût du premier jet :

lorsqu’il se relit, il ne corrige pas _ de même que le merveilleux Montaigne ! _, mais complète son texte _ cf aussi les paperoles de Proust (1871-1922)… _ par des considérations _ positives, enrichissantes _ adventices » …

J’apprécie pour ma part la générosité joyeuse

de ce positif qu’a inlassablement été, toute sa vie, Romain Rolland ;

et sur la « joie spacieuse« ,

s’enrichir de la lecture (contagieuse) du très beau livre de Jean-Louis Chrétien : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Un travail passionnant, donc,

que ces très riches Mots sous les notes d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz ;

et guère relevés jusqu’ici par la critique (scrogneugneuse, probablement…) des médias.

Le désert _ de l’incuriosité et de l’inenthousiasme ! _ gagne si vite…

Résistons !

Titus Curiosus, le 20 août 2011

Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

25sept

Avec ce film _ sublime ! _ qu’est Des hommes et des dieux,

je viens de découvrir un très grand artiste créateur ;

en conséquence,

voici ici quelque chose comme un dossier

sur l’œuvre en cours du cinéaste Xavier Beauvois _ un grand !

Qu’il veuille me pardonner de l’avoir méconnu jusqu’ici… Mais toute rencontre comporte ses conditions de hasard _ = contingence _ ; l’important est seulement de ne pas passer à côté quand la rencontre vient, surgit, survient ! Savoir la goûter, la tâter, retenir _ cf ici Montaigne, en son sublime dernier essai « De l’expérience«  (Livre III, chapitre 13)… _ au lieu de la laisser filer et se perdre dans les sables de l’inconsistance de l’inattention…

C’est là qu’un Art vrai nous enseigne à apprendre à, à notre tour, enfin bien sentir-ressentir !

Les artistes vrais sont des passeurs-filtreurs du sens du réel

irremplaçables !

En la puissance de vérité de la probité

de ce qu’ils apprennent eux-mêmes, pour eux-mêmes d’abord, puis pour les autres (auxquels ils le donnent) à faire de leurs propres élans de regardeurs-contemplateurs face au réel,

face aux choses ;

et d’abord face aux autres : visages et corps, au premier chef _ au lieu de vivre dans la purée de poix du brouillard, et de ne faire, alors, que sans cesse esquiver les ombres (des autres) que nous croisons !..

Xavier Beauvois, donc

_ et l’acteur, et le cinéaste…

Puisque je viens d’être subjugué par le film Des hommes et des dieux, vu vendredi dernier au cinéma ;

et que, aussi, j’ai déjà pu visionner une première fois,

et avec une semblable admiration,

le DVD de son second film (en 1995) « N’oublie pas que tu vas mourir« 


Voilà un auteur-artiste

d’ampleur considérable.

Sur le synopsis de Des hommes et des dieux,

cf cet article « qui va à l’essentiel » d’Eric Vernay,

sur le site de Fluctuat.net :

« N’oublie pas que tu vas mourir« 

Ses films précédents en témoignent, Xavier Beauvois aime observer _ pour les comprendre intimement et vraiment ! _ les communautés, et les décrire dans les moindres détails, parfois à la lisière du documentaire _ c’est que le rapport au réel aimante, et superbement (frontalement : avec une douceur de toucher profonde et radicale !), le regard de Xavier Beauvois en ce qu’il (nous) donne à voir du monde en ses films… Aux ouvriers normands (Selon Matthieu) et flics parisiens (Le Petit lieutenant) succèdent donc les moines chrétiens _ cisterciens-trappistes _ d’Algérie, dans Des hommes et des dieux, Grand Prix du Jury à Cannes.

Quinze ans après son prix du Jury pour le beau N’oublie pas que tu vas mourir, ce cinéaste rare _ un film tous les cinq ans _, disciple de Jean Douchet, retrouve la compétition cannoise avec un film basé sur _ et un peu plus que cela ; mais complètement de l’intérieur ! _ des faits historiques : le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. En plein tumulte, l’Algérie est gangrénée par l’intégrisme religieux. Après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers _ des Croates travaillant sur un chantier non loin de Médéa… _ par les terroristes, l’Etat algérien propose _ à grand renfort de troupes (avec hélicoptère sonorement, et plus, intrusif) ; et autres explications d’un envoyé du gouvernement _ son aide aux moines, menacés. Frère Christian (Lambert Wilson), le chef _ élu par ses Frères _ de la communauté cistercienne installée dans les montagnes, la refuse catégoriquement. Pour lui, c’est une question de principe.

Cet entêtement personnel, typique _ en effet : du côté de la grandeur existentielle _ des personnages de Beauvois, donne d’abord lieu à un débat au sein du monastère, théâtre d’un huis-clos décisif : tel un jury de tribunal se prononçant sur sa propre peine _ à nuancer ! ce n’est pas un suicide ! _, les huit hommes ne sont pas en colère, mais apeurés et à l’écoute, _ presque, tant la circonstance d’abord les interpelle, voire les bouscule… _ mis à mal dans leur foi _ pas vraiment, toutefois !.. A quoi bon _ mais ce ne sont pas, eux, des utilitaristes ! _ finir en martyr ? Fuir, est-ce renoncer à sa mission ? Et s’ils partaient, qu’adviendrait-il de la population du petit village voisin, à qui les moines apportent _ très effectivement, au quotidien _ soins, médicaments et instruction ? Quel message enverraient-ils _ par le témoignage effectif de leurs actes _ à ceux qui croient encore au dialogue entre les religions ? A mesure que le film avance, au rythme apaisé des psaumes et des cantiques _ et de la pleine observance du rite par cette communauté orante _, les arguments penchent en faveur de la décision _ primitivement proclamée _ du Frère Christian _ de Chergé, élu, par eux, « leur prieur«  _ : les moines ne cèderont pas à la peur. Ainsi, ils donneront un signe _ = un témoignage de foi _ de paix fort, et vivront dans l’intégrité de leur foi _ surtout, et très simplement : les gestes comptant ici bien davantage que les paroles _ jusqu’à la fin _ c’est-à-dire inconditionnellement ; pleinement dans l’absolu. Car « Rester ici, c’est aussi fou que de devenir moine« , affirme le charismatique moine, à l’ironie pleine de lucidité. Or moines, ils sont déjà _ car telle est, tout simplement, la folie du Christ : « Quitte tout et suis-moi« 

« N’oublie pas que tu vas mourir » pourrait être _ ainsi, cette fois-ci encore ! _ le sous-titre de Des hommes et des dieux. Sans rechercher la verve et la puissance romanesque _ romantisante de la part d’un jeune homme idéaliste en la décennie même de ses vingt ans _ de son deuxième long-métrage, dans lequel un jeune séropositif choisissait de vivre _ frontalement _ au mépris de sa maladie, Xavier Beauvois exprime au fond la même idée. Face à la certitude de la mort, l’accomplissement _ voilà l’enjeu ! c’est aussi celui des Lumières, à la suite et dans le sillage de l’inspiration en ce sens-ci d’un Spinoza… _ d’un homme _ ici en une communauté _ est possible. Mais pour cela bien sûr, il faut du courage, de l’abnégation, bref, il vaut mieux avoir _ et puissamment, ici _ foi en la vie _ qu’être défaitiste ou, carrément, nihiliste… Plutôt que l’esbroufe _ maniériste ou mal baroquisante _, la mise en scène joue une partition sobre, dépouillée _ parfaitement : d’où l’intensité très puissante de cette vitalité ainsi tendue : à la façon d’un classicisme comme « corde la plus tendue du Baroque«  A la fois ample _ oui ! _ et tendu _ sans le moindre pathos _, ce film aux accents naturalistes _ pour ce qui concerne la lumière souveraine sur les paysages larges de l’Atlas : magnifique travail de l’éclairage de Caroline Champetier, cette fois, comme toujours ! _ bénéficie d’une interprétation pleine de tact et de retenue (superbe _ et c’est encore un euphémisme, je trouve ! _ casting, notamment Michael Lonsdale et Lambert Wilson _ mais aussi tous les autres ! sans la moindre exception ! _), à l’instar de la photo subtile _ lumineuse ! _ de Caroline Champetier, tour à tour matinale et crépusculaire _ voilà… Comme si toute la lumière émanait de l’intériorité en tension des personnes ; et des états de grâce !..

Forçant parfois un peu _ je ne partage absolument pas cette impression, ici, d’Eric Vernay _ ses intentions, notamment dans un dernier tiers métaphysique plus maladroit (allusion lourde _ pas du tout _ à la Cène, paysage forcément enneigé _ non ! l’hiver perdure en cette fin mars 1996 sur les monts de l’Atlas _ pour dire la mort _ nous savons tous, et tout le temps que se développe ce que montre le film en ces visages, comment tout cela se terminera, quand on retrouvera (hors film) seulement sept têtes coupées ; et rien du tout des corps… _), Beauvois ne signe certes pas son chef d’œuvre _ c’est à voir !!! _ avec Des hommes et des dieux, mais un film humble _ oui _, réflexif _ certes : d’une méditation sans déluge de phrases _, donnant richesse et humanité _ et à quel degré de sublime, mais un sublime parfaitement contenu ! sans tomber dans quelque baroquisme… _ à un sujet casse-gueule au possible.

Des hommes et des dieux
De Xavier Beauvois
Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin
Sortie en salles le 8 septembre 2010

Illus © Mars Distribution

Eric Vernay…

Sur cette image-photo du film, prise par Frère Luc (qu’interprète _ ou plutôt incarne ! _ avec une sobriété magistrale Michaël Lonsdale), on peut voir, de gauche à droite, les sept autres de la communauté : Frère Célestin (qu’interprète _ incarne _ Philippe Laudenbach), Frère Christophe (qu’interprète _ incarne _ Olivier Rabourdin), Frère Christian (qu’interprète _ incarne _ Lambert Wilson), Frère Michel (qu’interprète _ incarne _ Xavier Maly), Frère Jean-Pierre (qu’interprète _ incarne _ Loïc Pichon), Frère Amédée (qu’interprète _ incarne _ Jacques Herlin) et Frère Paul (qu’interprète _ incarne _ Jean-Marie Frin).

De ces sept + un-là, seuls survivront _ ils ont pris soin de se cacher _ Frère Amédée et Frère Jean-Pierre ; et aux six victimes que seront Luc, Célestin, Christophe, Christian Michel et Paul, s’ajoutera aussi Frère Bruno (qu’interprète _ incarne _ Olivier Perrier), en visite à Tibéhirine _ depuis la maison-mère de l’ordre des cisterciens-trappistes, d’Alger _, ce soir-là, de leur enlèvement, le 26 mars 1996…

Je voudrais, maintenant, citer un excellent commentaire, très fin, et plus juste, à mon avis, de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, au moment de la présentation du film au Festival de Cannes, le 20 mai 2010 :

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION :

« Des hommes et des dieux » : la montée vers le martyre des moines de Tibéhirine

LEMONDE | 19.05.10 | 09h56  •  Mis à jour le 20.05.10 | 08h51


MARS DISTRIBUTION
Michael Lonsdale joue le rôle de Frère Luc, médecin du monastère, dans le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux« .

Le 26 mars 1996, durant le conflit qui oppose l’Etat algérien à la guérilla islamiste, sept moines français installés _ pour six d’entre eux du moins : les frères Christian, Luc, Christophe, Célestin, Michel et Paul ; le septième, Frère Bruno, était en visite, depuis la maison-mère de l’ordre, en Algérie, à Alger… _ dans le monastère de Tibéhirine, dans les montagnes de l’Atlas, sont enlevés par un groupe armé. Deux mois plus tard, le Groupe islamique armé (GIA), après d’infructueuses négociations avec l’Etat français, annonce leur assassinat. On retrouvera leurs têtes, le 30 mai 1996. Pas leurs corps.

L’affaire eut un énorme retentissement. En 2003, à la faveur d’une instruction de la Justice française, des doutes sont émis sur la véracité de la thèse officielle. En 2009, à la suite de l’enquête du journaliste américain John Kiser _ qui en a tiré son livre Passion pour l’Algérie _ les moines de Tibhirine _ et des révélations de l’ancien attaché de la défense français à Alger _ en 1996, le général François Buchwalter _, l’hypothèse d’une implication de l’armée algérienne est avancée.

On en est là, aujourd’hui, du fait divers atroce qui inspire

_ cf plus bas ce que Xavier Beauvois dit du « sujet apparent«  et du « vrai sujet«  d’un film… _

un film au réalisateur français Xavier Beauvois, troisième et dernier cinéaste français à entrer en lice après Mathieu Amalric (Tournée) et Bertrand Tavernier (La Princesse de Montpensier).

Très attendu pour toutes ces raisons, le film surprend, au sens où il défie les attentes. On pouvait imaginer un état des lieux _ historicisant ! _ du post-colonialisme, une évocation de la montée des intégrismes, une charge politique sur les dessous de la guerre. Or Xavier Beauvois nous emmène ailleurs _ oui : dans l’intériorité (inquiète) des consciences ; et résistant (ensemble) à la terreur _, et signe un film en tous points admirable _ absolument !

Cinquième long métrage, en dix-huit ans, du réalisateur de Nord (1991) et de N’oublie pas que tu vas mourir (qui reçut le Prix du jury à Cannes en 1995), Des hommes et des dieux est d’abord un film sur une communauté humaine mise au défi de son idéal par la réalité _ voilà !


Le film est tourné de leur point de vue _ oui : intradiégétique, si l’on veut : depuis leurs visages… _, et partant, de celui d’un ordre cistercien qui privilégie le silence et la contemplation, mais aussi le travail de la terre, la communion par le chant, l’aide aux démunis, les soins prodigués aux malades, la fraternité avec les hommes _ c’est magnifiquement résumé par Jacques Mandelbaum ici… C’est de cette exigence spirituelle _ c’est cela ! _ que le film veut _ en et par son image _ rendre compte, de ce sentiment pascalien de la finitude de l’homme, de l’ouverture à autrui qu’il implique _ très essentiellement : c’est  lumineusement fort !


Sa lenteur, son dépouillement, sa fidélité au rituel de la communauté _ oui _, la connivence partagée avec leurs frères musulmans _ oui _, la beauté déconcertante _ oui _ du paysage (le monastère a été reconstitué au Maroc), sont pour beaucoup _ en effet _ dans la réussite de cette ambition. La troupe d’acteurs, d’une remarquable _ le mot est faible : ils « incarnent«  ceux qu’ils représentent (figurent), font vivre, de nouveau ; ou pour l’éternité : dans le quotidien de leur questionnement alors… _ justesse (parmi lesquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale), donne corps _ et chair présente _ à ces antihéros refusant de se rendre à la raison _ la realpolitik et sa basse police… _ du monde tel qu’il est _ = fonctionne.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du film, mardi 18 mai, Lambert Wilson a livré une information sur sa préparation qui permet d’expliquer cette justesse : « Curieusement, cette fusion qu’ont ressentie les moines, nous l’avons aussi vécue. Nous avons fusionné dans les retraites _ monastiques : à l’abbaye de Tamié _ et fait des chants liturgiques. Le chant a un pouvoir fédérateur. »

Puis vient l’heure de la crise, de la mise à l’épreuve _ voilà : tout homme passe par là, même si ce n’est pas nécessairement aussi tragiquement. Le hideux visage de la terreur se rapproche, des ouvriers croates sont égorgés non loin de là _ aux environs de Médéa. Elle finit par frapper à la porte _ même _ du monastère, une nuit de Noël. Les terroristes sont à la recherche d’un médecin et de médicaments pour leurs blessés. Les moines refusent de se déplacer, mais accepteront de soigner les blessés dans l’enceinte du monastère. Une scène capitale a lieu ici : la poignée de main entre le prieur de la communauté (Wilson) et le chef des terroristes.

Ce geste opère un rapprochement entre deux extrêmes irréconciliables de la conviction mystique : la conquête des esprits par la violence et le sacrifice de soi-même pour l’exemplarité de l’amour _ oui. C’est au cheminement héroïque _ ou saint _ des moines vers ce second terme qu’est consacrée la majeure partie du film _ en effet. Refusant l’aide _ très pressante _ de l’armée _ en guerre civile, ne l’oublions pas ! _, préservant la fraternité avec la population locale _ oui ! c’est très important pour eux (tous)… _, surmontant leur peur et leurs divisions internes _ du début _, les moines prendront à l’unisson, comme dans le chant qui les rassemble _ oui _, la décision _ du courage _ de rester.

Quelques scènes magnifiquement inspirées _ le mot est particulièrement juste ! _ ponctuent cette lente montée vers le martyre _ potentiellement (= à l’avance) assumé sans être ni recherché, ni défié… La lutte visuelle et sonore entre l’hélicoptère vrombissant de l’armée et le chant des frères rassemblés. Ou encore cette bouleversante série de travellings sur les visages des moines, à l’issue de la décision qui engage leur vie, accompagnée par le déchaînement lyrique du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Il fallait oser ce plan digne de Dreyer et de Pasolini _ oui ! _, au risque de la boursouflure, du credo béni-oui-oui _ mais ce n’est pas le cas ; l’initiative du geste est attribuée, ici, à Frère Luc…

Beauvois a osé, et il a bien fait _ oui ! Et le reste est quasi silence ; de la part des moines… C’est bien le diable si ce très beau film _ discrètement sublime, pour mon regard, du moins… _ produit par Pascal Caucheteux (déjà bienheureux en 2009 avec Un prophète) ne remporte pas à Cannes _ et auprès des spectateurs de cinéma de par le monde, maintenant _ quelque chose de grand à l’heure du jugement suprême.

Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin. (2 h 00.) Sortie le 8 septembre.

Jacques Mandelbaum
Article paru dans l’édition du 20.05.10

Et pour compléter en beauté mon dossier,

voici cet excellent entretien avec Xavier Beauvois

réalisé par Thomas Baurez :

Xavier Beauvois : « Réaliser un film comporte une bonne dose d’inconscience« 

publié le 07/09/2010 à 13:00 sur le site de L’Express :

REUTERS/Vincent Kessler

Un an après Audiard et son Prophète, c’est au tour de Xavier Beauvois de remporter le grand prix du Festival de Cannes. Des hommes et des dieux confirme la puissance d’une mise en scène pure et gracieuse. Rencontre avec un cinéaste habité.


« J’ai eu la chance d’apprendre le cinéma en côtoyant des critiques de cinéma comme Jean Douchet et Serge Daney. Ils m’ont montré les liens qui peuvent exister entre un film, l’architecture, la psychanalyse, le théâtre ou encore la littérature. J’ai compris également que le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui _ sujet apparent : montré _ que l’on voit sur l’écran. Avant, le cinéma ressemblait à une 4L, une voiture agréable pour rouler, et tout d’un coup des mecs m’ont donné les clés d’une Bentley ! Vous réalisez que ce que vous considériez comme un divertissement est un art total _ voilà l’horizon (perceptible et justifié !) de l’œuvre (entier, probablement) de Xavier Beauvois. Pour paraphraser un entraîneur de foot anglais, je dirais: « Le foot, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que ça ! » Claude Chabrol abuse peut-être quand il affirme que la mise en scène peut s’apprendre en un quart d’heure, mais techniquement, ce n’est effectivement pas très compliqué. L’important _ au-delà de ce « techniquement«  _ est de se construire une morale de cinéma, savoir ce que l’on veut dire et comment l’exprimer _ that’s it !!! J’ai commencé comme stagiaire sur des tournages, notamment sur Les innocents, d’André Téchiné. Je me suis incrusté dans la salle de montage, puis j’ai assisté au mixage. Je me suis également formé en regardant beaucoup de films, surtout les mauvais. Avec les bons, tu ne vois rien, tout est très discret _ là est la délicatesse de l’Art _, les points de montage, les mouvements de caméra sont invisibles. Lorsque la mise en scène saute aux yeux, c’est qu’il y a un souci. Faire du cinéma, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à désapprendre _ mais c’est le cas de tout Art : transcendant ses techniques-moyens… On a beau connaître toutes les théories du monde, il faut savoir s’adapter _ à l’absolument inconnu qu’il s’agit et d’approcher et saisir-cueillir, et le donner à ressentir. Pour cela, il faut absolument inventer, improviser, créer : avec courage ! en se jetant soi-même à l’eau… Prenez le travail sur le son pour Des hommes et des dieux. Nous tournions dans un monastère où tout est silencieux, il n’y avait pas besoin d’en rajouter _ en effet… Il faut simplement le donner à entendre… J’ai coutume de dire: « Lorsque je suis flippé dans la rue, il n’y a pas un quatuor à cordes qui joue derrière moi ! »

DR

Les comédiens du film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois _ incarnant les moines de la communauté de Tibéhirine ; c’est le huitième, celui incarnant Frère Luc, qui prend cette photo…

Ecouter son film

Désapprendre _ voilà l’Art _, c’est aussi savoir mettre le scénario de côté au moment du tournage. Le script n’est qu’un vulgaire outil de travail, pas une œuvre d’art. Sur le plateau, les choses me viennent dans le feu de l’action _ tout Art est ainsi : fils de ce feu-là… Il faut écouter son film, comme s’il avait une âme _ idea, au moins. On a beau échafauder des plans, au final, il faut _ toujours _ composer avec son instinct _ le feu de l’intuition inspirée. Si on ne sent pas _ æsthesis _ les choses, il faut passer à autre chose et tout réinventer. J’ai réalisé mon premier long métrage, Nord, en 1992, à seulement 25 ans. Sur le plateau, je me suis comporté comme un petit chef nazi. Je hurlais parce que j’avais la tronche d’un lycéen qui passe son bac face à des types qui avaient la cinquantaine. Je devais montrer que j’étais le patron. Réaliser des films comporte _ comme tout Art _ une bonne dose d’inconscience _ à commencer par la part cruciale de ce feu, toujours lui… Si on commence à trop réfléchir _ sans l’élan… _, on ne fait plus rien _ que de la technique : réduite… J’ai su également écouter mes collaborateurs _ au cinéma, tout particulièrement : travail d’équipe s’il en est… J’ai gagné beaucoup de temps. Le but est d’essayer de faire des films plus intelligents que soi. Le plus dur, c’est de savoir comment y parvenir. Lorsque vous mettez en scène, vous êtes _ consciemment ou pas _ porté par des références artistiques. Dans une interview, Patrice Chéreau a dit: « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna. » Ainsi, dans la séquence où le terroriste blessé est soigné par frère Luc, je l’ai cadré de la même manière. Je ne me suis pas appesanti pour autant et j’ai immédiatement cassé l’effet. Toutefois, s’interdire de le faire serait une erreur. Le cadrage est parfait. Je pique des idées un peu partout _ bien sûr : le tout étant de les faire (vraiment) siennes, dans le motus proprius de l’œuvre… Au début du Petit lieutenant, par exemple, je me suis souvenu de ce conseil d’Hitchcock : « Si vous avez des choses compliquées à filmer, prenez du recul et cadrez la scène de très loin. » Dans mon film, je voulais montrer mon protagoniste qui monte à la capitale. C’était son rêve, il est très impressionné. À la base, je voulais le montrer dans différents endroits touristiques. Finalement, je suis monté en haut de la tour Eiffel et j’ai fait un panoramique sur tout Paris. En un plan, tout était dit.

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L’équipe du film sur les marches du Palais des Festivals à Cannes

Traîner dans les décors

C’est un ami producteur qui m’a fait parvenir anonymement le scénario de Des hommes et des dieux. Il s’appelait: Les sept moines. C’était librement inspiré de la tragédie des moines cisterciens de Tibéhirine, enlevés et exécutés en Algérie en 1996. J’ai accepté à condition de pouvoir réécrire le script _ le faire vraiment sien : qu’il exprime « son » monde : c’est capital !.. Je me suis rapproché un peu plus de la vraie histoire _ intime ; et pas pseudo historique. Avant de commencer à bosser, je suis parti en retraite dans une abbaye en Savoie pendant quelques jours. La mise en scène a commencé _ vraiment _ à partir de là. Très vite, je me suis aperçu, qu’il était idiot de faire des travellings durant les offices. Des cadres fixes suffisaient, en respectant des axes purs de caméra. En revanche, lorsqu’ils sont en extérieur, ils sont plus mobiles, donc la caméra peut bouger. Je n’oublie pas que mon travail consiste à faire la mise en scène d’une mise en scène _ voilà _, en l’occurrence celle de la vie des moines, parfaitement réglée _ par le rituel. Il convient donc de rester humble _ certes _ par rapport aux choses que vous filmez. Avant le premier jour de tournage, j’ai montré à toute mon équipe Les onze fioretti de François d’Assise, de Roberto Rossellini, afin d’indiquer dans quel esprit _ voilà : rossellinien ! _ nous devions travailler. C’était une façon de rendre hommage au cinéma _ le medium de l’œuvre à réaliser _ avant de rentrer sur le terrain _ réel. Car une fois que le tournage débute, on devient un mauvais spectateur, on remarque _ parce qu’on s’y focalise _ tous les petits détails, pourtant invisibles d’habitude. Je collabore avec des gens en qui j’ai une entière confiance. Il y a ma chef opératrice, Caroline Champetier, mon décorateur, Maurice Barthélémy, ou encore mon producteur, Pascal Caucheteux. Ensemble, nous allons dans le même sens.

Le monastère où nous avons réalisé Des hommes et des dieux est situé au Maroc. Il était totalement abandonné, nous lui avons redonné des couleurs afin de retrouver la bonne lumière _ si décisive ici ! C’est important pour un cinéaste de traîner _ oui _ dans ses décors _ qui ont une âme ; et sont habités par le génie du lieu… La mise en scène se construit aussi à partir de là. Je me suis donc posé seul pour m’imprégner _ voilà : méditativement, d’abord _ de l’atmosphère _ par l’æsthesis la plus ouverte et la plus concentrée, en même temps. Comme nous tournions dans un décor unique, j’ai pu travailler dans la chronologie. C’est toujours préférable _ pour le sens. J’ai utilisé le Cinémascope, comme un western, afin de mettre en valeur les paysages _ c’est parfaitement réussi ! Pour la séquence où l’armée débarque au monastère, j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (rires). Sur le plateau, je définis d’abord mon cadre avec Caroline, puis je la laisse faire pour me concentrer sur les acteurs _ les visages, les postures des corps et des mouvements. La plupart du temps, je tourne avec un objectif de 40 mm qui se rapproche le plus de l’œil humain. Chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant _ voilà. Ma scripte insiste pour que je fasse un découpage technique en amont pour anticiper _ un minimum _ les choses au moment _ du feu de l’action _ du tournage, mais je n’y arrive pas _ ça déborde ! Tout se met en place sur le moment _ bien sûr ! J’ai la chance de travailler avec des gens rapides _ à la détente de l’entente à instantanément trouver ! Dans l’esprit indiqué et visé…

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Xavier Beauvois reçoit le Grand Prix au Festival de Cannes des mains de Salma Hayek

Des acteurs, pas des comédiens !

Sur mes plateaux, dès que je vois un comédien, il dégage tout de suite ! Je veux uniquement des acteurs, c’est-à-dire des gens qui, entre « moteur » et « coupez« , vont être _ voilà _ un prêtre et ne vont _ surtout _ pas chercher à le jouer. Alain Delon disait qu’acteur, c’est un accident : c’est Lino Ventura, un catcheur qui fait du cinéma. Ce n’était pas prévu. Je ne fais pas d’essais, ni de lecture _ c’est l’invention risquée sur le champ, à la seconde, d’une incarnation juste. Tous mes interprètes sont partis ensemble faire une retraite dans un monastère. Ils ont ensuite pris des cours de chant dans une église à Neuilly. Enfin, ils sont venus à la maison, manger un barbecue afin que nous devenions potes _ l’empathie était nécessaire. Il fallait qu’entre eux, je forme un groupe _ celui d’une communauté. Notre conseiller sur le film m’a dit, lors de la préparation: « Les moines de Tibéhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles, ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux.« 

Sur le plateau, je suis derrière mes acteurs sans arrêt, je ne laisse rien passer _ il le faut : la vision finale est unique. Dès que je sens qu’ils jouent, je les corrige. Prenez la séquence à la fin où ils sont tous à table et écoutent Le lac des cygnes. Pour les mettre en condition, je les avais prévenus dès le départ de l’importance de cette séquence. Il faudrait qu’ils donnent tout _ un défi ! _ et seraient en très gros plan. Au moment du tournage, j’ai mis la musique, je leur parlais énormément quitte à faire des blagues, j’ai apporté du vin et roulez jeunesse ! La caméra de Caroline Champetier passait de l’un à l’autre, sans savoir quelles émotions elle allait trouver sur leur visage. Nous avons tourné pendant des heures et des heures _ oui : comme le photographe mitraille ; afin de pouvoir choisir, à la fin, un entre mille clichés : Bernard Plossu me l’a appris. Dès que nous n’avions plus de pellicule, nous rechargions le magasin de la caméra, et c’était reparti. Quand ils en ont eu marre de Tchaïkovsky, j’ai passé La passion selon saint Matthieu, de Bach. Une musique qui émeut beaucoup Lambert Wilson. Il s’est mis tout de suite à pleurer. Pour que cette séquence fonctionne, j’ai pris le soin d’éviter de faire des gros plans sur les prêtres pendant la première heure et demie de film, afin qu’à ce moment-là, le spectateur soit touché en les voyant _ à ce moment, plus tard : comme jamais autant auparavant _ si proches. Cette séquence m’est venue à l’esprit au volant de ma voiture. Je roulais en écoutant des musiques au hasard sur mon iPod, et puis d’un coup, j’ai entendu Le lac des cygnes. J’ai immédiatement visualisé la scène _ c’est là le travail d’imageance de l’artiste-créateur… Comme disait Godard, le travelling est une affaire de morale. Tout ce que je fais est d’une grande logique finalement, il n’y a rien d’extraordinaire ! »








DR


Voilà : un grand,

qui fait désormais partie de ceux dont je suivrai les pas,

sans trop de risque de déception…


Le travail ici,

en cet admirable film qu’est Des hommes et des dieux,

de Xavier Beauvois

articule magnifiquement ce que Baldine Saint-Girons,

en son très important récent opus Le Pouvoir esthétique _ cf mon récent article du 12 septembre 2010 : « les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”« _,

nomme :

le plaire et enseigner du Beau,

l’inspirer et ébranler du Sublime,

et le charmer et concilier de la Grâce,

qu’elle baptise « les trois principes du pouvoir esthétique« 

(cf son tableau synoptique récapitulatif aux pages 136-137 de ce livre majeur !)…

Si l’Art _ de cinéma : il le fait sien ! _ de Xavier Beauvois tend spontanément

vers l’émotion (si puissante) du Sublime,

c’est aussi avec la douceur (formidable) de la Grâce

et la retenue (intense et calme) du Beau

qu’il sait le faire,

quasi miraculeusement…

La force _ maximale _ de sa générosité

est tout simplement

merveilleusement bouleversante…

Et pour finir ce dossier,

cette lettre

_ testamentaire ? d’outre-tombe : sans son corps retrouvé… _

à méditer

de Frère Christian de Chergé :

Quand un A-DIEU s’envisage…

S’il m’arrivait un jour _ et ça pourrait être aujourd’hui _

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,
se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie
ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes
laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre.
Elle n’en a pas moins non plus.
En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal
qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,
et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité
qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu
et celui de mes frères en humanité,
en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort.
Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir
que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,
surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme.
Il est trop facile de se donner bonne conscience
en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,
y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église,
précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste :
« qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense !« .
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam
tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit
dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière
pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie,
je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui,
et vous, ô amis d’ici,
aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs,
centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,
en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Insha ‘Allah !

Titus Curiosus, le 25 septembre 2010

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