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Racines et indéfectibles libertés dans la construction de l’auteur du chef d’oeuvre de l’histoire de la Shoah : l’admirable et infiniment émouvant « Où mène le souvenir _ ma vie » de Saul Friedländer

16sept

Le jeudi 22 septembre prochain,

paraîtra en librairie et aux Éditions du Seuil l’admirable et infiniment émouvant Où mène le souvenir _ ma vie, de ce merveilleux auteur-historien (de la Shoah) qu’est Saul Friedländer,

dont le point culminant de l’œuvre historiographique est ce chef d’œuvre absolu qu’est le tome 2 de L’Allemagne nazie et les Juifs : Les Années d’extermination (1939-1945), achevé au printemps 2006, et paru en traduction française en février 2008 :

je viens de lire deux fois avec une éperdue admiration ce nouveau magnifique opus de Saul Friedländer qu’est ce Où mène le souvenir _ ma vie

Et quand on pense que Paul Flamand, en 1976, jugeait trop froide

_ « Intéressant, mais manque de toute émotion« , dit Paul Flamand, ainsi que le rapporte Saul Friedländer page 211 de Où mène la mémoire _ ma vie _

la toute première mouture

_ qu’il fit donc réécrire à son auteur : avec succès cette fois ! l’année 1977 _

de Quand vient le souvenir, le premier volet des mémoires de Saul Friedlânder, qui parut, après réécritures

_ à la suite, et dans l’élan, enfin trouvé, du début de rédaction, à Genève, d’une lettre à son vieux copain ( « ce vieux frère« , y écrit-il, page 117) des Samuels, à Montluçon, de septembre 1943 à avril-mai 1946, et désormais (« depuis une vingtaine d’années« , en 1976) moine à l’abbaye de Sept Fons, dans l’Allier, Georges A., auquel il venait, justement, de rendre visite, à Sept-Fons, en cette année 1976, et avec lequel il venait de s’aviser, à son retour à Genève, qu’il souhaitait échanger encore sur des points dont ils avaient oublié de parler, ces trois jours passés ensemble dans l’Allier : et c’est justement cette rédaction inachevée de cette longue lettre (jamais envoyée) à Georges A. qui devait donner à Saul Friedländer le ton enfin ! juste de ce qui allait devenir ce si émouvant Quand vient le souvenir

Page 19, Saul Friendländer justifiait ainsi, alors, en 1977, ses difficultés d’écriture : « Nous autres juifs, nous échafaudons des murailles _ rien moins ! _ autour de nos souvenirs les plus oppressants ; et même le récit détaillé se transforme parfois _ comment donc l’éviter ? _ en occultation. Ces défenses nécessaires _ qu’il faut apprendre à déjouer, contourner, à qui veut découvrir sa vérité _ sont l’un des aspects de notre névrose profonde » : celle dont Saul Friedlânder était en train de s’émanciper, en 1977, par ce premier travail d’écriture mémorielle, de Quand vient le souvenir… ;

même si le « sentiment permanent«  d’« une faille ouverte au cœur de la personnalité« , confie, pour ce qui le concerne, Saul Friedländer, en 2015, page 37 de Où mène le souvenir _ ma vie, « a fini par s’atténuer, mais m’a accompagné comme une sorte de basse continue _ en référence à la musique baroque _ à travers les hauts et les bas d’une bonne partie de mon existence«  _

aux Éditions du Seuil en 1978 ;

et que je viens aussi de relire

_ deux fois : afin de ne rien manquer (et le mieux possible m’imprégner) de ce que ce premier livre de souvenirs comporte de micro-détails à relever, ne pas manquer, et décrypter, afin de mieux saisir les arcanes complexes (comme elles le furent d’abord à l’auteur, lui même !) de l’écriture (et ses strates successives, par à-coups, au fil de découvertes…) qu’il fallait à l’auteur en quelque sorte « accoucher », de ses souvenirs enfouis, et même puissamment refoulés, et toujours à vif (« inflammatoires« , dit excellemment son interlocuteur Stéphane Bou, à la page 199 des Entretiens intitulés Réflexions sur le nazisme…).

Car ces deux volets de souvenirs que sont, en 1978 Quand vient le souvenir, et en 2016 Où mène le souvenir _ ma vie, sont très étroitement imbriqués _ une figure qui court à la fois tout l’œuvre et tout le vécu de Saul Friedländer, il faut le souligner _, ainsi que le signale déjà le miroir biaisé de leurs titres :

pour le premier volet, de 1978, il s’agit

_ temporellement, ici, et avec une forte dose de hasard, assez loin (et c’est un euphémisme) de la volonté consciente : « quand vient«  _

de la survenue spontanée, complètement incontrôlée, et violemment étonnante même, du souvenir, par delà les durables refoulements de survie ;

et pour le second, celui de 2016, il s’agit

_ spatialement, cette fois, et par un travail acharné de reprises : « où mène«  _

de l’éclaircissement patient des passionnants liens entre les avancées (par strates discontinues) du (et des) souvenir(s) surgissant de l’Inconscient,

liées aux avancées (distinctes) de la recherche la plus consciente et méthodique, maintenant, de l’auteur-historien,

articulant alors la faculté active de la mémoire, cette fois,

et les méthodes de la recherche historiographique la plus objective,

celle de ce chef d’œuvre absolu que sont, en 2008, Les Années d’extermination (1939-1945) :

très étroitement imbriquées _ il faut insister là-dessus.

Et Stéphane Bou le fait, lui aussi, remarquer dans le livre des Entretiens qui vient à son tour de paraître :

« Quand vient le souvenir et Les Années d’extermination me paraissent imbriqués _ voilà ! _ l’un dans l’autre, comme si le premier dessinait la partie mémorielle d’un ensemble plus vaste« , dit-il, page 202 ;

« Et puis quand vous critiquez cette tentation d’une domestication de l’histoire _ par les historiens d’ordinaire, académiquement, pourrait-on dire _, est-ce qu’il ne s’agit pas _ pour vous _ de maintenir le lecteur dans une sorte d’état d’enfance _ d’étonnement en permanence renouvelé, en quelque sorte ; sur un terrible qui vive à maintenir devant la terrifiante menace qui rôde, de toutes parts _ face à l’événement ?«  _ et avec sa stupéfiante sidération, au service de l’intelligence de ce qui surgit dans l’histoire advenue, dans et par les événements, sur nous, lecteurs, face à la survenue effroyable et sans la moindre pitié de chacun des meurtres, si atroce

Et Saul Friedländer de répondre, page 203 :

« Vous avez raison de dire que j’ai fait un travail analogue _ basiquement documentaire, en fait, dans les intentions de départ ; mais pas seulement, car l’écho ainsi sauvé de ces voix se prolonge et va durer, pour nous qui l’entendons, longtemps… _ dans Les Années d’extermination et dans Quand vient le souvenir lorsque j’y évoque directement _ de manière brute, sans le moindre commentaire, et en évitant tout pathos _ les voix _ et les paroles : voilà le principal ; et même le fondamental ! _ des victimes, les lettres _ précieusement conservées et relues, et décryptées, tant par rapport à ce qui les précède, que par rapport à ce qui va les suivre… _ de mes parents.

Mais aussi surprenant que cela puisse vous paraître, cette proximité _ de passation de parole directe (« brute« ) aux disparus, dans ces travaux tant d’histoire que de mémoire _ ne m’était pas venue à l’esprit. Je ne me rends pas compte que j’utilise ce même mode de double narration _ celle de l’auteur faisant place par moments à celle, brute, des disparus. Je n’ai pas fait tout seul le lien entre les deux livres, alors que sur ce plan-là, c’est en effet le même processus, la même méthode« , convient parfaitement Saul Friedländer…

Il s’agit en effet de la même géniale inspiration ! _ tant mémorielle qu’historiographique. Et qui rend si merveilleusement vivants, et même à vif, ces si grands livres.

Connaissant bien, personnellement Prague,

pour y avoir longuement séjourné _ huit jours pleins, chaque fois _ à trois reprises, l’été 1967, avec mes parents, puis en février 1993 et février 1994 avec les élèves de mon atelier de pratique artistique sur le Baroque : les deux fois nous avons rencontré, à son domicile, rue Terronska, puis en son bureau des Éditions Odeon qu’il dirigeait alors, avenue Narodni _ nous y avons même improvisé un petit concert de musique baroque, avec des musiciens pragois rencontrés au Conservatoire de Prague par Laurence Pottier et Philippe Allain-Dupré, qui étaient de notre voyage : quel moment ! _, l’ami Vaclav Jamek, auteur en 1989 du Traité des courtes merveilles, qui nous a bien initiés aux arcanes de la Prague Baroque,

je pense qu’il y a dans la méthode et le style mêmes de la recherche et de la composition _ ses rythmes syncopés et à rebondissements, nous tenant quasi constamment en haleine et en renouvellement d’attention inquiète… _ spécifiques au moins de ces livres-là, sinon des autres, de Saul Friedländer, et sans parler des voix mêmes qui nous y sont restituées, brutes, dans toute la gamme de leurs terribles tensions et appréhensions, même documentairement,

je pense qu’il y a là quelque chose _ de l’ordre de l’imprégnation flottante, puis imaginante-inspirante, plus tard _ du baroque pragois. 

Il y a là quelque chose de ce baroque pragois des six ans et demi de l’enfance tchèque

(du 11 octobre 1932, jour de la naissance du petit Pavel, jusqu’au printemps _ fin mars ? début avril ? _ 1939, pour le départ des Friedländer fuyant l’occupation de Prague par les Allemands

_ la date précise du départ définitif de Prague des Friedländer n’apparaît ni dans Quand vient le souvenir (après une première tentative de fuite arrêtée à Brno, le 12 mars 1939, car s’y trouvaient déjà les Allemands, page 36), ni dans Où mène le souvenir _ ma vie … : page17, je relève la date approximative seulement de l’arrivée des Friedländer à Paris, courant avril 1939, sans plus de précision : « L’approche des troupes allemandes mit fin à notre existence précaire à Paris, d’avril 1939 à juin 1940« … ; cette fois encore, à Paris, comme à Prague, et comme bientôt, l’été 1942, à Néris-les-Bains et Montluçon, la nasse se referme sur les Friedländer, et la menace de « l’étau«  (qui va les broyer) se fait plus pressante... _)

Et même si la phrase de Saul Friedländer a tout du classicisme français sobre,

il y a bien là, dans la composition, dans l’entrecroisement de séquences de diverses temporalités, parfois, et dans le montage syncopé saisissant de ces voix brutes, quelque chose de ce baroque pragois des six ans et demi de l’enfance tchèque de Saul Friedländer… 

De fait,

et je reviens ici à la splendide maturation, jusqu’à aujourd’hui _ où se ressent (et s’entend) aussi la légèreté joyeuse de Los Angeles, mais oui ! _ du style de Saul Friedländer

_ merveilleux écrivain (et profond admirateur du style des écrivains français : Proust, Flaubert, Alain-Fournier, dont À la recherche du temps perdu, L’Éducation sentimentale et Le Grand Meaulnes « représentaient la quintessence de l’esprit français« , se souvient avoir déclaré, en 2006, à l’occasion du 65e anniversaire de son éditeur allemand Wolfgang Beck, Saul Friedländer, peut-on lire page 25 de Où mène le souvenir _ ma vie) ;

et aussi, toujours page 25, et c’est décisif : « Mon identité culturelle est restée essentiellement française tout au long de ma vie« … ; car, « en petite classe et au cours moyen _ à Néris-les-Bains, les années scolaires 1940-1941 et 1941-1942 _, je suis devenu irrémédiablement français« , continue-t-il, page 26 ;

mais « un tel attachement à une culture déborde largement des bases scolaires. Dans mon cas au moins, je suis tombé amoureux _ et pour toujours _ de l’absolue beauté de la langue française«  ; et encore pages 26-27 : « J’aimais le style pour lui-même«  ;

si bien que, confie-t-il page 26 : « aujourd’hui, j’écris en anglais pour des raisons pratiques, puisque je vis aux Etats-Unis (à Los Angeles), mais je continue encore à penser en français, et je ferais mieux d’écrire en français« … ;

et encore, page 30 : « et assez curieusement, alors que j’enseigne en hébreu ou en anglais, je n’ai jamais cessé jusqu’à ce jour _ de 2015 _ d’écrire mes notes préparatoires en français«  _,

de fait,

que d’aisance, de légèreté épanouie et de liberté souveraine dans le style,

et de densité et profondeur confondantes dans le contenu de connaissance (que ce soit historiographique, ou que ce soit mémorielle) se construisant pas à pas, dans cette écriture magistrale

_ à l’échelle de « l’essentiel« , et de « l’éternité«  : ce sont des mots de Saul Friedländer, et à plusieurs reprises ; et avec tout le recul qui convient, notamment face à sa réussite-accomplissement magnifique d’historien de la Shoah… _

de ce nouvel opus de souvenirs, en 2016, pour nous, qu’est ce splendide et merveilleux Où mène le souvenir _ ma vie

après le splendide et totalement accompli Les Années d’extermination, achevé dix ans auparavant, en 2006 ;

et couronnement d’une carrière d’historien qui n’est pas passé par le cursus universitaire classique,

puisque c’est directement, en quelque sorte, que Saul conçut et rédigea, de septembre 1961 à décembre 1963, où il la soutint, sa thèse de doctorat (sur le sujet « le rôle du facteur américain dans la politique étrangère et militaire de l’Allemagne, septembre 1939 – décembre 1941 » : sans rapport direct avec la Shoah…), à l’Institut des Hautes Études internationales, à Genève,

sans avoir appris ce métier d’historien autrement que par des recherches sur le tas, aux archives de Bonn, Coblence, Fribourg et Londres,

et en ayant rencontré certains des acteurs de cette politique, tel l’ancien Amiral Karl Dönitz, avec lequel il s’entretint, en son domicile d’Aumühle en décembre 1962, et dont il apprit vite à identifier les mensonges (cf Où mène le souvenir _ ma vie, pages 105 à 107).

Ici, et à propos de cette réussite absolue qu’est Les Années d’extermination,

je me souviens qu’en mai 2008dans un courriel à Corinne Crabos me proposant d’ouvrir un blog (où j’aurais carte blanche) sur le site de la librairie Mollat

_ courriel qui constitua tel quel (sans nulle retouche), le 3 juillet 2008, l’article d’ouverture de mon blog En cherchant bien, et dont voici un lien (l’article n’a pas vieilli) : Le Carnet d’un curieux _,

j’avais _ imprudemment ? _ annoncé :

« Et viendra le premier article,
à propos de, probablement, l’ouvrage magistral (”d’une vie”),
et n’éclairant pas _ tout se tenant _ que sur le passé,
de Saul Friedländer : L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination 1939-1945,

une priorité de lecture !« …

Or, étrangement, probablement pris par la rédaction, quasi à jet continu, d’articles, ce mois de juillet 2008,

telle par exemple cette _ significative _ série de deux sur le passionnant Jeudi Saint, de Jean-Marie Borzeix, à propos de l’arrestation, le jeudi 6 avril 1944, d’un juif d’origine polonaise, Chaïm Rozent, réfugié à Bugeat, en Haute-Corrèze, par des soldats allemands traquant des Résistants (l’assassinat eut lieu un peu plus loin, sur la route d’Eymoutiers, le lendemain) : Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) _ « étude critique », le 16 juillet 2008 ; et Lacunes dans l’histoire , le lendemain 17 juillet, deux articles qui pourraient bien intéresser Saul Friedländer ! _ et, les relisant huit ans plus tard, je m’avise que je maintenais ce projet de rédiger cet article sur Les Années d’extermination _,

je ne rédigeais pas alors un tel article sur ce L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination 1939-1945,

probablement tant me clouait d’admiration cet immense absolu chef d’œuvre,

si dense, si riche, si extraordinairement large

_ « Bien avant de l’écrire, je savais qu’une telle histoire devait être globale et intégrée _ voilà ! _ ; il lui fallait inclure et restituer l’évolution imbriquée _ voilà ! un travail de très large envergure, donc _ de la politique nazie, des réactions de tous les gouvernements et sociétés d’Europe et de quelques autres pays (aussi bien leurs initiatives que leur absence d’initiative) et, plus encore, les attitudes et les réactions des Juifs, d’où qu’elles viennent, tout au long de la période« , pour reprendre les mots mêmes de Saul Friedländer, page 300 de Où mène la mémoire _ ma vie _,

et si puissamment émouvant ! ;

ce L’Allemagne nazie et les Juifs : les années d’extermination 1939-1945, cet immense et absolu chef d’œuvre

dans lequel Saul Friedländer nous donnait si vivement (à vif ! en même temps qu’on ne peut plus sobrement) à entendre, surtout, et écouter enfin, tant de sublimes voix _ voilà ! _ re-surgies des fosses (et des cendres issues des fours crématoires) où les nazis avaient tenté de les engloutir, et sans noms, pour jamais !!!

Et dans la foulée de cette lecture si puissamment marquante des Années d’extermination (1939-1945), lors de sa parution en février 2008,

je me souviens m’être adressé à l’ami Georges Bensoussan

_ rencontré, avec le père Patrick Desbois, lors d’un colloque du CRIF à Bordeaux (« Les Enfants de la guerre _ réparer l’irréparable« ), le 31 janvier 2008 : j’étais allé chercher le Père Desbois, l’auteur de l’indispensable Porteur de mémoires, à l’aéroport, et l’avais conduit à son hôtel, au centre-ville ; et le soir je m’étais longuement entretenu avec le Père Desbois et Georges Bensoussan avec lesquels j’avais dîné lors du repas qui avait conclu le colloque _

pour lui demander de bien vouloir aider à faire ré-éditer certains des témoignages de victimes de la Shoah, découverts là, en cette longue et richissime trame tracée ici par Saul Friedländer, si intensément, et dont les tirages étaient épuisés ; ce que Georges Bensoussan fit bien volontiers.

Mais, par exemple, les Carnets d’un témoin (1940-1943), de Raymond-Raoul Lambert, édités par Fayard en 1985, et épuisés depuis, n’ont hélas toujours pas reparu !

L’été suivant, invité à Aix-en-Provence par Michèle Cohen à la Non-Maison, et assistant avec elle, le dimanche 20 juillet 2008, à une commémoration des victimes de la Shoah à la gare des Milles, j’avais pu découvrir, parmi d’autres citations sur des panneaux apposés sur le quai, une phrase de Raymond Raoul Lambert extraite de ses Carnets d’un témoin : une des raisons de mon souvenir…

Le travail de reviviscence le plus vivant possible _ comme sait en parler aussi l’excellent Patrick Boucheron, à propos des difficultés de réception des livres d’historiens… _ doit être inlassablement poursuivi, quelles que soient les utilisations que certains, ici ou là, peuvent, pour des raisons parasites,  politiques ou autres, en faire :

pour que la connaissance juste continue d’être disponible, et son travail, continué, poursuivi,

maintenant que s’achève l’ère du témoin, selon le titre lucide que donna Annette Wieviorka, à son beau livre, L’Ère du témoin, en 1998.

Surtout, pour qu’une présence _ celle de voix et de paroles effectivement prononcées _ demeure, par-delà ce (et ceux) qui a (et ont) disparu(s), massacré(s) ;

et aussi contre _ au-delà du cas même du négationnisme _ la néantisation _ et cela, quels qu’en soient les motifs : conscients ou inconscients _ de l’oubli des survivants.

Sur la préservation parfois difficile de la présence,

cf ces autres lignes, écrites en 1977, quand Saul Friedländer commençait à peine à Genève le difficile effort de remémoration de ses d’abord pauvres et minces souvenirs _ « Nous autres, juifs, nous échafaudons des murailles autour de nos souvenirs les plus oppressants ; et même le récit détaillé se transforme parfois en occultation. Ces défenses nécessaires sont l’un des aspects de notre névrose profonde », lit-on, je le rappelle ici, page 79 de Quand vient le souvenir _et que l’on trouve page 138, de Quand vient le souvenir :

« Les lettres _ maintenant _ sont là _ pour le moment _, ainsi que deux ou trois photographies jaunies.

Bientôt, pour les autres _ et ce n’est pas sans raison que Saul Friedländer dédie deux volumes de L’Allemagne nazie et les Juifs à ses petit-enfants… _, ces vestiges _ documentaires, faute d’être interrogés _ ne signifieront plus rien.

Écrire, donc, il le faut.

Écrire, c’est retracer les contours du passé d’un trait moins éphémère peut-être que le reste ;

c’est tout de même conserver une présence _ celle des voix et des paroles effectives des disparus assassinés _ ;

c’est pouvoir raconter également qu’il y eut un enfant qui vit sombrer un monde et en renaître _ avec espoir, et même joie _ un autre aussi.« 

Titus Curiosus, ce vendredi 16 septembre 2016

Deux sublimes « Journaux » de deux immenses écrivains : Jean Clair et Pierre Bergounioux, ou de merveilleuses « Variations Goldberg » autres que musicales…

21avr

A l’heure où j’écoute et ré-écoute les Variations Goldberg de Bach

dans la quasi parfaite version de Pascal Dubreuil (qui paraît chez Ramée : CD RAM 1404) _ d’une seule admirable jubilatoire coulée ; ne me gêne (un peu) que la lenteur, un peu excessive à mon goût, de l’Aria initiale ; tout le reste avance et « reprend » (= « varie », creuse, développe, approfondit) idéalement !!! Ad majorem gloriam Dei ! Quelle joie ! _,

ma seconde lecture attentive du très dense et infiniment riche La Part de l’ange _ Journal 2012-2015 de Jean Clair

m’incite à lui rendre immédiatement un peu, si peu que ce soit, ici, de la grâce reconnaissante qu’il donne ;

et cela en l’associant à un autre Journal _ ô combien différent ! pourtant ; à l’opposé, peut-être même… _ qui m’a enchanté, lui aussi _ et c’est peu dire (mais j’ai adressé aussitôt un mail de remerciement d’enchantement à l’ami Pierre Bergounioux) : quelle sublime attention rendue au quotidien des jours qui s’ajoutent, au fil des mois, saisons et années : dans la singularité de détail, comme vierge à (et pour) l’intensité de la perception, de ce qui se présente et advient, arrive (l’accident !), au sein de ce qui se répète et dure, provisoirement probablement _ telle la diminution constatée au fil des ans du nombre de truites pêchées dans les rivières et ruisseaux de Corrèze, pour prendre un seul exemple… _, intitulé, lui, Carnet de notes 2011-2015 :

ce sont ainsi deux célébrations _ les deux non sans tonalité mélancolique ! mais quelles qualités de joie de lecture ils nous procurent-donnent !!! _ des jours qui passent (et de leur qualité, non sans douleur, si précisément et lumineusement ressentie par ces deux grands auteurs-écrivants, si magnifiquement attentifs, et si richement cultivés, tous deux : source de la puissance de leur formidable perspicacité de décrypteurs du réel !..), au fil d’une histoire générale bien peu satisfaisante, elle ;

deux célébrations dont je désire ici, un peu, et forcément modestement, comme à mon tour, après eux, donner témoignage…

Déjà, la 4e de couverture de ce nouvel opus de Jean Clair présente et résume excellemment ;

la voici donc :

« La part de l’ange _ ou des anges _ est la part du fût occupée par l’«esprit» volatil d’une distillation _ de vins, d’alcools ; « on y entend le froissement d’un envol » (page 85). C’était aussi la part de l’oreiller laissée vide pour l’ange _ gardien _ qui veille sur le sommeil de l’enfant. C’était, dans les sociétés anciennes, l’offrande _ sacrificielle _ aux dieux, les prémices d’une récolte, pour assurer les moissons futures.


Une société moderne _ laïcisée surtout _ exclut le don _ inutile, en pure perte, et donc vain : gaspillé _ à des puissances invisibles, génies ou divinités _ y compris anges !.. Le prix _ de vente et d’achat _ y remplace la valeur _ au-delà même de la valeur d’usage comme de la valeur d’échange _, y compris pour ce qui est sans prix. Mais c’est se condamner à la stérilité et au désespoir _ c’est-à-dire le nihilisme ; soit, la thèse civilisationnelle fondamentale de Jean Clair à propos de notre Âge (d’hyper-échangeabilité)…


Historien de l’art, auteur d’expositions mémorables comme «Mélancolie» _ en 2005 _, l’auteur de ce Journal a été l’observateur _ minutieux, patient subtil et perspicace _ du changement : le Musée imaginaire _ de Malraux _ est _ maintenant _ devenu une _ simple _ salle de ventes. Il s’en explique _ pages 389 à 398 _, parmi d’autres souvenirs, dans un entretien avec Malraux _ de 1974 _ demeuré inédit _ sur le devenir contemporain de l’Art, cf aussi L’Hiver de la culture ; et mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain.


Comment un enfant grandi dans le silence du pays mayennais _ cf surtout La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _ a-t-il pu finir ses jours sous la Coupole où l’on discute chaque semaine des mots du Dictionnaire? À l’origine de cette trajectoire, qui le laisse aujourd’hui désemparé _ cf là-dessus l’extraordinaire (et effrayant) chapitre intitulé Les Bibliothèques, pages 281 à 294… _, une double expérience : la psychanalyse, dont il est très jeune un patient, gardant le silence dont il connaît le prix, puis la découverte de la peinture qui, mieux que la littérature, garde elle aussi le silence.


Pour la première fois _ pas tout à fait : cf, déjà (en plus de Journal atrabilaire, en 2006), Lait noir de l’aube _ Journal, en 2007, et La Tourterelle et le chat huant _ Journal 2007-2008 _, Jean Clair donne comme sous-titre à son texte Journal 2012-2015, comme s’il reconnaissait que ses écrits littéraires parus chez Gallimard, depuis le Court traité des sensations en 2002, jusqu’au Dialogue avec les morts en 2011 _ cf mon article « Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies« , rédigé le 27 mars 2011 _ et aux Derniers jours en 2013 _ cf mon article « « La lumière plus chaude du soir » : la lucidité puissante de Jean Clair dans « Les Derniers jours » », rédigé le 29 octobre 2013 _, étaient les pans d’une même œuvre _ en effet, et dont je suis un passionné lecteur ! _, fascinante à plus d’un titre, qui le met au niveau des grands diaristes _ oui ! _, et dont La part de l’ange est le nouveau volume

_ à la toute fin du chapitre La parole, aux pages 344-345, Jean Clair explique cette situation sienne de diariste, en effet, de son réel :

« Est-ce pour la même raison _ cette stupeur, cette impossibilité à dire, à narrer des histoires, à composer des dialogues comme ceux qu’on lit, étagés et séparés par de petits tirets, dans les livres d’aujourd’hui _ que je me cantonne _ cf le mot de Samuel Beckett à l’enquête de Libération : « Bon qu’à ça !«  _ dans la réalité qui m’entoure. Il m’est difficile de raconter des événements que je n’ai pas vécus, de feindre _ par la fiction, donc _ des sentiments que je n’ai pas éprouvés, de rapporter des mots que j’ai peut-être entendus mais que j’ai oubliés. A quoi bon raconter des histoires ? »…

Le 4e volume de Journal intitulé Carnet de notes de Pierre Bergounioux, cette fois-ci ne couvre plus dix ans (Carnet de notes 1980-1990, Carnet de notes 1991-2000, Carnet de notes 2001-2010), comme faisaient les trois premiers volumes, mais cinq ans : 2011-2015 ; et son achevé d’imprimer est daté de janvier 2016 _ les achevés d’imprimer des précédents volumes portaient, eux, et c’est à relever !, les dates de mars 2006, août 2007 et janvier 2012 : cela ne fait donc que depuis dix ans seulement que nous pouvons accéder à ce chef d’œuvre absolu de Pierre Bergounioux qu’est son Carnet de notes

C’est que pour Pierre Bergounioux le temps (de sa vie) semble maintenant _ mais depuis quand, au fait ? depuis toujours ? depuis son passage à l’écriture de ce Journal, précisément ?.. _ s’accélérer, face au vieillissement du corps, à la détérioration de la santé et aux signaux annonciateurs (cardiaques principalement) de la finale disparition physique, scandant de plus en plus les notations toujours merveilleusement précises et détaillées de son Journal…

En recherchant dans mon agenda, je m’avise que c’est en 2012 _ seulement ! _ que j’ai découvert-lu son Journal (celui de 2001-2010, tout d’abord), après avoir écouté, sur la route entre mon lieu de travail et mon domicile, une longue interview de l’auteur sur France-Culture, qui m’avait en partie passablement agacé, irrité même, par la noirceur de son pessimisme ; ce qui ne m’avait pas empêché de vouloir le lire ; et donné, l’ayant lu, le désir très puissant de lire en suivant les deux premiers volumes parus (1980-1990 et 1991-2000). J’ai joint alors l’auteur par téléphone pour lui dire de vive voix toute mon admiration.

Alors que le Journal publié de Jean Clair est pour l’essentiel un raboutage thématique _ comme en témoignent le découpage en chapitres, ainsi que les titres donnés à la plupart (22 /25) de ces chapitres : les mots, le sol, la langue, la valeur, Caput mortuum, l’origine, les météores, le garde-temps, les rêves, les visages, le jardin des espèces, les voiles, le camouflage, la porte, Choses vues, les figures, les bibliothèques, Cari Luoghi, la parole, Finis Europæ, l’ordure, l’envol de l’ange ; s’ajoutent seulement un Fragment d’un Journal I, un Fragment d’un Journal II et une Coda _ de pages effectivement écrites au fil des jours

_ cf pages 66-67 : « (Car s’il me faut reprendre cette belle métaphore du journal, il me semble que le travail de ce journal-ci s’écarte de celui des paysans qui traçaient jour après jour un sillon, et alignaient le tracé de leurs pas selon l’écoulement des heures _ ce qui caractérise le Journal de Pierre Bergounioux ! _, mais plutôt, dans ce temps sans passé ni futur _ à dimension d’éternité, donc _ de la création littéraire, qu’il se rapproche du second aspect du travail des champs, celui de la « reprise », de l’assemblage de morceaux disparates, venus de temps et de lieux différents, un travail donc qui ressemble à celui de la couturière _ voilà ! _ qui travaille avec des restes, qui rapièce et raboute, si bien que le « Journal », écrit, n’aura rien d’un journal au sens du quotidien des charrues, mais proposera plutôt dans son déroulement, une fois rebâtie _ voilà ! _, l’image _ seconde, et non brute _ d’une continuité idéale qui n’a jamais été.)« … _,

et avec peu de liens nets et avérés avec des événements précis et détectables de l’actualité (et au fil de celle-ci),

le Journal de Pierre Bergounioux est, lui, strictement chronologique, et très étroitement lié aux mille détails-accidents éminemment sensibles (intensément, mais toujours sobrement _ et avec pudeur _, ressentis par lui) des travaux et des jours, ainsi que des saisons, et tout ce qu’en ressent l’auteur en en faisant le récit en son écriture magnifique (et qui se veut assez objective : dénuée de pathos !) _ ce qui me rappelle les merveilleuses notations (si poétiques aussi…) sur les saisons, au Japon, en l’an mil, de Sei Shonagon, en son sublime Notes de chevet Jusqu’aux horaires précis de lever qui sont scrupuleusement notés par cet inlassable travailleur et annoteur, aux antipodes de l’hédonisme, qu’est Pierre Bergounioux…

En effet ce tout récent, tout frais _ publié dès janvier 2016 par Verdier à peine l’encre de la page du 31 décembre 2015 achevée de sécher… _ Carnet de notes 2011-2015 de Pierre Bergounioux, est tout particulièrement marqué, scandé, par les problèmes de santé, et au premier chef ceux de Mam, la mère de Pierre, qu’un accident vasculaire cérébral survenu le 7 août 2012 contraint à quitter sa maison (puis l’hôpital) de Brive pour une maison de retraite, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse _ à 4 kilomètres du domicile de Pierre et sa compagne Cathy à Gif-sur-Yvette _, où Mam va résider désormais, de son arrivée le 15 octobre 2012, jusqu’à son décès, trois ans plus tard, le 12 novembre 2015 ; mais les ennuis de santé assaillent de plus en plus, aussi, Pierre lui-même _ né en mai 1949 _, victime d’une hypertension récurrente ; Cathy, sa compagne, aussi ; ainsi que leurs enfants et petit-enfants…

Voici, pages 1175 à 1177, le récit de la journée du 14 novembre 2015 :

« Debout à six heures. Le chagrin _ de la mort de Mam, décédée le matin du 12 novembre, l’avant-veille _ veillait à mon chevet. J’apprends encore _ par la radio probablement ; moi ce fut par la télévision, à 23 heures, le 13, au retour d’un concert Durosoir auquel j’avais assisté à Hendaye _ que de nouveaux attentats _ après ceux de janvier (Charlie Hebdo, etc.) _ ont été perpétrés hier soir _ 13 novembre _, à Paris. Il y aurait plus de cent morts. L’état d’urgence a été décrété. Pareille chose ne saurait être sans effet sur l’ensemble de l’activité _ dont ce qui était prévu des siennes… Un courriel du Collège de France, envoyé dès minuit, m’avise que la deuxième journée du colloque, sur Barthes _ où Pierre devait intervenir _, est annulée. Je suppose qu’il en ira de même pour la conférence sur le climat, à l’Assemblée _ autre intervention programmée de Pierre Bergounioux pour ce 14 novembre. Mais en l’absence d’informations, Cathy me descend _ de leur maison de Gif _ à Courcelle _ la station du RER la plus proche de chez eux _, à huit heures moins le quart. Je verrai sur place. Nous étions à mi-chemin _ entre la maison et la gare _ lorsque le portable tinte. C’est un SMS de la Maison des écrivains. Le Parlement sensible ne siègera pas non plus _ à l’Assemblée Nationale. Nous rentrons _ donc. Il me semble vivre une période de grand malheur. Mam nous a quittés et des fous furieux abattent des gens par dizaines, dans les rues _ sans plus de notation là-dessus…

Et ce n’est pas fini. Je viens à peine d’entamer l’abondant et triste courrier dont il faut s’occuper après un décès, quand Paul _ le fils cadet de Pierre et Cathy _ téléphone. Soulef _ l’épouse de Paul, enceinte de leur second enfant _ a fait un malaise. Les pompiers l’ont conduite aux urgences du Kremlin-Bicêtre _ hôpital où exerce Jean, le frère aîné de Paul. Il voudrait être auprès d’elle, mais il a Sarah _ leur fille _ sur les bras. Nous partons la chercher. On roule facilement. Nous sommes à Cachan _ au domicile de Paul et Soulef _ dans la demi-heure, embarquons les petits _ soient Paul et sa fille Sarah _, déposons Paul devant l’entrée de l’hôpital _ du Kremlin-Bicêtre _ et rentrons _ à Gif _ avec la demoiselle _ Sarah. Elle réclame son père _ Paul _ d’un ton plaintif et Cathy va lui sacrifier sa journée, avec une brève interruption pendant que l’autre _ Sarah _ fait la sieste, pour arrêter des cultures, à l’institut _ à Orsay, où Cathy est chercheuse en biologie.

Je rédige une lettre après l’autre, cherche des adresses dans les papiers, sur Internet. Mam était affiliée à plusieurs caisses de retraite, un peu partout dans le pays, Brive, Tulle, Limoges, Chartres, Paris. Tout était soigneusement classé et elle continue, par delà la mort, à me faciliter la vie. IL n’est pas loin de six heures du soir lorsque j’ai dépêché, à peu près, cette corvée. Mais il s’agissait de Mam et rien, alors, ne me coûte. Je pense continuellement à elle, avec une peine infinie, des bouffées de détresse.

Soulef a pu quitter l’hôpital en milieu d’après-midi. Mais elle est toujours nauséeuse _ elle est enceinte (de son second enfant) _ et doit rester allongée.

J’étais couché lorsque j’entends, à l’étage, les cris et les pleurs de Sarah, la voix de Cathy qui tente, sans succès, de la consoler puisque, l’instant d’après, elle descend, la petite sur le dos. Nous allons la ramener chez elle _ à Cachan _, comme la dernière fois. Nous rassemblons vêtements, chaussures, jouets et repartons pour Cachan. Très peu de circulation à dix heures du soir. Nous roulons sous un ciel qu’on croirait peint, un vélum sur lequel un artiste de très grande taille aurait dessiné des nuages de couleur claire, aux bords nets, sur fond noir. Nous restituons la petite à ses parents et reprenons aussitôt la route (Cathy a fait le voyage en robe de chambre).

Pour la première fois depuis trois ans, j’étais ici _ à Gif _ et je ne suis pas monté à Saint-Rémy _ à la maison de retraite où résidait Mam depuis le 15 octobre 2012. Et la douleur _ cardiaque _ me reprend avec une véhémence intacte.«

Bien sûr, le style de Journal de Jean Clair et le style de Journal de Pierre Bergounioux ont peu à voir l’un avec l’autre ;

et leur culture _ leurs références : ouvertes comme à l’infini chez l’un comme l’autre ! _ est assez dissemblable ;

ainsi que le détail de l’argumentaire de leur sévère diagnostic civilisationnel.

Et pourtant ce sont, tous deux, de merveilleux écrivants inlassables formidables décrypteurs des micro-signes de l’époque,

tous deux d’une très grande probité, et d’une inépuisable richesse…

À se mettre, lecteur, dans les pas de leur démarche d’écrire-penser _ si généreusement curieuse, toujours, et si subtilement attentive _, cette démarche si précise et si fine, si probe aussi, d’observation droite du réel et d’analyse impitoyablement perspicace de ce réel auxquels ils ont, personnellement, et toujours de près, d’abord, à faire, ici et maintenant, sous leurs yeux et sous leurs doigts et mains, tous deux ;

mais élargissant, tous deux, la vision de l’analyse à tout ce qui vient constamment leur donner, comme à profusion de lucidité, le geste optique de recul d’élucidation _ ce va-et vient entre le microscope et le télescope dont parle Proust à la fin du Temps retrouvé _, puisé à leur inépuisable fond de culture si judicieusement convoqué,

les lire est une source renouvelée d’intelligence sensible et de découverte de vérité.

Merci à eux deux !

Et à leur art _ obstiné ! _ de si merveilleusement « varier« , hic et nunc, à dimension d’éternité…

Titus Curiosus, ce lundi 18 avril 2016

Sur un enquêteur-passeur de vérité : le cinéaste-documentariste Leo Hurwitz (1909-1991) _ une oeuvre (de courage et de souffle) à découvrir

20mar

Découvrant dans Le Monde de ce jour, 20 mars 2011, un passionnant article de Jacques Mandelbaum, La Part maudite du rêve américain,

focalisé tout particulièrement sur l’œuvre (filmique)

_ qui continue d’en déranger beaucoup, en dépit du passage du temps (cf l’information donnée à la fin de l’article sur l’attitude des autorités américaines, même sous présidence Obama !) _

du cinéaste documentariste Leo Hurwitz (1909-1991),

je l’adresse illico

à mon ami Bernard Plossu,

qui a rencontré et connu _ et vénère ! _ le très grand Paul Strand (1890-1976),

qui lui-même travailla avec Leo Hurwitz

_ voilà ce qui m’a fait accorder une attention toute spéciale à cet article (et à Leo Hurwitz !) _ ;

ainsi qu’à Georges Didi-Huberman,

dont le travail en cours quant à L’Œil de l’Histoire _ cf ses passionnants Quand les images prennent position et Remontages du temps subi ; cf aussi mes articles sur ces deux livres majeurs : celui du 14 avril 2009, L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer ;  et celui du 29 décembre 2010, La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans “Remontages du temps subi” … _

porte sur de pareilles dialectiques (créatrices !) au montage _ probe ! _ d’images au service de davantage de vérité !!!

par l’intensité (d’un art juste !)…

Voici donc

_ truffé de mes farcissures _

l’article La Part maudite du rêve américain,

de Jacques Mandelbaum,

paraissant ce 20 mars dans l’édition du Monde :

La Part maudite du rêve américain

| 19.03.11 | 14h58  •  Mis à jour le 19.03.11 | 14h58

Voilà déjà trois ans que Javier Packer-Comyn, citoyen et cinéphile belge de 42 ans, a pris les commandes, à Paris, de Cinéma du réel, l’un des plus prestigieux festivals de films documentaires au monde. La manifestation, qui présente cette année quelque deux cents films, n’a pas à s’en plaindre, sa fréquentation ayant augmenté de plus de 30 %. Parallèlement à la compétition, la programmation patrimoniale est notablement devenue un pôle attractif. C’est particulièrement le cas de cette 33e édition, qui présente un passionnant panorama du documentaire engagé américain.

Hommage est d’abord rendu à une figure majeure du genre, Leo Hurwitz, mort en 1991 dans un relatif anonymat. Réalisateur pour le compte de la chaîne CBS de l’intégralité du procès Adolf Eichmann, en juin 1961, à Jérusalem _ c’est en effet, déjà, bien intéressant _, son nom fut évoqué lors de la sortie d’Un spécialiste (1999), un montage de cette archive _ voilà _ réalisé par Eyal Sivan et Rony Brauman. Pour autant, et l’homme et l’œuvre restent largement méconnus.

Issu de l’immigration juive de Russie, Leo Hurwitz naît à Brooklyn en 1909. Il étudie le cinéma à Harvard puis adhère, en 1931, à la Film and Photo League, un collectif de cinéastes proches du Parti communiste qui, en contrepoint au cinéma hollywoodien, veulent témoigner _ voilà _ de la lutte et de la répression des classes populaires aux États-Unis durant la Grande Dépression.

Sous l’influence de l’avant-garde cinématographique soviétique _ c’est à noter ! _, Hurwitz s’éloigne _ bientôt : trois ans plus tard _ de cette structure pour fonder en 1935, avec Irving Lerner et Ralph Steiner, la coopérative Nykino, sur des bases esthétiques qui prônent un dépassement _ voilà ! _ du documentaire. Cette recherche du « film révolutionnaire » qui synthétiserait _ voilà ! par quelque aufhebung _ l’exactitude _ vérité littérale _ du document et la liberté _ justesse (profonde) d’esprit et de cœur ! _ de la fiction _ là intervient l’art (davantage en mouvement !) de l’artiste… _ donne enfin naissance, en 1937, à Frontier Films, société de production _ sur de tels principes ! _ qui compte parmi ses membres le photographe Paul Strand _ l’immense artiste, ami (et vénéré !) de l’ami Plossu… _ et le cinéaste Joris Ivens _ de Paul Strand, le récent Paul Strand in Mexico (aux Éditions Aperture) est disponible en librairie : sur les tables du rayon Beaux-Arts de la librairie Mollat, au moins L’association sombre en 1941, l’effort de guerre, puis la guerre froide, rayant pour longtemps de la carte toute tentative de ce genre aux États-Unis.

Cette rétrospective permet de découvrir six films de Leo Hurwitz réalisés entre 1941 et 1980.

Les plus remarquables sont Native Land (co-réalisé avec Paul Strand _ le re-voici ! _ en 1941), chronique impitoyable du dévoiement de l’idéal _ aïe ! aïe ! aïe ! _ des Pères fondateurs et de l’injustice sociale qui règne aux États-Unis ; Strange Victory (1948), stigmatisation au vitriol _ boum ! _ de la ségrégation raciale gangrenant la nation qui vient de délivrer le monde du nazisme ; An Essay on Death (1964), hommage au président assassiné John F. Kennedy en forme de méditation panthéiste sur la mort ; A Woman Departed (1980), monumental et bouleversant « tombeau » _ un genre donnant parfois, sinon (assez) souvent, l’occasion d’œuvres (un peu plus) sublimes (que d’ordinaire)… : cf les tombeaux de Froberger et de Louis Couperin ; ou Le Tombeau de Couperin, de Maurice Ravel… _ dédié à son épouse décédée en 1971, Peggy Lawson, qui revisite l’histoire politique du XXe siècle.

Irritant, déroutant, exaltant

Ce parcours _ courageux et relativement singulier _ révèle un cinéaste étrange, irréductible _ voilà ; nous retrouvons ici la singularité, non politique certes, mais esthétique (en son très haut « Idéal d’Art« , en son cas), d’un Lucien Durosoir ! Irritant par certains aspects (l’emphase, l’ubiquité de la voix off, l’omniprésence de la musique) _ tous des traits d’irruption forte (dans le film) de l’artiste : un peu loin de l’impassibilité du documentariste des « faits«  bruts ! _, déroutant par d’autres (l’équilibre précaire _ vibrant, justement ! _ entre documentaire, images d’archives et scènes reconstituées) _ voilà bien de l’audace ; et de la vulnérabilité ! _, et néanmoins exaltant _ nous retrouvons bien là un des traits du « sublime«  tel que l’analyse si finement et justement Baldine Saint-Girons, en son indispensable Pouvoir esthétique Par son art dialectique du montage _ cf, donc, les travaux si éclairants de Georges Didi-Huberman ! notamment sur le génie de Brecht en son livre de photos sur la guerre de 39-45… _, par la puissance _ voilà : un facteur éminemment décisif ! à l’heure des robinets d’eau tiède uniformisée : surtout le moins de vagues possible… _ de son témoignage _ un acte crucial ; cf, ici, les travaux de Carlo Ginzburg ; ainsi Unus testis, pages 305 à 334 in l’important Le fil et les traces _ vrai faux fictif, traduit par Martin Rueff _, par son indignation  jamais désarmée _ voilà _, pour employer un mot redevenu d’actualité _ bonjour, Monsieur Stéphane Hessel !.. La collision _ oui ! _ entre vision personnelle et ambition unanimiste _ oui ! au nom du « peuple » entier : il n’est pas encore tout à fait assassiné… _, élégie intime et embrasement politique _ intimement unis, tissés… _, patriotisme et internationalisme, fait de cette œuvre au génie bancal _ oui : le « génie«  (cf ce qu’en dit Kant, en sa Critique de la faculté de juger…) l’est toujours si peu que ce soit, « bancal« , en ses avancées fortement singulières… _, perpétuellement à contre-courant, le lieu d’une utopie _ vive : au (haut) nom de l’Homme, et a contrario des bassesses utilitaristes ; cf Ernst Bloch, Le Principe-Espérance, et Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société

Au programme également _ de ce festival Cinéma du réel au Centre Pompidou… _, un document inédit entouré d’un grand mystère : Henchman Glance (Le Regard du bourreau). Il s’agit d’un remontage _ coucou, Georges Didi-Huberman ! _ réalisé récemment par Chris Marker d’une bande filmée par Hurwitz _ toujours lui _ durant le procès Eichmann, mais non intégrée _ alors _ à son film. Celle-ci fut tournée hors audience alors que le maître d’œuvre de la « solution finale » _ Adolf Eichmann, en l’occurrence _ découvrait en compagnie de son avocat le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, qui devait être produit plus tard comme pièce du procès. Cette séance (samedi 2 avril, à 18 h 15 _ à noter ! au Centre Pompidou, pour ce visionnage du Regard du bourreau, donc, de Chris Marker re-montant ce qu’avait filmé, « hors audience« , Leo Hurwitz, en juin 1961… _) sera présentée par les historiennes Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, ainsi que par le fils du cinéaste, Tom Hurwitz.

On trouve enfin dans la programmation intitulée « America is hard to see« , un plus large échantillon de ces documentaires alternatifs américains.

Entre les contre-actualités _ voilà ! _ de la Film and Photo League

et les œuvres de Frontier Films,

ces archives sont précieuses,

car elles sont les seules à dévoiler _ voilà ! _ un pan occulté _ encore… _ de l’histoire contemporaine américaine, depuis les grandes marches de la faim des années 1930 jusqu’à la répression qui frappe les syndicalistes, en passant par les exactions commises contre la minorité noire.

On notera _ encore aussi _ dans cet ensemble _ riche et original _,

la première projection française de With the Abraham Lincoln Brigade in Spain (1938), saisissant court-métrage _ merci ! _ du photographe Henri Cartier-Bresson _ 1908-2004 _ retrouvé en 2010, consacré aux volontaires américains sur le front de la guerre civile espagnole.

Ce riche ensemble, qui fait partie intégrante du patrimoine américain, n’en a pas moins suscité une étonnante réaction :

contrairement à l’habitude, l’ambassade des États-Unis a refusé _ tiens, tiens ! sur quelles consignes ? _ toute participation financière aux frais de cette présence américaine au festival,

faisant savoir à Javier Packer-Comyn que la programmation « n’est pas conforme à l’image que veut donner le pays« … _ le souci de la vérité ne l’emporte donc pas encore sur une palette, somme toute, toujours bien étroite d’« intérêts«  ! Nonobstant le président Obama !.. De quoi donc ce « refus«  est-il l’indice ?.. Ah ! la realpolitik !!!

Cinéma du réel.

Centre Pompidou,

place Georges-Pompidou, Paris 4e,

M° Rambuteau. Tél. : 01-44-78-45-16.

Du 24 mars au 5 avril.

Cinemadureel.org

Jacques Mandelbaum

Article paru dans l’édition du 20.03.11

Un article et une manifestation

décidément

bien intéressants :

sur l’œuvre

assez singulière : encore dérangeante par ses audaces,

et « vraie« 

d’un Leo Hurwitz :

à aller découvrir…

Titus Curiosus, ce 20 mars 2011

La désobéissance patiente de l’essayeur selon Georges Didi-Huberman : l’art du monteur dans « Remontages du temps subi »

29déc

C’est avec une jubilation que je veux partager ici
que je m’enrichis du second volet du remarquable travail de Georges Didi-Huberman L’Œil de l’Histoire


_ cf à propos de son premier volet (à propos du livre d’images de Brecht), Quand les images prennent position,

mon article du 14 avril 2009 : L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer _,

intitulé, cette fois : Remontages du temps subi

et portant sur deux travaux d’efforts de lisibilité (cinématographique, pour l’essentiel _ et cela, par un travail très précis, très sobre et très probe ! de « re-montage« , quasi exclusivement, précisément ! _) du « temps subi » _ tragiquement par les victimes des violences (« subies« , donc…) : dans le silence et une volonté technique efficace d’« effacement«  même des faits : « Circulez ! Il n’y a rien à voir«  !.. _ dans l’Histoire :

_ 1°) l’effort de Samuel Fuller,

filmant d’abord (« en toute innocence« , en 1945 ; face à la découverte, non esquivée, d’un tel « inimaginable » ! _ c’est le mot qui vient à Robert Antelme en son récit de L’espèce humaine, page 302 : comme il est rapporté ici page 32…) _,

Fuller étant un tout simple caporal de l’armée américaine,

filmant _ sans le moindre commentaire qui vienne accompagner les images… _ la « libération » par les Alliés du camp de concentration de Falkenau ;

puis revenant, quarante-trois ans plus tard _ devenu « cinéaste » mondialement reconnu… _, sur cette « expérience » filmique de 1945, en 1988, dans le film _ et à la demande expresse ! _ d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible :

en une « tentative » d' »en faire un montage » qui soit _ sobrement (et très probement !) « re-monté« _ un peu plus « doué de sens«  pour le public _ moins « innocent » lui-même, certes, désormais ; et même en voie de « saturation«  _ de maintenant : et cela, tant en 1986, au moment de la décision (d’Emil Weiss) d’entreprendre la réalisation d’un tel projet _ le film Shoah de Claude Lanzmann venait de sortir en 1985 _ ; que, a fortiori, aujourd’hui, en 2010 : l’Ère du témoin étant en voie de s’achever…),

ainsi qu' »une « brêve leçon d’humanité »

Georges Didi-Huberman est, bien sûr !, extrêmement précis _ son travail est par là passionnant ! _ :


« Emil Weiss convainquit Samuel Fuller de réfléchir à une façon de rendre _ « vraiment«  ! et cinématographiquement _ visible le film _ muet, donc : vierge de commentaire… _  de 16 mm tourné _ »en toute innocence« , par le caporal (trentenaire) d’alors : face à un tel « inimaginable » pris « en pleine poire » !.. _ à Falkenau en 1945 ; auquel il fallait, évidemment, offrir des conditions _ cinématographiques _ telles qu’on pût _ par un nouveau montage (= « re-montage« , donc…) le plus probe possible ! _ le rendre _ « vraiment« _ lisible _ aux spectateurs « de maintenant«  ; c’est-à-dire d’alors... C’était à Paris en 1986. Le film Shoah de Claude Lanzmann venait _ après les chefs d’œuvre  de Marcel Ophuls _  de rendre au cinéma une nouvelle valeur d’usage _ expression à, bien sûr, prendre en compte _ en tant que valeur de témoignage _ direct _ sur la question des camps. En même temps, le négationnisme avait pris des proportions assez inquiétantes pour qu’au-delà de l’indignation il faille reprendre la lutte _ pour la manifestation de la simple « reconnaissance » des faits ! (= de la vérité !) _ sur le plan historiographique lui-même« , page 48.


« Emil Weiss procéda à l’inverse de Lanzmann en orientant le témoignage du vieil homme _ Samuel Fuller (12 août 1912 – 30 octobre 1997) a, en 1988, 76 ans _ non pas sur des questions préalables _ grosso modo préparées _, mais sur un face-à-face _ voilà ! _ direct _ et filmé (= saisi, capté, et conservé ! à son tour ; dans le « tremblé«  de ce dont ce « face-à-face«  avec les premières images (brutes) témoigne, puissamment, à son tour : en une probité qui n’est plus celle de la naïveté (vierge) de l’« innocence«  première de 1945 ; et qu’une référence (pages 57-58) à de très fines analyses de Serge Daney (in Persévérance), sur la complexité de ces diverses modalités  d’« innocence(s) du regard« , éclaire excellemment…) _ avec les images du document _ brut, donc _ de 1945. Alors ce sont les images elles-mêmes _ voilà ! _ qui, toutes muettes qu’elles soient _ en effet ! _, interrogent _ frontalement : de nouveau « en pleine poire » ! _ le témoin : en prenant _ face à elles _ la parole, il leur donnera en retour _ par ce que ce « face-à-face » même, en sa force, est venu lui « tirer«  _ une possibilité d’être vraiment _ par nous, et aujourd’hui _ « regardées », « lues » voire « entendues » » _ et non plus « esquivées«  : et demeurant, sans esthésie aucune effectivement « impactée« , totalement imperçues, ces images du réel ; et donc, au final, niées… _, page 49.

Georges Didi-Huberman de commenter « cela » alors ainsi :

« On conçoit la difficulté intrinsèque _ pour celui qui tenait la caméra (où s’inscrivaient quasi d’elles-mêmes et sans lui, ces images, en 1945), en 1988 _ de cet exercice anachronique et réminiscent (puisque plus de quarante années séparent l’homme qui filme Falkenau et celui qui revoit ses propres images, en 1988, sous l’œil attentif d’une _ autre _ caméra) :

« C’était douloureux de revivre _ voilà ! via le « face-à-face«  avec les images brutes « re-vues«  _ ces terribles moments vieux de tant d’années et pourtant si vifs dans mon esprit » (it was painful to relive those terrible times so manu decades old yet so fresh in my mind), écrira plus tard Samuel Fuller (in « A Third face« ).

Le point critique de toute lisibilité _ pour tout « spectateur«  d’images _ ne va probablement pas _ voilà ! _ sans la douleur _ troublante : le « tremblé«  en est un fruit « vrai«  _ que fait lever _ voilà… _ ce genre de réminiscence« , page 49, toujours…

_ 2°) l’effort du cinéaste et artiste allemand Harun Farocki _ né le 9 janvier 1944, en territoire tchèque _, qui, en toute son œuvre (de cinéma comme d’installations de vidéos : riche d’œuvres, inlassablement, depuis 1966 : soit quarante-quatre ans…), ne cesse, infiniment patiemment, de « visiter _ et remonter«  (par de nouveaux « re-montages » : infiniment probes et scrupuleux !) des « documents de la violence politique«  de par le monde _ qui n’en est pas (et fort inventivement (!) technologiquement…) avare ! _ : afin de (nous _ nous, « spectateurs«  _) les faire et « vraiment » comprendre et « vraiment » ressentir : les deux !.. Atteindre « vraiment » (et donc sensiblement aussi !..) l’intelligence de notre compréhension effective de « cela« …

Pages 14-15, puis page 17,

Georges Didi-Huberman donne à lire à ses lecteurs deux admirables analyses de Walter Benjamin,

la première empruntée à son Paris, capitale du XIXe siècle _ le livre des passages :

« Ce qui distingue les images (Bilder) _ se mettant à « parler«  _ des « essences » de la phénoménologie, c’est leur marque historique (Heidegger cherche en vain à sauver l’Histoire pour la phénoménologie, abstraitement, avec la notion d’« historialité »). (…) La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent _ voilà ! il y faut des conditions plus ou moins longues à venir et complexes _ à la lisibilité (Lesbarkeit) _ pour nous et par nous ! _ qu’à une époque déterminée. Et le fait de parvenir « à la lisibilité » _ pour elles et par nous _ représente certes un point critique déterminé du mouvement (kritischer Punkt der Bewegung) qui les anime _ elles. Chaque présent est déterminé _ pour qui le vit (et s’y trouve « penser« )… _ par les images qui sont synchrones avec lui ; chaque Maintenant _ c’est une relation ! à un contexte… _ est le Maintenant d’une connaissabilité (Erkennbarkeit) _ objectivement _ déterminée _ comportant, par là, ses conditions tant objectives que subjectives de complexité. Avec lui _ ce « chaque Maintenant«  _, la vérité est chargée de temps jusqu’à exploser. (…) Il ne faut pas dire _ simplement _ que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois _ objectivement et subjectivement contextuel _ rencontre _ électriquement ! _ le Maintenant dans un éclair pour former une constellation _ riche, complexe. En d’autres termes : l’image est la dialectique _ vivante _ à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois au Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature _ mécaniquement _ temporelle, mais de nature _ dynamiquement et culturellement _ imaginale (bildlich) _ pour qui la vit : en un « tremblé«  : « imaginal« , donc ; mais elle peut être aussi totalement anesthésiée (et c’est là le cas général : celui de l’oubli)… Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c’est-à-dire non archaïques _ figées en des clichés et stéréotypes. L’image qui est _ enfin _ lue (das gelesene Bild) _ je veux dire l’image dans le Maintenant _ en action ! _ de la connaissabilité _ porte au plus haut degré la marque du moment _ ressenti, éprouvé ; et vécu « à vif«  _ critique, périlleux (des kritischen, gefärlichen Moments) _ pour le spectateur qui la déchiffre, cette image, et, la lisant-décryptant, accède à son sens ! _, qui est le fond de toute lecture (Lesen) » _ tant d’image que de texte… _ ;

la seconde est empruntée à l’article « Sur le concept d’Histoire » (en 1940) (accessible in Œuvres III, de Walter Benjamin, toujours…) :

« L’image vraie du passé passe _ pour nous _ en un éclair _ sur le mode de la fulgurance de la rencontre (non esquivée, mais frontalement affrontée)… On  ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours _ les deux ! D’où l’importance cruciale du clignotement de l’attention/inattention… _ à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. (…) Car c’est une image irrécupérable du passé qui risque de s’évanouir _ à jamais non « retenu«  _ avec chaque présent qui ne s’est pas _ proprement et singulièrement _ reconnu _ voilà ! par une émotion singulière _ visé par elle. (…) Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir « comment les choses se sont réellement passées », cela signifie s’emparer _ soi ! _ d’un souvenir _ vivant _, tel qu’il surgit à l’instant du danger _ pour soi : à divers degrés de réalité ou potentialité (= de conscience, aussi)… (…) Ce danger menace aussi bien les contenus _ pensables et transmissibles _ de la tradition que ses destinataires _ en leur existence physique même ! Benjamin écrit cela en son exil-fuite de 1940… Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument _ de manipulation, domination, exploitation ; voire destruction, si tel en est le désir _ de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer _ pour la figer en cliché et stéréotype incompris. (…) Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance _ de l’intelligence comme de la vie ! _ n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté _ jusqu’au souvenir qu’ils ont pu seulement exister !.. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher » _ les vainqueurs ne manquant pas d’écrire l’Histoire…

Voici donc ce qu’énonce la quatrième de couverture de Remontages du temps subi :

Quel est le rôle des images dans la lisibilité de l’histoire ? C’est la question reposée _ après Quand les images prennent position_ dans ce livre _ soit le deuxième volet de L’Œil de l’Histoire

Là où Images malgré tout tentait de donner à comprendre quelques images-témoignages produites depuis l’« œil du cyclone » lui-même _ le camp d’Auschwitz en pleine activité de destruction _,

cet essai traite, en quelque sorte, des images après coup ; et, donc, de la mémoire visuelle _ voilà ! _ du désastre.

Une première étude _ « Ouvrir les camps, fermer les yeux : image, Histoire, lisibilité » : pages 11 à 67… _ s’attache à reconstituer les conditions de visibilité et de lisibilité _ concurrentes ou concomitantes _ au moment de l’ouverture des camps nazis. Elle se focalise sur les images filmées par Samuel Fuller en 1945 au camp de Falkenau et sur la tentative, une quarantaine d’années plus tard, pour en faire _ dans le film d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible _ un montage doué de sens, une « brève leçon d’humanité » _ un enjeu plus que jamais brûlant (et décisif ! pour le devenir de la « civilisation«  quand triomphent les forces du nihilisme…), on le mesure !..

Une seconde étude _ « Ouvrir les temps, armer les yeux : montage, Histoire, restitution » : pages 71 à 195… _ retrace les différentes procédures _ passionnantes de force en leur probité ! _ par lesquelles le cinéaste et artiste allemand Harun Farocki revisite _ et remonte _ certains documents _ et Harun Farocki en déniche, de par le monde, beaucoup (!) dont il dé-monte admirablement (pour nous le rendre, avec le maximum d’économie de moyens, « lisible«  !) le montage ! _ de la violence politique _ en diverses espèces : l’inventivité technologique s’y donnant, et très efficacement, libre cours !.. On découvre alors ce que c’est, aujourd’hui, qu’une possible restitution de l’histoire _ par un cinéaste-vidéaste tel que Harun Farocki, en cette occurrence-ci… _ dans le travail des images _ même.

Deux essais plus brefs évoquent successivement _ « Quand l’humilié regarde l’humilié » : pages 197 à 215… _ l’activité photographique d’Agustí Centelles au camp de Bram en 1939 (ou comment un prisonnier regarde les autres prisonniers) ; et _ « Grand joujou mortel » : pages 217 à 236… _ le questionnement actuel de Christian Boltanski sur l’image en tant que reconnaissance, transmission et œuvre de dignité.


C’est sur la réflexion du travail d’« essai« 

de ces montages-remontages (cinématographiques : tant pour Samuel Fuller (et Emil Weiss !) que pour Harun Farocki)

que je voudrais,

pour finir cette présentation du livre de Georges Didi-Huberman,

faire porter la focale de mon attention-lecture-commentaire,

à la lumière de la référence que Georges Didi-Huberman apporte ici, aux pages 93 à 100,

à partir du très remarquable essai (sur le genre même _ trans-genres, précisément ! _ de l' »essai« …) de Theodor Adorno, « L’Essai comme forme«  (en 1954-1958) : accessible dans le magnifique recueil d’essais Notes sur la littérature

« Un essai, selon Adorno, est une construction de pensée capable de n’être pas enfermé _ là est toute sa (formidable) puissance libératrice ! _ dans les strictes catégories logico-discursives. Cela n’est possible que par une certaine « affinité _ de l’essai, donc ! _ avec l’image », dit-il _ peut-on ainsi lire page 94 de Remontages du temps subi : l’image recélant un semblable pouvoir (et d’enfermement ! et de libération !), selon les finalités au service desquels on les « monte«  et « démonte » et « remonte« , simplement : c’est toujours un travail à réaliser (avec une responsabilité _ humaine ! _ quelque part au moins !) ; ne serait-ce que, à la « réception« , nécessairement un minimum active (et par là responsable !..) par le spectateur, de l’image (et le lecteur, de l’essai) : pour accéder à la « lisibilité«  effective !..

L’essai visant « une plus grande intensité _ subjective _ que dans la conduite de la pensée discursive »,

il fonctionne par conséquent _ ce sera du moins ma propre hypothèse de lecture (ajoute ici à la citation d’Adorno, et au commentaire qu’il en donne, Georges Didi-Huberman) _ à la manière d’un montage d’images _ et réciproquement…

Adorno nous dit qu’il rompt décisivement avec les fameuses « règles de la méthode » cartésiennes. L’essaie déploie, contre ces règles, une forme ouverte de la pensée imaginative _ dans une analyse du très lumineux Homo spectator de Marie-José Mondzain, j’ai jadis proposé pour cela même le concept d’« imageance«  _ où n’advient jamais _ pour la déception de quelques uns, idéalistes… _ la « totalité » _ refermée… _ en tant que telle.

Comme dans l’image dialectique chez Benjamin, « la discontinuité est essentielle _ par la dynamique même qu’en permanence elle impulse : en musique, à l’époque baroque, on use d’hémioles… _ à l’essai

(qui) fait toujours son affaire _ explosive ! _ d’un conflit immobilisé », page 94 : soit une affaire de « constellation«  de « rythmes«  bien menés…

Comme dans tout montage également _ au sens qui fut celui de Vertov et d’Eisenstein, au sens qui demeure celui de Godard et de Farocki (pour ce qui concerne le cinéma, déjà ; il y a aussi des montages photographiques : l’ami Bernard Plossu me l’a excellemment appris ! et en ses expositions, et en ses livres ! Salut l’artiste !) _,

« l’essai doit faire jaillir la lumière de la totalité _ c’est son défi _

dans le fait partiel, choisi délibérément ou touché au hasard,

sans que la totalité soit affirmée _ elle-même _ comme présente _ elle est seulement potentielle ; et demande, par là, au lecteur-« déchiffreur« , de la « penser« , lui aussi, avec un minimum d’effort de sa propre imageance (et culture se forgeant, elle aussi : peu à peu ; et « en mosaïque«  : toujours indéfiniment ouverte ; et ludique…)…

Il _ l’essai, ou l’essayiste (de même que le film monté, ou le monteur)… _ corrige le caractère _ empiriquement _ contingent ou singulier de ses intuitions _ d’imageance proprement créatrice… _

en les faisant se multiplier, se renforcer, se limiter _ et à des fins d’intelligence du sens même des « choses« , c’est-à-dire de l’accession (de soi) à la vérité de ces « choses«  _,

que ce soit dans leur propre avancée _ voilà ! avec ses progrès… _

ou dans la mosaïque _ voilà encore ! _ qu’elles forment  _ et cette richesse (à profusion !) est proprement jouissive ! _ avec d’autres essais ».

Comme dans tout montage,

les césures et les transitions _ alors, à y être assez (= ce qu’il faut !) attentifs _

diront _ par la dynamique qu’impulse, en permanence et toujours singulièrement, leur rythme ! à qui sait s’y laisser porter ! _ l’essentiel,

étant « amalgamées dans l’essai au contenu (même) de la vérité » _ voilà ! Ou l’importance (irrémédiable !) du style !

C’est en cela que l’essai produit son travail fondamental,

qui est un travail de lecture _ auquel accède tant l’auteur que le lecteur ! _

un déploiement de la lisibilité _ objective ! _ des choses » _ mêmes, page 95 :

encore faut-il accéder (par déploiement de l’« imageance«  !) à ce niveau de lisibilité des choses mêmes…

Tel un apprentissage _ à la godille ! de la part de l’essayiste s’y essayant… Le modèle étant (probablement : avant Bacon…), et par son style si jouissif, Montaigne, en la collection (ouverte et « mosaïque« …) de ses toujours merveilleusement surprenants (et pour lui le premier : à ses relectures ! devenant, il ne pouvait pas s’en empêcher, ré-écritures !) Essais _,

« l’essai comme forme _ poursuit Adorno, cité par Georges Didi-Huberman, pages 95-96… _

s’expose _ forcément ! : « Personne n’est exempt de dire des fadaises« , entame, malicieusement en fanfare, Montaigne le livre III de ses Essais; « le malheur est _ seulement… _ de les dire avec soin » : soit componction et fatuité !.. _ à l’erreur ;

le prix de son affinité avec l’expérience intellectuelle ouverte _ et/ou l’« imageance«   _,

c’est l’absence de certitude que la norme de la pensée établie _ régnante, dominante (et intimidante) : devenant l’idéologie… _ craint comme la mort.

Même si _ l’essai néglige moins la certitude qu’il ne renonce à son idéal _ pour déficit d’efficacité !.. simplement… _,

c’est dans son avancée, qui le fait se dépasser _ oui _ lui-même _ car la pensée, s’y déployant par à-coups, y progresse _,

qu’il devient _ voilà : l’essai est un parcours ! et une aventure ! _ vrai _ en toute effectivité, par ce déploiement même (imageant !..) de son penser _,

et non pas dans la recherche obsessionnelle _ voilà, à la Descartes, si l’on veut… _ de fondements _ métaphysiques, y compris (…)

Tous ses concepts _ convoqués au fur et à mesure _ doivent être présentés de telle manière qu’ils se portent _ tel Enée « portant«  Anchise : mais mutuellement, tous : sans répartitions de rangs entre « héros« , exposés bien à la vue des spectateurs sur le devant de la scène et sous les projecteurs de sunlights, et « figurants« , relégués, eux, derrière et dans le fond… _ les uns les autres,

que chacun d’entre eux s’articule selon sa configuration _ propre, voire originale ou singulière : à chaque fois… _ par rapport _ voilà : toujours ! _ à d’autres.

Des éléments distincts s’y rassemblent discrètement _ voilà : avec des césures, des soupirs, des silences, des coupes ; et bien des transitions… _ pour former quelque chose de lisible » _ telles des phrases (articulées et syncopées) de discours ; ou de musique…


Et Georges Didi-Huberman d’appliquer ainsi ce mode de fonctionner du penser (par « essai » ! tel que l’analyse si finement Adorno…)

au travail du « cinéaste Farocki », page 96 :

« Il _ le cinéaste et vidéaste Harun Farocki, donc _ entre dans un domaine d’images qui n’est « traduit » _ précédemment _ dans aucun dictionnaire préexistant.

Il filme, il recueille, il démonte, il remonte _ et sans trucages ! en toute probité !..

Tout cela, il le fait en fonction de contextes _ voilà ! _ à chaque fois différents _ oui ! _ et « au regard des nuances _ qualitatives extra-fines _ singulières _ voilà ! _ que le contexte fonde _ et il faut (au « spectateur«  actif que nous sommes invités à devenir ainsi alors…) l’explorer : à toute vitesse si on le peut _ dans chaque cas particulier » _ le plus effectivement possible !

Comme le penseur _ -essayiste _ décrit par Adorno,

Farocki _ en monteur ultra-fin d’images _ s’adonne à un apprentissage presque tactile _ oui _ des choses _ mêmes _ ; il tâte, il ausculte, il retouche, il ajuste _ sans cesser de s’exposer _ forcément : pas de juger sans audace ! cf Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?.. _ à l’erreur.

Le prix de son affinité avec les images,

cette « expérience intellectuelle ouverte » _ en son « imageance«  chercheuse, donc : et inventive !.. _,

est l’absence d’une certitude considérée _ jamais _ comme acquise.

C’est dans l’avancée _ progressive, aventureuse, patiente et décidée : c’est passionnant ! _ du tournage et du montage

que les choses deviennent, peu à peu _ objectivement et pour nous : à la fois, d’un même mouvement de déploiement et en quelque sorte « objectif«  ! : d’elles-mêmes et en elles-mêmes ; grâce à l’éclairage perspicace de liens pertinents (activés par nous) à des contextes devenant sources progressives de notre compréhension !.. _, lisibles,

quand toutes les images de pensée sont présentées

de façon qu’elles se portent _ mutuellement et dynamiquement (ou même dialectiquement !)… _ les unes les autres.« 

Avec ce très beau résumé-mise au point :

« La lisibilité _ pour le « spectateur » du film au départ univoque ! _ advient _ voilà _ dans le montage :

le montage considéré comme forme et comme essai.

A savoir une forme patiemment élaborée _ sur le chantier de la table de montage _,

mais non reclose sur sa certitude (sa certitude intellectuelle, « ceci est le vrai » ; sa certitude esthétique, « ceci est le beau » ; ou sa certitude morale, « ceci est le bien »).

Alors même que, comme pensée élevée à la hauteur d’une colère

_ qui la meut et la porte ! électriquement : de son énergie d’indignation (!) vis-à-vis des violences portées à la dignité (= humanité même…) des personnes… _,

elle tranche,

prend position

et rend lisible la violence du monde « , page 96… _ ne jamais perdre « cela« de vue !

Tout ceci est décidément très montanien !!! Montaigne se battant, lui, en son temps (cf les travaux là-dessus de Géralde Nakam…), contre les ravages atrocissimes du fanatisme (fondamentaliste religieux, mais pas seulement)… C’est en cela que ses Essais ouvrent la modernité à un lectorat qui s’élargit alors…

« L’essai oblige à penser dès le premier pas _ voilà ! _ la chose _ même : quelle tâche ! il faut seulement s’habituer un peu (soi, lecteur) à l’audace, folle d’abord, de tels efforts pour atteindre l’intelligence d’elle (= la chose même) en pensée ; ensuite, on y acquiert, palier par palier (et « en mosaïque« ), une forme (toujours incertaine, il est vrai ; et à inlassablement tenir en chantier !) d’expertise (de lecteur : un peu mieux cultivé)… _ dans sa vraie complexité _ se révélant ainsi : tout un programme ! Il y a toujours (c’est un chantier permanent et infini…) énormément à faire : cela demandant non seulement, on le voit, de surmonter (cf Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?) la lâcheté, mais aussi la paresse ! Et c’est aussi ainsi que le génie scientifique (ou les sciences) procède(-nt) et progresse(-nt) : cf ici le génial début de Métapsychologie de Freud quant à l’inventivité nécessaire au chercheur et inventeur scientifique… _

L’essai oblige à penser dès le premier pas la chose dans sa vraie complexité, donc,

(et) se débarrasser de l’illusion _ mortelle pour sa propre liberté (et efficacité quant à l’obtention de la vérité !), toujours si fragile… _ d’un monde simple,

foncièrement logique »,

relève encore Georges Didi-Huberman dans l’essai (sur « l’essai comme forme ») d’Adorno (in ses passionnantes, on ne s’en fait ici qu’une petite idée, Notes sur la littérature…).

« C’est alors que, « se libérant de la contrainte _ lourde ! _ de l’identité, l’essai acquiert parfois ce qui échappe à la pensée officielle _ ou officialisée _,

le moment _ et la grâce ! alors rencontrée avec une légèreté grave… _ de la chose inextinguible« 

_ cette dernière expression d’Adorno étant (plus que très justement !) soulignée ici par Georges Didi-Huberman, page 97…

Et « c’est en détachant _ par un remontage _ la chose _ irradiante _

de ses interprétations obvies _ encalminant tragiquement la moindre velléité d’atteindre son intelligence ! _,

c’est en la démontant _ en la séparant _ de ses stéréotypes _ empoissants ! _

et en la remontant _ voilà ! _ par un tout autre jeu d’affinités inattendues _ elles : d’abord de soi, l’essayiste, le tout premier à s’en étonner !.. et c’est là un passage obligé ; cf par exemple les analyses là-dessus de Gaston Bachelard, in La Philosophie du non _essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique_

que l’essayiste,

ou le monteur _ au cinéma ! _,

parviennent à ce « moment de la chose inextinguible »,

ce « feu inextinguible » _ si nourrissant, si fécond pour l’intelligence du réel _ de la chose _ même _, pourrait-on dire _ car c’est à elle et à ses flux (et feux) qu’il s’agit bien d’« accéder«  !

Il n’y a plus alors _ comme miraculeusement ! _ de contradiction

entre l’arbitraire de la forme choisie _ par l’essayiste / monteur _

et la nécessité de la forme phénoménologique de ce « moment de la chose ».

L’essayiste respecte ses objets

tout en les « surinterprétant »,

c’est-à-dire tout en y juxtaposant différents paradigmes _ à l’envi ! selon l’intuition (ou inspiration) de l’« imageance«  du moment ! _ de lisibilité

_ c’est aussi ainsi qu’analyse, je viens de l’indiquer, le fonctionnement même de sa propre Métapsychologie, Freud, en 1914 : un texte lumineux, lui aussi !

Alors, il _ l’essayiste, donc _ voit _ entrevoit : tel Colomb à l’abord-approche de son Amérique _ quelque chance _ c’est déjà bien ! et beaucoup ! _

de parvenir

« à ce qu’il y a _ dit Adorno : ce sont aussi des oxymores… _ d’aveugle _ jusque là du moins pour nous (tous) et d’abord pour lui, qui s’y essaie… _ dans (ces) objets,

(à) polariser l’opaque,

libérer _ voilà ! _ les forces qui y sont _ rien moins, déjà, que _ latentes » ;

alors « il construit _ très positivement, par (et en) son « imageance«  même ! (et c’est aussi une culture se formant peu à peu, de manière dynamique et ouverte !) _ l’imbrication des concepts

tels qu’ils sont présentés, c’est-à-dire imbriqués _ déjà _ dans l’objet lui-même » _ expression d’Adorno une nouvelle fois soulignée par Georges Didi-Huberman, page 98… Cette « imbrication« -là est une « constellation » sur-active…

« L’actualité de l’essai _ dit encore Adorno _ est celle d’un anachronisme » :

soit une certaine façon de remonter le temps _ voilà ! en dépit de la difficulté de l’ignorance et de l’oubli… _ dans l’imbrication,

dans la complexité _ voilà ! encore… _ des objets eux-mêmes » _ en s’y étant comme faufilé (et continuant, encore et toujours, de s’y faufiler !) lui-même, par sa recherche questionnante,

en quelque sorte « dedans«  même… : page 98.

« Que fait donc l’essayiste,

si ce n’est essayer, essayer encore ?

C’est à chaque fois beaucoup, mais ce n’est jamais le tout.

Aux yeux de celui qui essaye,

tout ressemble toujours _ voilà : c’est toujours et à chaque fois étonnamment nouveau ! _ à une première fois,

à une expérience marquée _ définitivement ! mais sans tristesse, ni renonciation aucune : au contraire ! y revenir étant toujours (même si ce n’est pas sans quelque douleur…) ludique et jubilatoire ! _ par l’incomplétude.

S’il sait et accepte une telle _ cf Karl Popper aussi… _ incomplétude

_ poursuit magnifiquement Georges Didi-Huberman, page 98 _,

il révèle la modestie fondamentale _ voilà ! _ de sa prise de position _ audacieuse, mais sans gloriole. Et c’est en cela que les découvreurs sont toujours « vraiment » « modestes«  !

Mais il _ « celui qui essaye«  _ est alors obligé, structurellement _ et éthiquement ! c’est une affaire de « dignité«  de l’appel à l’« humanité«  (contre les dérives _ violentes _ de l’« in-humain« ) en soi… _, de recommencer toujours _ telle Pénélope sur son ouvrage, à Ithaque _,

du « coup d’essai » initial

aux nombreux « essais » qui se répètent après lui.

Et rien ne ressemblera jamais _ non plus _ à une _ toute _ dernière fois.

C’est, au fond, comme une dialectique du désir _ en effet ! le désir étant lui aussi, en sa vérité de fond, « inextinguible«  : sans fond ; c’est même là une marque décisive de reconnaissance de sa « vérité« , donc, face à ses contrefaçons…

Que fait donc le monteur, par exemple _ à la Harun Farocki : après l’essayiste… _,

si ce n’est commencer par assembler son _ le plus ample possible ; le plus riche de possibilités de « décryptage«  de la « constellation«  formée que cela va permettre d’éclairer… _ matériau d’images,

puis démonter,

puis remonter,

puis recommencer

sans relâche ?

C’est là l’exigence _ voilà : autant objective qu’éthique… _ de sa prise de position

(on peut ici rappeler _ c’est admirablement bienvenu ! Merci ! _ que le mot « essai » a son étymologie dans le bas-latin exagium,

qui, lui-même, dérive du verbe exigere, « faire sortir quelque chose d’une autre chose »).

Entre la modestie et l’exigence

_ deux grandes caractéristiques du cinéma de Harun Farocki _,

l’essayiste _ ainsi que le monteur cinématographique _ apparaîtra finalement comme l’homme de la contradiction faite pratique _ objective effective permanente ! mais assumée en son aventure infinie même ; et ses progrès ! _,

l’homme de l‘objection _ en sa puissance dialectique…

Il n’y a pas, écrit Adorno, d’essayiste qui n’ait tiré « la pleine conséquence de la critique du système ».

C’est que « l’essai a été presque le seul (genre de méthode) à réaliser dans la démarche même de la pensée

la mise en doute _ socratique _ de son _ propre _ droit absolu » _ j’en donnerai l’exemple, superbe, de David Hume : un fécond « réveilleur«  (d’« ensommeillé dogmatique« ), comme on sait…

Le mélange de modestie et d’exigence chez l’essayiste _ et le monteur… _

lui font alors lancer « un défi en douceur _ la force étant en l’occurrence parfaitement contreproductive ! _

à l’idéal de la clara et distincta perceptio et de la certitude exempte de doute » _ posées en idéal de certitude de vérité à conquérir par un Descartes, dans les Méditations de 1641, comme au final (les quatre derniers articles du livre IV) des Principes de la Philosophie de 1643… Descartes demeure marqué par l’idéal de scientificité de Platon, face aux transigeances (trop souples selon lui) d’un Aristote…

S’il y a un bonheur _ s’éprouvant très vite _ dans l’essai _ et dans le montage-démontage-remontage… _,

nous le devons, sans doute, à ce « gai savoir » _ montanien ? oui ! _ de la modestie devant les objets

et de l’objection _ socratique ! _ devant les discours.

Adorno,

qui cite un fragment de Nietzsche sur la joie du négatif inhérente _ en effet ! _ à une telle attitude,

conclut que l’essai a pour geste fondamental

l’hérésie,

le contournement systématique des « règles orthodoxes de la pensée » :

bref, le geste même

d’une désobéissance _ espiègle pour le moins, pages 98-99…

Par là, l’essayiste

« abolit le concept traditionnel de méthode » ;

et lui en substitue un autre _ oui ! _

qui « rassemble

par la pensée, en toute liberté _ mais oui : avec le jeu (gracieux) de la fantaisie de l’« imageance«  _,

ce qui se trouve _ par « constellation«  librement (voire génialement ; avec tout une culture, aussi) convoquée _ réuni _ en quelque sorte déjà ! _ dans l’objet librement _ mais oui ! _ choisi » _ page 99.

« Essayer, c’est essayer encore.

C’est expérimenter par d’autres voies, d’autres correspondances, d’autres montages _ par l’appel à de l’altérité : « cultivée« 

L’essai comme geste _ à accomplir : il faut le tenter… _

de toujours tout reprendre. »

Recommençons !

Avec courage et joie (de la curiosité s’affairant) !

On continue ! _ « tant qu’il y aura de l’encre et du papier !«  (dirait Montaigne)

et de l’énergie vitale ! ; a contrario de l’acédie mélancolique étrécissante

« Voilà bien ce que suppose tout essai qui se respecte : il n’y aura pas de dernier mot

_ et « la bêtise, c’est de conclure« 

Il faudra encore _ en effet ! telle Pénélope… _tout démonter à nouveau,

tout remonter.

Faire de nouveaux essais.

Inlassablement relire, en somme«  _ oui ! relire, c’est toujours re-monter, ré-interpréter et re-jouer à ré-essayer de toujours un peu mieux comprendre !

« Mais qu’est-ce à dire,

sinon que la modestie et l’exigence mêlés _ voilà ! _ dans la forme _ même _ de l’essai

_ et du montage-démontage-remontage… _

font de toute « reprise »

l’acte _ même _ de toujours tout ré-apprendre ?

_ inlassablement : loin de la plus petite fatuité (et bassesse de gloriole _ ou d’intérêt !) que ce soit…

Comme pour élever sa colère _ face à motif d’indignation eu égard aux indignités (= violences) à l’encontre des personnes

de par le monde tel qu’il fonctionne (= le monde comme il va…)… _

à la hauteur d’une connaissance méthodique et patiente«  _ voilà !

Un grand et nécessaire livre,

voilà !,

que ce Remontages du temps subi

de Georges Didi-Huberman !

Titus Curiosus, le 29 décembre 2010

la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres

02mai

Non sans quelques points communs _ nous allons le découvrir… _ avec cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann :

une autre traversée _ un peu chahutée _ du siècle en quelques judicieuses rencontres (et un chef d’œuvre cinématographique !),

voici que Peter Adam _ ou Klaus-Peter Adam, un garçon juif allemand, au départ, natif de Berlin en 1929, puis devenu citoyen britannique vers 1965, peu après le décès de sa mère, la battante et admirable Louise, le 6 mai 1965 :

cf page 214 : « j’optai à cette époque pour la nationalité anglaise.

Depuis longtemps j’essayais de me débarrasser du garçon allemand _ qu’il était de naissance : la famille (juive) de son père venait de « Chodzesin, une petite ville de Prusse orientale. Mon arrière grand-père, Jacob Adam, y était né en 1789. Depuis le XVIIIème siècle, sa famille vivait du commerce du drap de laine. Cette activité les avait menés jusqu’en Pologne et en Lituanie« , page 14 ; « du côté de ma mère, les Leppin et les Gurke _ Gurke signifiant « concombre » _, étaient d’un tout autre genre : pauvres, chrétiens, et de souche paysanne« , page 20 _

afin de n’avoir de racines que dans l’imaginaire.« 

Et il poursuit : « Il se produisit mille choses dans ma vie et je possédais une énergie et une curiosité infinies. Je laissais l’univers tourbillonner autour de moi, espérant ne pas m’y noyer

_ le titre original de ce « Mémoires à contre-vent« , traduit par l’auteur lui-même en français en 2009, était, en anglais, en 1995 (pour les Éditions Andre Deutsch, à Londres) : Not drowning, but waving _ an autobiography

Je m’acceptais tel que j’étais, je n’étais gêné ni par mes défauts, ni par mes qualités. J’essayais, comme toujours _ en effet ! _ d’être honnête avec moi-même« 

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

_ mais cet amoureux de longue date de la France

avant même d’y venir séjourner, pour la première fois, en 1950

(cf au chapitre « Alma mater, 1949-1950« , les pages 139 à 146 :

« En 1950, je partis pour la première fois à Paris. Mon ami Klaus Geitel étudiait là-bas et je décidai de lui rendre visite. A Paris, Klaus m’attendait gare du Nord avec deux amis. J’étais tellement excité que j’entendis à peine leurs noms. Le premier, Hans Werner Henze, était un compositeur allemand ; le second, Jean-Pierre Ponelle, un scénographe français«  : mais oui !..) ;

puis, une seconde fois, en 1951, au chapitre suivant, « Mes premiers pas d’intellectuel _ Paris 1950-1953«  :

« A l’automne 1951 _ ayant obtenu « une bourse d’un an du gouvernement français, ainsi qu’une inscription à la Sorbonne« , page 147 _, je débarquais à Paris pour la seconde fois«  :

« J’arrivais au bon moment. Le passé était enfin soldé ou presque. La France de la Quatrième République commençait à se moderniser.  (…) Les gens avaient l’air riche ; ils possédaient un goût inné pour la qualité et le style _ voilà _, doublé d’un sens aigu de la compétition« , page 147 ; « Alors qu’à Berlin, nous avions essayé de construire un nouveau monde, les Français jouaient au ping-pong avec leur héritage culturel, retournant les idées dans tous les sens, juste pour le plaisir. Je me sentis immédiatement chez moi, le lycée de Berlin m’ayant bien préparé à ce perpétuel désir de théoriser et de synthétiser les idées. Les bâtiments de la Sorbonne reflétaient ce même esprit libre et chaotique. Les vieux couloirs sombres fourmillaient d’étudiants bruyants et fougueux. Les murs étaient recouverts de slogans très politiques, culturels ou sexuels, combinant parfois les trois en même temps comme dans celui-ci : « Fais-toi sucer en Russie, Simone ! » », page 148

il avait fait ses études secondaires au lycée français de Berlin, dès 1940, page 58)

mais cet amoureux de longue date de la France,

donc,

y vit désormais, depuis août 1989, à demeure, cela fait vingt-et-un ans

(depuis sa retraite de reporter et réalisateur de la BBC, en août 1989 : car c’est là, à la BBC, que se déroula, en effet, sa « principale«  carrière, du 4 avril 1968, à la cérémonie de départ de sa retraite, en août 1989) :

en son « cabanon«  du Mazet, à La Garde-Freinet, dans les Maures, et non loin de Saint-Tropez

_ Facundo Bo et Peter Adam découvrirent, en effet, cette thébaïde « un matin de 1970«  :

« un petit vallon où des moutons broutaient près des oliviers.

C’était l’endroit dont nous _ Facundo & Peter _ rêvions _ 12 000 mètres carrés isolés du monde et un petit cabanon. Nous l’achetâmes aussitôt.

La Garde-Freinet allait devenir notre port d’attache pour les quarante années à venir« , page 275 _

mais cet amoureux de longue date de la France y vit désormais à demeure,

avec son compagnon Facundo Bo : compagnon depuis leur coup de foudre lors d’un « dîner snob« , en 1968, à Paris ;

cf page 236 : « Durant la réalisation de ce documentaire _ pour la BBC : La maison Christian Dior, en 1968, donc _,

j’eus l’occasion, un soir, d’être invité à un de ces dîners snobs dont les Français raffolent. J’étais assis en face d’un jeune acteur argentin au physique extraordinaire, au type légèrement indien. Comme d’habitude, je parlais beaucoup, faisant de mon mieux pour impressionner. J’avais appris l’art de l’autodéfense et ajouté du cynisme à mon scepticisme naturel. Intrigué par les yeux inquisiteurs de ce garçon, je parlais des souffrances au Biafra _ dont Peter revenait d’y réaliser un reportage particulièrement périlleux (et tragique !) : il en fait le récit aux pages 227 à 232 _, mais également du grand bal de l’Opéra de Paris _ le Bal des petits lits blancs _ auquel j’avais assisté la veille. Je révélais ainsi l’un de mes nombreux paradoxes dont je n’étais pas très fier.

Facundo _ c’était le prénom de ce garçon très beau et gêné _ ne prononça pas un seul mot de la soirée. A la fin, au moment de partir, je lui glissai mon adresse à Londres.

Trois semaines plus tard, je reçus une lettre : « Cher Peter, détruisez cette lettre, je n’ai jamais écrit une telle lettre à personne, mais pendant ces trois dernières semaines, je n’ai pas arrêté de penser à vous et je voulais simplement vous le dire. Je vous prie de m’excuser ». La lettre était signée Facundo Bo.

Trois heures plus tard, je m’envolai pour Paris« 

« Je crois au coup de foudre _ poursuit-il aussitôt, toujours page 236, en commentaire rétrospectif. Pendant les quarante-deux ans à venir _ de 1968, leur rencontre, jusqu’en 2010, où paraissent ces « Mémoires » en traduction française _, Facundo serait la source de beaucoup de mes joies et de mes chagrins _ la maladie de Parkinson de Facundo déclarée « à l’âge de quarante ans« , « l’empêchant petit à petit _ lui acteur brillant de la troupe de théâtre TSE, d’Alfredo Arias _ de monter sur scène« , découvre-t-on, à un coin de page, page 412 ;

cf aussi, le jour de son départ de Londres pour gagner la France, page 440 : « Je ne savais pas alors combien ma nouvelle vie à Paris _ et au Mazet, à La Garde-Freinet _ allait m’apporter de joie d’amour solide et de douleur aussi, liée à la fragilité croissante _ parkinsonienne ! _ de Facundo. Mais jamais je n’ai regretté ma décision«  _ de venir vivre définitivement en France : avec Facundo Personne ne m’a jamais été aussi proche ; et je pense _ écrit-il maintenant en 2009-2010 _ que personne ne le sera jamais. Facundo devint le centre absolu de ma vie«  _ voilà !..  _

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ publié en 1995 à Londres sous le titre de Not drowning but waving _ an autobiography _ de sa traversée _ Berlin, Paris, Rome, New-York, Londres, La Garde-Freinet _ du siècle,

tout à la fois en beau garçon _ ce peut être un atout ; du moins pour commencer, en se faisant « remarquer«  ; car à la longue n’être que le « petit ami de« … s’avère un peu court pour poursuivre et s’établir au moins un peu…

et en honnête homme

et artiste _ filmeur du monde et de la création artistique : ce sera là sa « vocation«  _ probe _ absolument ! et sans compromission aucune :

certains de ses très proches et meilleurs amis se suicideront face à la « détérioration«  (Peter Adam emploie le mot « dégradation« , page 410, en son chapitre « Inventaire« …) de ce monde :

le magnifique « grand reporter«  James Mossman (celui-là même qui l’avait fait engager à la BBC : c’était le 4 avril 1968), le 5 avril 1971 ;

le peintre Keith Vaughan, le 4 novembre 1977… ;

mais encore, page 427 :

« Au travail, le suicide mon collègue Julian Jebb s’ajouta à la longue liste de mes collègues disparus, dont l’esprit toujours en éveil _ pourtant ! _, n’avait pas été capable d’arrêter la course à l’autodestruction _ voilà _ : les grands reporters James Mossman, Robert Vas et Ken Sheppard. Le garçon qui s’occupait de la maison de Tony Richardson à La Garde-Freinet, tua d’abord sa petite amie avant de se donner la mort. La boisson et la solitude durant les longs mois d’hiver au Nid du Duc _ le hameau de la colonie Richardson, l’auteur du film Tom Jones, à La Garde-Freinet _ l’avaient poussé à cet acte terrible, disait-on. La fille de Lawrence Durell, Sappho, se pendit« … Bref, « la mort continuait à jalonner ma route« , remarque Peter, page 427…

« Dans les années quatre-vingt, mon histoire d’amour avec la Grande-Bretagne touchait _ ainsi _ à sa fin. Mme Thatcher n’avait pas encore engagé _ profondément, pas encore _ sa politique absurde et désastreuse _ humainement : Peter Adam ne mâche pas ses mots ! _, mais un nouveau climat social se faisait _ déjà _ sentir, sapant _ durement _ les qualités de ce pays que j’avais tant apprécié. L’Angleterre, comme beaucoup de pays d’ailleurs, entraînée par son désir insatiable et impétueux de richesses, prônait _ maintenant _ l’arrivisme, la ruse, l’avidité comme qualités essentielles. Les inégalités flagrantes, la cruauté des riches, la complaisance des gens au pouvoir et la corruption _ lire ici Paul Krugman… _ devenaient monnaie courante. Je regardais les yuppies, interchangeables avec leurs chemises à rayures, leurs bretelles rouges, leurs manteaux à épaules marquées, leurs BMW, leur arrogance, leurs femmes à sac à mains à chaînes dorées _ on ne disait pas encore le bling-bling… J’observais la nouvelle génération, son appétit féroce, sa frénésie de consommation, son égoïsme impitoyable _ voilà _, et la comparais à ma propre génération qui avait l’espoir chevillé au corps que la vérité et la beauté _ voilà _ finiraient par l’emporter sur les mensonges et la laideur du monde _ quelle belle actualité ! toujours…

Bien sûr cette dégradation _ voilà _ ne se produisit pas en un jour. Ce n’était que le début d’un profond et triste changement qui, hélas, se propageait _ bientôt _ partout«  _ de par notre monde commun, pages 409-410…  _,

voici _ je reprends l’élan de ma phrase _  que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ paru en anglais en 1995, lui _ de la traversée de son siècle :

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme et artiste probe

soucieux de la justesse…

en beau garçon, d’abord _ et le livre est généreusement (et judicieusement) agrémenté de photos de nombreuses personnes rencontrées et narrées _ :

via ses rencontres sexuelles (avant l’amour vrai de Facundo Bo, en 1968, donc : Peter aura alors trente-huit ans _ mais tout cela fort discrètement, et sans le moindre exhibitionnisme, ni a fortiori sensationnalisme ! très loin de là ! Peter Adam a beaucoup de délicatesse et pudeur…) et amicales, plus encore (dont certaines féminines : Hester Chapman et Prunella Clough, à Londres),

celles-ci _ « rencontres« , donc _ vont lui ouvrir bien des portes, bien des « clans«  (ou « réseaux » d’amis :

par exemple, pages 201-202, en débarquant de New-York à Londres,

ce passage-ci, clé ! :

« Parmi les quelques adresses que j’avais _ à Londres, donc, en 1958 _, aucune ne fut plus précieuse et appréciée que celle d’un ami d’Edward Albee _ merci à lui de cette « adresse«  ! de ce « contact«  décisif… _, Patrick Woodcock.

Patrick était le médecin du Gotha artistique londonien _ rien moins ! _ : de Noël Coward à Marlene Dietrich, de Peggy Ashcroft à David Hockney, de Peter Brook à Christopher Isherwood. (…)

Comme à Paris, Rome et New-York _ c’est un point décisif du parcours (et la vie !) de Peter ! _, j’ai eu la chance _ encore faut-il apprendre et à la saisir et plus encore à la cultiver ! et ne pas trop, non plus, la gâcher… _, d’être adopté _ apprécié par, aimé de _ par un clan _ voilà _

pour lequel j’étais _ du moins tout d’abord, au départ :

cela se dissipant cependant assez vite (cf la conclusion plus négative, en 1955, de l’épisode romain et sa « clique« , page 184 : je vais le préciser par le détail un peu plus loin)… _

un objet de curiosité : « Allemand, Juif, non émigré et sorti de l’Allemagne indemne. « How intersting« , disait-on » _ pour commencer, donc ; ici, c’était en 1958, Peter a vingt-neuf ans 

il est aussi très « beau garçon«  (cf les photos généreusement données du livre) ; et éminemment sympathique, plus encore : il a du charisme…

« Patrick était absolument convaincu qu’il était le mieux placé pour tout organiser _ sic _ et décida de me prendre sous son aile _ cela peut effectivement aider… Il m’ouvrit les portes _ voilà ! _ de la vie culturelle _ artistique _ londonienne qui comptait un nombre impressionnant de talents. Tous ses amis « baignaient » _ en effet _ dans l’art, faisaient de la critique de livres ou allaient s’applaudir les uns les autres sur la scène ou à l’écran.« 

Aussi

« la plupart de mes _ nouveaux _ amis _ vrais _ venaient _ -ils _ de son « écurie ».


Avec nombre d’entre eux j’entretenais
_ très bientôt, vite, aussitôt, déjà : c’est un talent ! _ une amitié _ et c’est là l’élément majeur (et de fond !) pour Peter ! _

qui allait s’approfondir _ voilà ! _ au fil des ans : une preuve de leur endurance _ à me supporter, souffrir, et accepter (et aimer)… _ et d’une certaine fidélité _ toujours de la modestie, avec les euphémisations : c’est là une vertu ; Peter n’a pas que des défauts… _ de ma part.

Pour quelqu’un qui vit seul _ pas « en couple« , donc : Peter assume son « célibat« … _,

les amis sont essentiels _ voilà.

Ils m’aidèrent à surmonter _ et durablement, pas à court terme : la dimension temporelle est capitale en ces affaires (existentielles) affectives ! _ mon sentiment _ endémique _ de déracinement _ qui comporte, aussi, il est vrai, l’avantage (non recherché !) du « décalement« , si crucial (pour la vie !), du regard… _,

car je portais en moi _ pour jamais _ des séquelles _ indélébiles, donc _ de mon enfance solitaire _ depuis, au moins, à l’âge de onze ans, le lycée (français, à Berlin, et puis à Züllichau, en Silésie) pour un enfant Juif (bien que ne portant pas l’étoile jaune, Louise, sa mère, étant « aryenne« …) en Allemagne nazie… _ et la nostalgie de mon adolescence _ à la Libération joyeuse, en même temps que pauvre, à partir de 1946… :

un passage assurément important de ce livre, pages 201-202, donc, comme on constate !..)

en beau garçon, d’abord,

via ses rencontres sexuelles et _ surtout, plus encore ! _ amicales

_ je reprends et poursuis maintenant ma phrase _,

celles-ci lui ouvrant bien des portes, bien des « clans » (ou « réseaux » d’amis) :

d’artistes, de créateurs, surtout ! _ c’est là l’élément majeur ! _, dans les diverses capitales que Klaus-Peter (bientôt Peter), va traverser :

Paris,

Rome : Peter devient le compagnon pour un temps, en 1955, d’Enrico Medioli, ami et collaborateur bientôt de Luchino Visconti ;

je m’y attarde un peu, maintenant (j’aime Rome !) :

« Je me rendais souvent à Rome. J’y découvrais un passé splendide. Alors que Paris représentait pour moi l’élégance et le raffinement _ voilà _ international, Rome incarnait _ oui : charnellement _ une grande civilisation ; même le chaos et la pauvreté des rues _ certes _ étaient parés _ oui _ d’une dignité intemporelle _ comme c’est juste ! Tout avait _ le baroque (même borrominien !) est ici mesuré ! sans morbidité : à la Bernin, plutôt… _ des proportions parfaites : les façades ocres baignées par la lumière de l’après-midi _ cf ici les descriptions si justes de mon amie Elisabetta Rasy en son magnifique « Entre nous » ; cf mon article sur son récit autobiographique suivant (« L’Obscure ennemie« ), toujours à Rome : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« _, les toits avec leurs jardins suspendus, les terrasses des gens riches : tout semblait exprimer la sensualité, la douceur de vivre et le bien-être«  _ on ne saurait mieux dire !, page 181 ;

« Pendant l’un de mes nombreux voyages à Rome, j’avais rencontré Enrico Medioli. Enrico était un ami de Luchino Visconti et allait devenir bientôt l’un de ses plus proches collaborateurs. Avec Suso Cecchi d’Amico, il fut le scénariste de Rocco et ses frères, Sandra, Les Damnés, L’Innocent et Violence et passion.

Enrico incarnait pour moi la perfection : il était blond, aristocrate dans son comportement comme dans son style, grand, élégant, mondain, cultivé et possédait un humour caustique. Il était issu d’une grande famille de Parme et avait souffert de la tuberculose, ce qui ne fit qu’accroître à mes yeux son aura romantique. Il conduisait des voitures de sport et vivait dans un appartement avec terrasse qui surplombait les toits de la cité éternelle.

Il connaissait toutes les personnes qui valaient la peine _ voilà _ d’être connues à Rome.

Autour d’Enrico gravitait la jeunesse dorée. La plupart travaillaient dans le cinéma«  _ soit un medium en pointe :

voilà deux éléments importants dans la « formation«  du jeune Klaus-Peter (qui a alors à peine vingt-cinq ans), on va s’en rendre peu à peu mieux compte… ;

avant d’être plaqué (un peu abruptement !) par Enrico à Cortina d’Ampezzo :

« Enrico avait une énergie contagieuse. Nous allions jusqu’à la plage de Fregene si souvent filmée par Fellini _ dans Huit-et-demi, ou Juliette des esprits, par exemple _, pour déjeuner dans des restaurants que seuls les Romains connaissaient, ou nous dînions dans les établissements huppés de la via Appia. Enrico, qui qualifiait ces endroits de piccole trattorie, molto semplice, était salué par la moitié des clients. Nous prenions l’apéritif chez Bricktop’s et la granita di limone chez Rosati’s _ Piazza del Popolo….

Au fil des mois, l’usure _ cependant _ se fit sentir dans notre couple _ un mot qui sera rarement employé par l’auteur, en ces 443 pages, notons-le au passage. La clique romaine perdait _ pour Klaus-Peter _ son charme _ surtout vaporeux _, comme moi je perdais le mien à leurs yeux _ au pluriel… Je roulai dix-huit heures en voiture de Naples à Cortina d’Ampezzo, où Enrico possédait un chalet, pour apprendre qu’il pouvait juste m’accorder un dîner.

Je compris le message« , page 184…

Avec ce commentaire-ci : « Je revis Enrico quelques années plus tard à Londres où il montait _ comme Luchino Visconti ; ou comme Franco Zeffirelli : les metteurs en scène italiens s’enchantent à mettre leur talent à la disposition de l’opéra _ sa version de La Somnambula à Covent Garden. »

« Comme on perd facilement _ pas seulement de vue ! _ les gens dans la vie ! Pendant un moment, on les voit tout le temps, trois fois par semaine, on les appelle au milieu de la nuit, et puis tout à coup, ils disparaissent. Heureusement j’ai gardé beaucoup de mes relations _ voilà le terme approprié. Plus tard, j’ai eu la chance de revoir certains d’entre eux comme Luchino Visconti, Alberto Moravia, Maria Callas, Giuseppe Pattroni Griffi et Mauro Bolognini, Lila Di Nobili, Franco Zeffirelli et Giorgio Strehler. Cette fois-ci _ nouvelle _ c’était à titre professionnel _ pour des reportages filmés par Peter pour la BBC : entre 1968 et 1989 _ et quelques uns sont même devenus _ à des degrés divers : mais un palier important étant tout de même franchi ! _ des amis.« 

« Comme toujours, je désirais davantage _ relationnellement ; Klaus-Peter se remémore ici sa situation (notamment) affective en 1955 _

et voulais faire de nouvelles découvertes.

Il était temps de passer à autre chose« , pages 184-185 : un passage très important, mine de rien, que ce séjour italo-romain de Klaus-Peter, en 1955… 

mais surtout New-York :

cf le chapitre « America here I come _ 1956-1957« , pages 187 à 211 : venant aux États-Unis surtout pour y améliorer son anglais, Peter y fait la connaissance d’Edward Albee _ « un jeune auteur dramatique« _ et Richard Barr _ »un producteur de théâtre renommé« _, page 193. « Edward et Richard me firent rencontrer _ un terme important ! _ John et Tamara Ennery » _ lui avait été le mari de Tallulah Bankhead ; elle, née Tamara Gergeyeva, avait été l’épouse de Georges Balanchine, au temps des ballets russes de Serge Diaghilev : page 195.

Et enfin Londres, donc :

où Klaus-Peter _ devenu désormais définitivement Peter _ va s’installer, en 1958,

et, non sans difficultés et péripéties, trouver

et un travail qui soit et durable _ enfin : au bout de dix ans cependant ; Peter a commencé par faire ses gammes cinématographiques avec des films publicitaires _ et satisfaisant pour lui _ ce sera à la BBC, en 1968 ;

et pour vingt-deux ans, de 1968 à 1989, à l’âge de sa retraite professionnelle… _,

et _ plus encore ! _ sa vocation de créateur et artiste _ le principal pour lui ! mais il n’en a probablement pas encore vraiment conscience alors… _ :

cf le merveilleux compliment que lui fera Luchino Visconti, en remerciement du documentaire de Peter sur le tournage de Mort à Venise, en 1970 :

« Seul un artiste peut en voir _ = voir vraiment ! : cf le concept d’« acte esthétique » de Baldine Saint-Girons… _ un autre, merci. Amitié, Luchino« , en dédicace à « un très beau livre : Vecchie Immagine di Venezia, vieilles photographies de Venise«  ;

« Il y avait aussi une photo dédicacée : « Pour ta Mort à Venise sur ma Mort à Venise. »

De toute ma carrière _ d’homme d’images filmées _ aucun compliment ne m’a fait un tel plaisir« , page 267 _ :

je veux dire sa « vocation » _ émergeant peu à peu : suite à diverses rencontres, non programmées : par conjonctions de hasard _ de réalisateur de films et reportages culturels, ou plutôt : artistiques (et sur _ à propos… _ d’autres créateurs-artistes, en fait) à la BBC…

voici _ donc : je reprends une fois encore l’élan de ma phrase _

que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

une somptueuse traversée de son siècle _ pas facile pour un garçon juif berlinois ! né en 1929 ! _,

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme

et artiste probe absolument et sans compromission soucieux de la justesse…

J’y viens maintenant…

Ce très grand livre qu’est Mémoires à contre-vent, est construit en trois grandes parties,

autour de la « formation » d’un homme

(et un artiste : Klaus-Peter Adam, devenu par son passage aux États-Unis, en 1956-1957, puis sa vie en Angleterre, de 1958 à 1989 ; et sa naturalisation anglaise, en 1965 : cf page 214, « un sujet de Sa Majesté » ! ; devenu « Peter Adam« , maintenant)

représentatif surtout d’une génération (d’Européens),

ainsi que l’auteur présente cet « essai » d’autobiographie d’abord tout à la fin, pages 438 à 440, de son dernier chapitre, « Le temps des moissons _ 1987-1989« , pour l’édition anglaise, parue en 1995 :

« J’avais l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, adopté plusieurs cultures, rêvé et parlé dans plusieurs langues. En même temps j’étais de nulle part, un étranger partout. C’était ce qui me convenait le mieux.

Mon pays natal était un pays imaginaire, fabriqué à partir de souvenirs et d’amis.

Je songeais alors à écrire un livre sur mon enfance et à raconter l’histoire de ce garçon allemand au sang juif qui avait survécu au nazisme.
(…)

Je ne voulais certainement pas me construire une postérité

_ « d’encre et de papier«  : à côté de celle, familiale, de ses neveux, les fils de sa bien aimée sœur jumelle, Renate ;

ou du neveu de Facundo : Marcial di Fonzo Bo, un comédien de grande qualité (auquel, ainsi qu’à Facundo, est dédiée, remarquons-le aussi, cette version française de son autobiographie, Mémoires à contre-vent, page 7).

Je voulais transmettre

non pas mon histoire personnelle,

mais celle de toute une génération _ voilà ! _ marquée par l’Histoire en pleine mutation.

Il y avait eu beaucoup de récits _ écrits et publiés _ sur les bourreaux et les victimes, mais très peu sur la vie quotidienne de gens ordinaires, pris dans le tourbillon de l’Histoire.

Je souhaitais parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal »
_ selon l’expression de Hannah Arendt :

de fait les chapitres « allemands«  (1 à 3 : pages 13 à 88), à Berlin, puis au lycée français mis « à l’abri à la campagne« , en 1943, « à Züllichau, une petite ville de Silésie«  (page 86) ;

et les chapitres « autrichiens« , après que Klaus-Peter, expulsé pour judéité du lycée, début 1944, a rejoint les siens, qui s’étaient réfugiés déjà bien loin de Berlin, « à Tressdorf, dans une vallée perdue de la Carinthie«  (page 86, aussi ;

le premier chapitre « autrichien«  (le chapitre 4 : pages 89 à 104) est joliment intitulé « Intermède pastoral _ 1944-1945« … ;

et le suivant (pages 105 à 116 : « Après-guerre et nouveau départ _ 1945-1946« ) raconte ce qui suit la fin de la guerre et le retour, difficile à Berlin ; jusqu’à ce que le narrateur nomme, au bas de la page 116, « le début de l’après guerre« ) ;

sont des chapitres magnifiques de ces « Mémoires à contre-vent«  sur les conditions de survie des gens ordinaires sous le nazisme… _ ;

Je souhaitais _ donc, je reprends la phrase de Peter Adam… _ parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal » 

et montrer que, malgré tout, le bonheur pouvait survivre _ par résilience, ainsi que Boris Cyrulnik nomme ce processus… _ dans l’épreuve.

Peut-être y avait-il tout de même quelque chose dans cette vie et cette carrière en dents de scie _ voilà : je vais m’y pencher un peu… _ qui méritait d’être préservé » _ et transmis : pages 438-439…

D’autant que

« écrire mes mémoires se révéla _ à l’auteur que va devenir (et se découvrir : par là même !) aussi Peter Adam, à partir de 1990, par ce livre improbable et « ouvert«  de « retour«  sur sa vie… _ passionnant. Cela devenait mon jardin secret, des moments d’évasion _ créatrice ! _ dans un monde de contraintes. (…)

Ma curiosité _ d’analyse, maintenant, comme en actes : par les émissions à concevoir et à réaliser pour la télévision ! entre 1968 et 1989 _ m’avait amené plus loin dans la vie que je ne le pensais _ tout d’abord ; au départ…

La plupart des rencontres ont lieu par hasard. Ce que le désir, les intrigues et la détermination en font _ ensuite : tout un travail et une œuvre ! _ me paraissait plus intéressant que la rencontre elle-même _ advenue, survenue. Il y avait bien évidemment eu des expériences décisives, mais souvent je n’en avais pris conscience qu’après coup. Tout était lié _ ce fut sans doute la découverte la plus surprenante que je fis en écrivant« , page 439 ;

en ce même esprit, Peter a rapporté, page 411, ce mot, « une fois« , de son ami Bruce Chatwin (cf le récit de leur amitié de onze ans, de 1978 au décès de Bruce, le 18 janvier 1989 : aux pages 379 à 384 ; « Ce n’était pas facile d’être ami avec Bruce. Il menait plusieurs vies à la fois et ne permettait pas qu’elles se mélangent ou s’entrecroisent. En société, il était très réservé sur sa vie privée et ne laissait jamais transparaître ses sentiments« , page 380)


Bruce citant Le Portrait de Dorian Gray d’
Oscar Wilde : « Il s’efforçait de rassembler _ lui ; et non sans difficultés dues à tant et tant de hasards d’abord, et à son corps défendant, surtout, subis _ les fils écarlates de sa vie et d’en tisser un dessin«  : unifié, donc, où « tout« , finissant comme par « émerger«  du désordre ou chaos même, vécu par surprise en premier,
vient apparaître en quelque sorte enfin « lié«  et « en place« , « en ordre« , ou presque…

Telle, aussi, une image en un tapis…

Pages 410-411, Peter Adam a aussi écrit, à propos de sa « découverte » de l’écriture :

« Je n’avais jamais écrit de livre _ écrire des scénarios ou des articles _ utilitaires _ n’était pas la même chose _, mais je découvris  rapidement quel plaisir c’était. Rien dans ma vie professionnelle ne m’avait autant stimulé que la relation intime entre l’auteur et sa page, quand tout à coup des mots et des phrases émergent de nulle part«  : c’est la plus stricte vérité !.. Quelle jouissance ainsi rencontrée !

Et un peu différemment, encore,

en l' »épilogue » de 2o09-2010 _ rajouté pour cette « traduction« -« adaptation » française d’un livre qui avait été rédigé presque vingt ans plus tôt : entre 1990 et 1995 ; au moment de sa retraite (de son travail de « documentariste » à la BBC, en 1989) _ :


« En racontant ma vie une fois de plus en une autre langue _ en français, après l’anglais, cette fois _, je me suis découvert une perception du monde qui altérait _ et enrichissait _ la vision _ première _ que j’en avais vingt ans plus tôt _ en 1990. Certains événements n’avaient plus l’importance que je leur accordais en 1995 _ ou en 1989 ou 90… Des amitiés et des rencontres que je croyais emblématiques s’étaient fondues _ depuis lors _ dans l’ombre du temps.

Ainsi raccourci  _ ah! bon ! _ et réédité, Mémoires à contre-vent est un livre nouveau et très différent _ pour Peter le premier _ de Not Drowning, bur Waving.

Notre société et l’ordre du monde _ et nos regards (selon d’autres focalisations : neuves, plus perspicaces : c’est le gain du mûrir…) qui s’ensuivent… _ se sont profondément modifiés durant les vingt dernières années. Des systèmes totalitaires se sont écroulés, mais les droits de l’homme sont _ plus encore _ une vue _ seulement _ de l’esprit. Nous sommes encore bien loin du paradis terrestre où nous pourrions vivre en parfaite liberté, sans conventions hypocrites et libres de tout conformisme _ comme Peter l’a (ou l’avait) longtemps espéré…

Dieu nous est revenu _ de sa mort ! _ à travers deux conceptions qui sont une menace pour notre liberté : le fanatisme dérivé de l’islam et le zèle religieux d’une Amérique conservatrice _ jolie nuance… Dans certaines parties du monde, les bâtiments détruisent _ oui _ le paysage. Ailleurs, la terre _ livrée aux guerres de l’eau _ meurt de soif ; et les famines dues à la sécheresse chassent des populations entières _ émigrant _ de leur pays. Ils mettent leur vie en danger _ de se noyer _ pour traverser les mers à la recherche d’une existence meilleure dans un monde qui les rejette. Utopie mortifère _ combien !

Nous sommes tourmentés de toutes parts : la bêtise du pouvoir, l’imposture des politiques, les démocraties branlantes, la tyrannie des statistiques _ oui, oui, oui, oui ! _, l’omnipotence de la science _ et de ses expertises stipendiées _, l’absence _ veule _ de spiritualité, la fascination _ si niaise ! _ pour les people, cette triste pathologie de la vie moderne fondée sur la culture _ infantilisée _ du _ miséreux _ narcissisme.

Le superficiel règne en maître _ voilà ! Dans un monde obsédé par l’argent, il reste fort peu de place pour la métaphysique _ ou la poésie et le poétique… L’ennui général, très bien repéré par Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, est devenu la condition humaine _ quasi générale sur la planète. Voilà pourquoi les gens ont désormais besoin d’être constamment _ et en pure perte _ divertis _ par l’entertainment (régnant à la télévision : même à la BBC ?..).

Il est devenu indispensable d’être joignable partout, à tout moment ; et cela se traduit par des heures de communication stériles _ c’est aimable _ via Internet ou les textos _ quelle sordide dérision !


La langue se banalise, le vocabulaire s’appauvrit ; nous sommes bombardés d’informations
_ et clichés _ ; mais le véritable échange d’idées _ condition de la vraie démocratie, pourtant _ est devenu bien rare. Les rapports épistolaires qui permettaient d’exprimer _ en la « formant«  vraiment _ la profondeur d’une pensée ou d’un sentiment _ plutôt que l’impact brut d’émotions _, ce magnifique plaisir _ certes _ de l’écriture, tombe en désuétude.


Trop de choses se ruent vers l’abîme
_ du nihilisme _ ; et je ne m’en console pas« , page 442…

A contrario, toutefois,

les « artistes » que Peter Adam a « eu le privilège de filmer » (et bien d’autres encore, aussi) « sont la preuve _ vive, vivante ! _ que l’humanité est encore et sera toujours capable de résister _ voilà ! _ à la conspiration _ grégaire _ de la médiocrité«  _ et de ses « statistiques«  ! pages 442-443.

Car « l’art nous donne accès _ en finesse et délicatesse _ à la richesse du monde dans ses dimensions _ qualitatives _ les plus complexes _ et diaprées : jusqu’au sublime…

La vie sans art n’est qu’une source _ minimalement _ tarie.

Seul le travail de l’esprit _ voilà _ peut nous offrir une existence plus vaste _ et libre en l’amplitude de ses mouvements _ que notre bref intermède biologique« , page 443 : bravissimo, M. Peter Adam !!!

La première partie du livre _ soient les chapitre 1 à 6, de la page 13 à la page 134 _ restitue le « terreau » de la génération de ceux qui ont été enfants sous le nazisme _ même si c’est non sans résistance critique dans le cas de la famille Adam, et de la mère, Louise, devenue veuve en 1935.

La seconde partie _ soient les chapitres 7 à 12, de la page 135 à la page 219 _ présente la période d’errances _ avec assez peu de boussoles _ cosmopolites (Paris, Rome, New-York, Londres) et les difficultés _ d’orientation _ de Klaus-Peter, puis Peter, avant de réussir à trouver le « dispositif » professionnel qui lui permettra de devenir véritablement lui-même ; et d’accomplir (en œuvres ! de partages) une « vocation« …

La troisième partie _ soient les chapitres 13 à 33 + l’« épilogue«  ajouté à la version française de la page 221 à la page 443 _ décrit l’éclosion (assez rapide : le chapitre 13 : « Témoin : Berlin, Biafra« , en 1968 et 69) et la maturation-maturité _ sereine _ de l’artiste-témoin :

et de son temps,

et des démarches de création des artistes ses contemporains (et souvent amis, vraiment !),

que sut devenir Peter Adam ;

avant de passer, in fine, à l’écriture _ puis la réécriture ! maintenant… _ du « témoignage » de son propre œuvrer…

Car très vite, dès 1969, « on avait demandé à James Mossman de reprendre la rédaction d’un magazine culturel hebdomadaire, Review, l’émission d’art la plus réputée de la BBC. (…) C’était l’occasion de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Serait-il _ Jim _ capable de briser cette notion élitiste du bon goût qui dominait encore les reportages culturels de la BBC sans tomber dans le piège de la vulgarisation ou des généralisations _ tout Art est initiation à la singularité ! _ simplistes ?

Jim finit par accepter ce poste de rédacteur en chef, à condition que je l’accompagne dans cette aventure. Ce ne fut pas un choix facile, car j’aimais beaucoup les actualités. Je postulai donc pour ce nouveau travail, et fus embauché comme rédacteur en chef de cette émission artistique hebdomadaire.

Je venais de tourner une nouvelle page ; et un autre chapitre de ma vie commençait. J’avais quarante ans« , page 241.

Vont suivre vingt ans (1969-1989) de réalisations de films pour faire connaître _ en donnant à ressentir _ (par la BBC) le sens des créations artistiques modernes et contemporaines _ avec témoignages (= interviews ouvertes…) des créateurs, si possible, et documents audio et visuels à l’appui.

Ainsi _ parmi les projets entrepris et parfois avortés en chemin, ou effectivement réalisés et passés à l’antenne _ :

des émissions sur André Malraux (pages 243 à 245), Rudolf Noureev (245 à 248)

_ avec aussi, un reportage sur « Cuba : Art et révolution _ onze ans après » (249 à 257) _,

« Visconti au travail » pour Mort à Venise (259 à 267), Vladimir Nabokov (269 à 270), Andy Warhol (270 à 273), Doris Lessing (279 à 280), l’hommage, suite à sa mort par suicide, à James Mossman _ « J’intitulai l’émission To be a witness (« Être un témoin« )… _ (280 à 282), Borges (283 à 287)

_ avec, alors, la double décision, page 287, « de rester au département des Arts ; et de me consacrer à des films plus longs«  : c’est-à-dire moins courts ! afin de mieux rendre compte de ce qu’est la créativité singulière d’un artiste…

Hans Werner Henze (289 à 292), Man Ray (292 à 295), « Rêves royaux : Visconti et Louis II de Bavière« , à propos du tournage de Ludwig, le crépuscule des dieux (295 à 298)

_ avec, alors, une série de six émissions, « Eux et nous« , « sur l’art et la culture au sein des six pays fondateurs de la Communauté européenne » (pages 301 à 311) ; ainsi qu’une émission hebdomadaire consacrée au théâtre dans toute l’Europe (313 à 319) _,

« L’Esprit du lieu: la Grèce de Lawrence Durrell » (321 à  325)

_ la publication, en 1987, d’un livre de Peter Adam, « Eileen Gray, a biography » (paru aussi en traduction française, aux Éditions Adam Biro), consacré à son amie « la grande designer Eileen Gray«  qui vécut de 1878 à 1976 (327 à 333) _,

le « nouveau cinéma allemand » de Volker Schlöndorff, Wim Wenders, Werner Herzog, Hans Jürgen Syberberg et Rainer Werner Fassbinder (335 à 340), Jeanne Moreau (340 à 345), « Alexandrie revisitée : l’Égypte de Durrell » (347 à 351), Lillian Hellman et Lotte Lenya (353 à 367), « Diaghilev : une vision personnelle » (369 à 375), Edward Albee, « Un auteur dramatique face au théâtre » (385 à 388), David Hockney (388 à 394), une série consacrée aux « Maîtres de la photographie« , dont André Kertész, Alfred Eisenstaedt, Bill Brandt et Jacques-Henri Lartigue (395 à 407), « Richard Strauss « ressuscité » » (415 à 423) ; une dernière série (de 100 heures) consacrée à « L’Architecture au carrefour« , avec une trentaine d’architecte interviewés, dont I. M. Pei, Richard Rogers, Richard Meier, Norman Foster, Jean Nouvel et Arata Isozaki (page 425), « Gershwin « ressuscité » » (page 133), Buñuel (pages 433 à 434) ; et, pour finir, deux émissions d’une heure consacrées à « l’Art du troisième Reich » (435 à 438)…

Ces Mémoires à contre-vent (aux Éditions de La Différence) : un travail magnifique d’humaniste libre et exigeant !

« Passeur » de la poiesis des artistes ses contemporains les plus authentiques

par l’image filmique de la plus grande qualité ! dans le plus scrupuleux souci de l’intelligence du sens !

Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 mai 2010

 

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